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roman de l'écrivain haïtien Jean Métellus (né
en 1937), publié en 1986 (Paris, Gallimard).
Avec Jacmel au crépuscule
et La Famille Vortex (Gallimard, 1982), Métellus a montré
comment l'économie et la politique étaient verrouillées
par des comportements archaïques. Dans L'Année Dessalines,
la victoire de forces obscures est consommée : la déraison
a pris le pouvoir, et Haïti est plongée dans la nuit. Les
événements sanglants qui se sont déroulés
dans le pays, entre 1960 et 1972 servent de toile de fond au roman.
A Port-au-Prince, le 1er janvier 1960, jour anniversaire de la proclamation
de l'Indépendance, s'ouvrent les cérémonies de
l'année Dessalines qui doit célébrer le bicentenaire
de la naissance de l'Empereur. Au cours de la soirée inaugurale,
la société de Port-au-Prince se retrouve : des membres
du gouvernement, des espions au service du dictateur, des affairistes.
Le pharmacien Ludovic Vortex, frère d'un président exilé,
rencontre Clivia Chanfort, professeur de chimie, membre d'une famille
connue. Mais l'opposition haïtienne cherche aussi à profiter
de l'année Dessalines pour marquer sa détermination contre
le régime. Profitant de l'enlèvement de la fille d'un
de ses proches, le dictateur exerce une répression impitoyable.
Au milieu de la tourmente, Clivia et Ludovic se rejoignent dans la fidélité
au souvenir de Dessalines. Malgré les réticences de la
famille Chanfort -Marthe, la mère de Clivia en fait même
une attaque-, ils décident de se marier, alors qu'un ancien soupirant
de Clivia, le colonel Villejoint est promu à un avancement rapide.
Il devient le chef d'état-major de l'armée. Cette promotion
fait l'objet de jalousies. Le Président lui même, s'inquiète
du pouvoir grandissant de cet homme, qu'il a favorisé. Obsédé
par la crainte des complots, prenant ses décisions avec l'aide
de sorciers et d'une voyante -la propre mère de Villejoint-,
gagné par l'angoisse, il déclenche une vaste campagne
de répression, qui aboutit à l'exécution de dix-sept
officiers, d'un ministre et du frère de Clivia, Oscar, tandis
que Villejoint est libéré, puis exilé. Considéré
comme l'auteur d'un article de journal dénonçant la terrible
répression, Ludovic est arrêté. Il est libéré
quelque temps après, au moment où le Président
envoie une lettre d'excuses à la famille Chanfort, lettre dans
laquelle Oscar est lavé de tout soupçon.
On pourrait penser de l'ère duvaliériste ce que dit Ludovic
d'un tableau qui représente sa ville natale : "il
est impossible d'en parler comme si l'évidence ne supportait
ni digression, ni commentaire, ni recours à l'imagination."
Au centre du roman, la passion de Clivia et Ludovic pour les traces
de l'histoire de leur pays permet néanmoins d'étendre
singulièrement la critique du système politique. En effet,
loin de limiter la narration à l'histoire des années sinistres
du duvaliérisme, en la limitant à la rivalité entre
les possédants et les dépossédés, Métellus
ouvre celle-ci à un conflit qui oppose la raison à la
déraison, et qui se marque par sa manifestation la plus évidente,
mais aussi la plus délicate à prendre en compte et qui
est la parole. Le fait se marque dès l'abord par l'abondance
du dialogue, et le caractère relativement ténu de la description.
Il est développé surtout par la place accordée
à la confusion qui s'est emparée des discours. Ainsi,
les intellectuels renoncent même à penser et versent dans
l'ésotérisme le plus réducteur ; les possédants
sont muets : ils font des affaires. Le peuple lui n'a droit qu'aux proverbes.
Le discours politique, en revanche, n'est plus pris en charge que par
le Président, qui le vide proprement de sens : "Nous
marchons vers l'objectif révolutionnaire de la constitution d'une
hiérarchie ecclésiatique nationale et nous nous dirigeons
vers une situation qui permettra aux plus humbles de se faire entendre
des plus opulents". Mais le pouvoir parvient également
à monopoliser les discours sacrés et notamment celui du
vaudou. Il tente enfin de s'emparer de celui de l'Histoire : "Je
suis moi-même Dessalines ou une sorte de quintessence dessalinienne".
Or c'est précisément ce terrain qui lui échappe
: Clivia et Ludovic s'attachent à renouer les fils de la mémoire,
à retrouver patiemment des traces tangibles de Dessalines, des
objets, des textes. Mais cette archéologie leur permet également
d'identifier l'ancètre de Clivia, médecin de la famille
de l'empereur, qui en devenant haïtien -il était français-
a changé jusqu'à son nom. Ils retrouvent aussi la trace
de la Traite, et les descriptions des esclaves portant estampés
sur leur corps les noms de leurs propriétaires.
Leur rencontre, qui est une métaphore de celle de l'ancêtre
et d'Haïti -celui-ci avait épousé une femme noire,
comme l'est Ludovic- est alors violemment remise en cause par Marthe,
que les préjugés entretenus par sa classe, poussent à
oublier précisément cette lointaine racine dans l'esclavage.
Après son attaque, elle ne répète plus que les
mêmes paroles : "mon mot aussi à dire". C'est donc sur
une société malade, angoissée, en état de
choc que règnent les forces de la nuit, qui ont réussi
à l'infilter de partout, et à lui imposer le silence.
Il reste à la mère de Ludovic d'en tirer la conclusion
qui s'impose : "Quand un peuple ne parle plus,
(...) on le conduit à l'abattoir". Et c'est pour résister
à la tentation du silence, mais aussi de la perversion induite
par l'engagement politique, et constante depuis la mort de l'empereur,
que Ludovic et Clivia choisissent de s'aimer, de rester et de vivre
en Haïti, malgré tout.
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