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Toute sa vie, Alfred Métraux l'aura vouée, selon le mot
de Roland Barthes, à "plonger son regard
vers le langage de l'Autre". L'exposition consacrée à
cette vocation et présentée en 1997 au musée d'ethnographie
de la ville de Genève, témoigne de cette passion. Entre
le premier voyage à Mendoza et l'étude des Calchakis d'Argentine
en 1922 (il a alors juste vingt ans), et son enseignement consacré
à l'Ethnologie des Indiens de l'Amérique du Sud, à
l'Ecole Pratique des Hautes Etudes à Paris, entre 1959 et 1963,
année de son suicide, se déploie une existence tout entière
marquée par l'approfondissement de ce regard sur l'Autre, avec
pour miroir le questionnement de ce regard sur soi. Existence ponctuée
de rencontres, de découvertes : Georges Bataille, les populations
de l'Amérique pré-colombienne, les Tupinambas, le photographe
Pierre Verger, l'île de Pçques, les derniers Uros, le vaudou haïtien.
Le long de la galerie consacrée à l'exposition voisinent
ainsi des textes de ses amis, des extraits de lettres, des photographies
-superbes et si dénuées d'une quelconque recherche de
l'effet à produire-, des objets : arcs et flèches curieuses,
au bout en forme de massue et qui servent à assommer les oiseaux,
boules de sel, magnifiques parures Tupinamba, calebasses peintes. Le
visiteur qui se penche sur chacun de ces objets entend aussi dans le
lointain, mais de plus en plus proche, de plus en plus prégnante,
s'élevant peu à peu telle une protestation impossible
à contenir, la musique de Bério, comme enroulée
et s'enroulant autour de chants indiens, formant et déformant
sans cesse une double spirale. Le beau recueil réalisé
sous la direction de Claude Auroi et d'Alain Monnier, ni vraiment catalogue,
ni vraiment étude, et qui porte le titre de l'exposition, Du
Pays de Vaud au pays du Vaudou Ethnologies d'Alfred Métraux,
rend compte à sa manière - celle d'un livret - de cette
double spirale. Alfred Métraux est de ceux qui ont imprimé
à l'ethnologie un tournant décisif, voire une rupture
avec les fondements classiques de cette science, à son époque
vouée encore souvent à un exercice de type colonial (1).
Dès son premier texte (2), tout à la fois exercice scolastique
et programme de travail, programme sans cesse repris et critiqué,
amendé, interrogé, Métraux proclame la nécessaire
et difficile liberté du chercheur et, en même temps, l'écoute
des mythes, leur étude patiente, leur inscription dans un contexte
géographique plus large.
Certes, et Alain Monnier le relève justement, on sait ce que
doit cette conception de l'étude des sociétés primitives
à la sociologie naissante, en particulier celle de Lévy-Bruhl.
Très vite, l'exigence de rigueur scientifique lui fait rencontrer
les textes majeurs des élèves de Boas, l'école
de Berkeley, en particulier Kroeber, Lowie et Gifford. Il est l'artisan
de la traduction du Traité de Sociologie primitive de
Lowie qui engagera Lévi-Strauss dans la voie de l'ethnologie.
Lui-même traduira Radin, longtemps inconnu en France. Mais il
restera toujours proche de l'étude dite de terrain, dans la proximité
avec l'autre, dans l'écoute et le recueil de ses mythes et de
sa langue. Parfois, il sera le dernier destinataire de ces paroles :
chez les Uros, sur l'île de Pçques... Entre 1928 et 1934, fondateur
et directeur de l'Institut d'Ethnologie de Tucumðn, il mène de
longues études consacrées aux Chiriguano, aux Toba et
aux Mataco, puis aux Uro et aux Chipaya. Entre 1929 et 1936, pas moins
de quarante deux articles tentent d'établir un lien entre ces
groupes en phase de disparition et les publics occidentaux. Ernesto
Salvatierra, qui l'a connu à cette époque, évoque
sa grande solitude à Tucumðn, sa réserve, son écriture
incessante, son silence. Sa grande tristesse, aussi : "Il
avait les yeux comme noyés de peine." Pourtant, une photo
prise en 1931 chez les Uru du lac Titicaca le montre presque souriant,
écoutant un vieil indien et prenant des notes sur son éternel
carnet. Il est entouré de gens presque joyeux : les descendants
des Incas. Le froid que l'on devine à l'épaisseur des
vêtements n'entame pas cette impression à la fois de sérénité
et d'affection qui émane de l'image. On songe à la thèse
de Bataille, le condisciple de l'Ecole des Chartes, énoncée
à la première page de L'Anus Solaire, en 1931 :
"Il est clair que le monde est purement parodique,
c'est-à-dire que chaque chose qu'on regarde est la parodie d'une
autre, ou encore la même chose, sous une forme décevante".
Cet épisode de sa vie, marquée par une avidité
de recherches, ne s'est pas construit sans difficulté. De nationalité
suisse, Métraux a assuré sa formation en France, puis
en Suède. Sa correspondance avec Pittard, du musée ethnographique
de la ville de Genève témoigne de la difficulté
à pouvoir travailler en Suisse (3). Quand, à Tucumðn,
la situation économique se dégrade, parallèlement
à celle de l'Argentine, à celle de la plupart des pays
industriallisés, il ne parvient pas à trouver un poste
en Europe, et part diriger une expédition sur l'île de
Pâques. Il y recueille la langue et les mythes pascuans. In
extremis. Dans une lettre de 1935, époque oô sa renommée
est désormais internationale, il demande un appui à Pittard,
pour que celui-ci l'aide à "placer" quelques articles dans La
Tribune de Genève, son séjour en Suisse lui revenant
"horriblement cher". A la suggestion de
Pittard de commercialiser certains objets scientifiques, il oppose un
refus net. Toujours prime la générosité scientifique
sur les marchandages : il part enseigner à Honolulu, puis à
Berkeley. Il devient citoyen américain en 1941. L'année
précédente, il se sera battu pour faire venir sur le continent
américain, les ethnologues français en danger de mort,
Lévi-Strauss, notamment. Il y a eu de la part de Métraux
un engagement réel, on le voit : la rigueur scientifique ne se
contente pas, non plus, d'épingler son objet comme un en-soi.
La sympathie se noue dans l'écoute de l'Autre.
Les observations de l'ethnologue portent aussi sur les misères
et les souffrances, bientôt sur les causes du dénuement.
La guerre marquera un tournant : l'ethnologie se mue peu à peu
en anthropologie du développement, et Métraux y participe
pleinement, surtout à partir de ses prises de fonction à
l'ONU puis à l'UNESCO. Il y participe au point qu'il en devient
le héros exemplaire d'une pièce radiophonique produite
et diffusée par les services de communication de l'UNESCO, pièce
vantant les mérites du développement. L'action se déroule
sur un terrain particulier : la vallée de Marbial, en Haïti.
Fortement intéressé par les rituels des descendants d'esclaves,
au Brésil notamment, Métraux se rend en Haïti pour
la première fois en 1941. Il y retournera régulièrement,
y séjournera et s'attachera au lancement d'un des premiers projets
de développement modernes. La petite pièce montre bien,
sous un aspect à la limite du parodique - un parodique qui ne
verse surtout pas dans la dérision, mais assume une fonction
didactique en direction de ceux qui financent le développement
- à la fois les limites et les espoirs portés par la vague
d'après-guerre, mais aussi la méthode de l'ethnologue
: l'urgence est que la population se nourrisse et se soigne, certes,
mais rien n'est possible sans que cette décision ne soit prise
en charge à l'intérieur de la culture concernée.
Dans la transition vers la modernité, il est nécessaire
que les lavandières deviennent institutrices et transmettent
les chants anciens, de même que le prêtre vaudou a toujours
sa fonction. Le développement consiste d'abord à permettre
un déplacement culturel : le premier de ces déplacements,
de ces décentrements consiste pour le porteur de parole à
ne pas se tromper de langue, quand il s'adresse aux habitants de Marbial,
et de parler directement en créole. De fait, en face de la version
épique et onusienne, il y a eu la réalité du projet
de développement de Marbial et les nombreuses résistances
rencontrées, jusqu'au découragement. Métraux savait
combien ces phénomènes d'acculturation étaient
aussi destructeurs de nombreux héritages. Il y a chez lui à
la fois une rationnalité positive qui met en avant des stratégies
de développement et d'appropriation de la modernité et
une constante écoute de ce merveilleux, sur lequel s'est interrogé
avec tant d'acuité le docteur surréaliste Mabille, fondateur
en 1945 de l'Institut Français d'Haïti : "Le
Merveilleux est la force de renouvellement, commune à tous les
hommes, quelle que soit leur culture particulière et le développement
de leur intelligence ; il permet d'entrevoir un accord profond au-delà
des frontières et des intérêts, une fraternité
vraie qui a sa langue universelle dans la poésie et l'art véritable.
Il est probablement la seule réalité qui conserve l'espoir
en l'homme et en l'avenir. Il est, comme ces textes d'çges différents,
une tradition vivante, le feu que Prométhée a saisi et
qui ne s'éteindra pas."
Témoin de ce souci, les deux récits de mythes chiriguano
recueillis par Métraux et touchant aux jumeaux : on y retrouve
les arcs et les flèches, avec leur drôles de pointes. On
y trouve surtout une pureté du récit qui ne semble pas
remodelé au détriment de ce qui nous apparaît parfois
comme une distorsion du récit, ce que nous désignons maladroitement
du terme de contradiction. Les deux versions du mythe présentent
de fait une complexité particulière et on se surprend
à les relire, à les analyser à partir de points
de vue différents, privilégiant tel ou tel épisode.
En les lisant sur les lieux de l'exposition, je me rends compte que
je reprends plusieurs fois l'épisode du meurtre puis de la dévoration
de la mère par les jaguars, et cette naissance particulière
des jumeaux : un écho résonne peu à peu. Cet attachement
aux mythes, on le retrouve en effet poussé jusqu'à constituer
un système et avant cela une méthode, dans l'ouvrage capital
consacré au Vaudou haïtien. Les deux spirales épousent
les mouvements l'une de l'autre : à l'exposé des récits,
des narrations et des argumentaires d'origine mythologique, correspond
une taxinomie des plus rigoureuses. Mais toujours pointe une sorte de
phénoménologie du mal-être tropical. Ainsi, le chapitre
consacré aux marassa, les jumeaux du vaudou se termine
par la transcription d'un chant qui témoigne de la souffrance
et de l'arrachement à la terre d'Afrique : c'était
là que l'écho résonnait. Marassa élo J'ai
laissé ma mère en Afrique (...) Je n'ai pas de parents
pour parler de moi (..)
A moins de considérer Métraux comme ce parent par les
liens du coeur : on peut raisonnablement soutenir que Le Vaudou haïtien
est le premier livre intelligent consacré au vaudou écrit
par un occidental. C'était un tremplin nécessaire à
toute tentative d'introduire et d'initier une politique de développement
en Haïti. Malheureusement, le discours de Métraux n'aura
pas été entendu par les destinateurs de cette politique,
comme l'a depuis montré Gérard Barthélémy
(4). Vers 1930, les Chiriguano ont représenté Métraux
: on le "reconnaît" accompagné d'un garçonnet, ou
plutôt le suivant, les bras tendus en avant, comme pour se rattraper
d'une perte d'équilibre. Ou bien, intégré à
une planche qui paraît évoquer la cosmologie de ce groupe,
dernier éléments d'un groupe de neuf : il est là,
le regard élevé vers le haut, les lunettes comme attribut,
le corps dans le prolongement de la tête. Peut-être est-il
songeant aux vers de Baudelaire, ceux du Voyage :
Etonnants voyageurs ! quelles nobles histoires / Nous lisons dans vos
yeux profonds comme les mers ! / Montrez-nous les écrins de vos
riches mémoires, / Ces bijoux merveilleux faits d'astres et d'éthers.
C'est peu dire qu'il s'est longuement regardé dans ces dessins.
Notes :
1 On peut se reporter à la lecture des manuels de Curet, Delafosse,
Paul Barret ainsi qu'aux Instructions relatives à l'organisation
et au fonctionnement de l'Administration en A.E.F., d'Augagneur
et publiées en 1921.
2 De la Méthode dans les recherches ethnographiques, 1925.
3 "Je m'aperçois de plus en plus qu'il est bien difficile d'être
Suisse et de faire de la science." (9 mars 1928)
4 Notamment dans son ouvrage consacré à L'Univers rural
haïtien, Paris, L'Harmattan, 1990.
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