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          Dans L’Alphabet des nuits, Jean-Euphèle Milcé 
          (1) déploie l’écriture sur le seuil 
          si incertain du départ, longtemps inconcevable, néanmoins 
          devenu nécessaire, non pas en vertu, seulement, de la nécessité 
          économique, qui est celle à quoi songe en général 
          le lecteur extérieur, mais bien conformément à 
          une exigence ontologique. Expérience de la déchirure : 
          l’écriture dit à la fois l’attachement et 
          le détachement. « Haïti 
          a le don de se loger au tréfonds de l’âme de ceux 
          qui l’ont abordée » (106). Il faut parvenir 
          à expliquer ce nœud, et pas seulement depuis l’extérieur, 
          comme peut l’éprouver Charles Najman, par exemple. Mais 
          bien depuis l’intérieur : par quelles aspérités, 
          ce pays, percé de part en part, et qu’il faut fuir, abandonner 
          dans sa propre dérive, ce pays vient-il accrocher les désirs 
          de ceux-là qui sont d’ailleurs ? Mais aussi pourquoi ? 
          Les romans écrits par les Haïtiens disent tous, quelque 
          part, ce trouble enraciné au plus profond de soi. Sans doute, 
          est-ce ce trouble-ci qui retient l’attention. 
           
          C’est d’abord la question de l’identité qui 
          est posée : le roman est adossé à ce constat, que 
          l’identité en Haïti, est sans cesse entamée 
          par une césure, estampée par l’émiettement 
          : « Les 
          Espagnols, les Anglais, les Français, les fils de ces derniers 
          reconvertis en Haïtiens, les Allemands, les Italiens, les Noirs 
          américains, les Levantins, les Juifs, tous sont passés 
          par là. Les Noirs africains qui se croient chez eux ne sont pas 
          les premiers arrivés. Haïti est un pays ouvert, mosaïqué 
          » (51). Et pourtant, le propre de la mosaïque est 
          bien de donner à voir un ensemble entier, c’est-à-dire 
          d’annuler la segmentation, depuis le point de vue du regard. Il 
          faut prendre de la distance. Ou bien, la mosaïque est trouée, 
          parce qu’en cours de réalisation, ou bien alors déjà 
          ruinée. Choisissez. La mosaïque en fait donnerait à 
          voir l’unité des formes par les couleurs. Métaphore 
          haïtienne.  
           
          Le personnage qui raconte est à plus d’un titre redevable 
          de cette mosaïque idéale. Et lui-même va peu à 
          peu se défaire de cette haïtianité endossée, 
          comme on endosse une peau. La forme du roman est celle d’une sorte 
          de journal, daté incomplètement. Certaines heures sont 
          mentionnées. Le récit est inscrit dans un présent 
          qui semble prélever les instants de la surface continue du temps, 
          entre octobre et décembre. Des bribes de nouvelles radiophoniques 
          sont inscrites, la formulation d’une loi, un discours présidentiel 
          stéréotypé. Tout le récit conduit à 
          la reproduction d’une lettre de l’aimé, Fresnel. 
          L’écriture prend la forme d’un collage, autre tentative 
          de faire mosaïque. Sans doute, celle-ci a une forme générale, 
          même si elle est partielle, dynamique, réactive, jamais 
          définitive, donc. Tâche alors pour le lecteur de prendre 
          en charge l’état de connaissance, saisi dans l’instant 
          marqué par la mort de Lucien, amant et garde du corps, et de 
          prendre aussi en charge le déroulé du temps, de construire 
          une mémoire en bribes.  
          Il semble bien que le nom du narrateur dessine la première entrée 
          dans ce récit étrange : il inscrit dans une histoire pluri 
          séculaire d’ancrages momentanés et de fuites éperdues, 
          de lamentations sur une Jérusalem qui ne sera plus jamais à 
          la hauteur de ce qu’elle fut, ni de ce qu’elle aurait dû 
          demeurer. L’Histoire est celle des conséquences d’une 
          déflagration, et d’une lente expansion. L’explosion 
          initiale a été le premier temps du désastre et 
          il faut désormais s’en accommoder, et parvenir à 
          vivre. On se propose ici de suivre ce déroulement qui ne se propose 
          pas comme tel, de dériver à partir de ces bribes, de tenter 
          par une paraphrase, parfois, non de saisir – la captation des 
          paroles, en Haïti, laisse toujours dans les marges ce qui paraît 
          essentiel dans l’après coup du discours – mais d’accompagner, 
          peut-être de rencontrer. Jérémy Assaël. C’est 
          un épisode daté, d’une histoire on le sait chaotique, 
          faite de crises et de renoncements qu’il faut parvenir à 
          assumer, et poser les mains sur des aspérités peu évoquées 
          dans l’histoire haïtienne et dire une prise en charge de 
          l’histoire d’ordinaire considérée à 
          peine plus qu’un rebut.  
          Le nom de ce personnage, qui ne voit et ne perçoit qu’une 
          partie des informations, est donné dans la narration comme public, 
          inscrit sur une enseigne lumineuse. Un aleph, mais qui serait comme 
          le revers de la puissance, la promesse d’un départ, d’une 
          sortie. Ainsi, le nom lui-même pourrait devenir un objet que l’on 
          emporte, et, sorti de soi, devenir le signe immédiat d’un 
          ancrage dans la terre haïtienne (46). L’identité est 
          avant tout affaire de différences et même de différences 
          de différences. Jérémy Assaël revendique son 
          origine levantine et juive. On sait combien cette présence fut 
          objet de détestation en Haïti, et assimilée à 
          une mainmise des étrangers accapareurs, « sangsues, pieuvres 
          et vampires », pour reprendre des termes repris à son compte 
          par Jacques Roumain en 1928 (2). Pour demeurer en Haïti, 
          après les décrets de 1884 dirigés contre « 
          la communauté des Juifs musulmans » (97), il y aura 
          eu conversion au catholicisme. L’identité est d’abord 
          l’affaire du regard de l’autre, abîmé dans 
          l’apparence. L’être réel demeure dans les limbes, 
          dans le silence, peut-être avant tout dans le fait de « 
          s’enraciner dans le chemin » (28). Le judaïsme se métamorphose 
          alors en une judéité intérieure, que les discours 
          des autres ne parviennent pas à saisir. L’ombilic de la 
          cale négrière, lui aussi, échappe au langage.  
          Un chemin en trois temps : retrouver les lieux de l’enfance, rechercher 
          Fresnel, l’amant glorieux, ou plutôt les trace de son absence, 
          lire le signe qu’il envoie depuis l’ailleurs. Pour retrouver 
          l’autre, et se retrouver en l’autre, il faut traverser Haïti, 
          s’y enfoncer, pour finir par quitter cette terre. L’abandonner. 
          Est-il encore question d’un exil ? Il faut fonder l’ailleurs 
          comme espace de ressourcement. Pour Fresnel, la présence de Jérémy 
          en Haïti est illégitime : « sache que ce pays n’a 
          jamais été le tien » (145) écrit-il dans 
          sa lettre. L’appartenance à Haïti n’est pas 
          seulement du ressort de la volonté. Il faudrait pourtant parvenir 
          à la décrire, celle-ci : qui appartient à Haïti, 
          et à qui appartient Haïti ? Et même, quel est le geste 
          qui signifie l’appartenance ? Quel est l’appartenant de 
          cette appartenance ?  
          Telles sont quelques unes de ces questions auxquelles Jérémy 
          Assaël tente de répondre. Pourtant, il suffirait de continuer, 
          de durer : chaque matin, la ville labyrinthe est dessinée à 
          nouveau. Chaque matin, il suffit d’ouvrir la nuit cadenassée, 
          d’accueillir les premiers clients, et Lucien, le confident, amant, 
          garde du corps. Et de compter les disparus de la nuit, parents, amis, 
          clients. Ceux qui ont réussi à partir. L’existence 
          se mesure chaque jour à l’aune « d’un 
          matin naufragé, ridé, brûlé par la fatigue 
          » (14). Jérémy est le spectateur patient de cette 
          non histoire, cette apocalypse autour de soi, en forme de glissement 
          sans retenue, où l’existence n’a de valeur que dans 
          l’instant : « vivre 
          est déjà dangereux » (15). Le présent 
          est tout entier contenu dans une saison unique, celle du « non-sens 
          » (16), saison qui généralise le délaissement. 
          C’est proprement la définition possible de l’enfer. 
          Port-au-Prince est un des ombilics de la géographie divine : 
          si la Jérusalem céleste demeure invisible, il est cependant 
          avéré que « Dieu 
          a choisi cette ville pour expérimenter son concept d’enfer 
          » (25). Haïti est un condensé du mal que lui apporte 
          le reste de la planète : après le temps des conquêtes, 
          après la tentative du commerce, dans toute l’acception 
          du terme, cette socialité de comptoir, mais qui va si souvent 
          au delà, comme ne cesse de le rappeler, par touches successives 
          Jérémy, Port-au-Prince, loin d’être la matrice 
          de la déviance et du Mal, comme cela a été si souvent 
          répété, en est seulement le réceptacle, 
          ce qui permet à l’ailleurs de s’en débarrasser 
          : « on peut 
          rencontrer des pédophiles directeurs d’école, des 
          arnaqueurs administrateurs d’aide humanitaire et des nazis aumôniers 
          de prison » (25). L’assassinat de Lucien, justement, 
          oblige Jérémy à se défaire du délaissement, 
          c’est-à-dire à sortir de l’absence du temps 
          et à en baliser une étendue, fût elle provisoire. 
          Elle oblige à se dégager de cette emprise du mal, qui 
          n’est que la forme que prend l’indifférence face 
          à l’oppression.  
          Jérémy mène cette élaboration du temps et 
          de l’espace sur le triple plan individuel, politique et sacré, 
          et entre sur le chemin du départ, analogue, un temps à 
          une contre odyssée : Ulysse subit les épreuves qui le 
          ramèneront chez lui, Jérémy dépose les poids 
          qui l’empêchent de se remettre sur la route. Ulysse voudrait 
          ruser avec le temps et les dieux ; Jérémy voudrait plutôt 
          le retenir afin de prendre l’envol avec assurance. Il va s’emparer 
          de la force d’ouvrir les ailes en quelques stations.  
          Il revient d’abord sur les lieux de l’enfance, aux Gonaïves. 
          C’est l’expérience de la césure, entre l’enfance 
          - « appartenance de facto à une communauté 
          d’enfants envahissant la paix des grands chemins » 
          (28) – et l’âge adulte, fait de solitude. Temps du 
          souvenir de la relation amoureuse avec Fresnel, mais avant lui des viols 
          continus par le Frère Pascal. Gonaïves est décrépie, 
          et semble se rassembler dans un bordel, le Café du Port. 
          La Nuit est son domaine, celui de la métamorphose momentanée, 
          un abri contre le soleil « carnivore », théâtre 
          d’ombres où l’amour est « sans 
          condition », à la fois furtif et ordonné, 
          par quoi les blessures demeurent à leur place, cachées. 
          On y espère pourtant un soleil moins violent, une « lumière 
          timide ». Un apaisement, celui par lequel la vie serait 
          envisageable. Car Haïti souffre d’un trop plein de lumière, 
          qui plonge dans la tourmente le droit à l’existence, dans 
          une inquisition continue. La nuit déplace la clôture de 
          cette chimère vers le bordel où sont tracés les 
          contours de cette Haïti des possibles, et que Jacques Stephen Alexis 
          avait déjà décrite. Mais aussi c’est bien 
          depuis cette nuit que l’enfance est définitivement annulée 
          : premier point d’orgue, dans cette remontée vers l’appartenance 
          : l’assassinat du maître, qui a pourtant marqué déjà 
          Jérémy comme un Assaël, c’est-à-dire 
          comme un Juif, assigné à une place. Une sorte de caméléon 
          : le regard mal aiguisé peut le confondre avec la branche sur 
          laquelle il s’est posé, mais il ne fera jamais partie de 
          l’arbre. Il est définitivement sans racine, ni mémoire 
          autre que celle du chemin de la mer : « 
          Ma tradition familiale est bouteille lancée par une suite d’événements 
          qui baladent un flot de discriminations compressées dans tous 
          les ports naturels de la terre » (43). Mais Lachenet est 
          assassiné. Assaël demeure.  
           
          On est en novembre, temps des guédés, station essentielle 
          dans le déroulé de l’année : les guédés 
          nous assistent dans les temps essentiels de notre existence, la naissance, 
          l’amour, la mort. Si les Sirènes odysséennes tentaient 
          Ulysse par les voix d’Ithaque, dans le cimetière de Port-au-Prince, 
          le chant n’exige ni cire, ni lien : « Ma 
          tendresse enlevée se débat dans les rigoles creusées 
          dans la cire par mes ongles » (56). La prophétesse 
          exhibe un sexe enflé, labouré de piment et d’alcool. 
          Elle n’attire pas, mais enjoint l’abandon : « 
          Fuyez cette ville par le premier avion » (58).  
          Mais Jérémy a la nuque raide : il retourne dans l’antre 
          de son Ithaque, l’arrière boutique. « Le 
          temps change de peau » (61) : si lui est un caméléon, 
          alors c’est Haïti tout entier qui est bizango, depuis le 
          temps de cette Indépendance conquise puis érigée 
          avec « un défaut de fabrication » (59). Le 
          jour, la nuit : « wete 
          po, mete po ». Maximilien Laroche a longuement ouvert cette 
          métaphore de la « zoopoétique » haïtienne, 
          qui décrit l’Autre comme un traître potentiel, montrant 
          des visages dissemblables selon les points de vue de l’observateur. 
          Milcé traduit brutalement cette image : si le point de vue est 
          radicalement déplacé, comme peut l’être celui 
          de Jérémy, à la fois lui-même dedans et dehors, 
          en opposition extrême avec les logiques binaires aux origines 
          mêmes d’Haïti, alors c’est bien tout ce qui permet 
          de rendre visible Haïti qui est en quelque sorte nimbée 
          de cette distorsion, et qui en fait une espace des limbes, là 
          où se réfugient les âmes des enfants morts et qui 
          n’auront pas été reçus dans la communauté 
          des croyants. Et depuis ces limbes, l’histoire des autres, ceux 
          du dehors, n’aura jamais pu être perçue comme une 
          valeur : « La 
          terre n’est plus ce qu’elle était. Elle ne fait pas 
          le poids sur tant de gens de gens fauchés en plein sommeil, de 
          morts vissés au regret de n’avoir pas vécu. Tous 
          les vivants sont coupables. Responsables. », hurle la prophétesse. 
          Sauf que depuis le dehors, Haïti s’inscrit dans une visibilité 
          étonnante. Jérémy sait qu’il est à 
          la fois le même et l’autre, et qu’il peut mesurer 
          sa vie à l’aune de l’espace haïtien, mais aussi 
          à celle d’une éternité transhistorique et 
          transgéographique. Et qu’en même temps il doit, mais 
          il peut le faire, tenir compte de ce regard inachevé que portent 
          les autres sur lui et le prendre en charge dans sa propre parole. Il 
          désirerait se laisser surprendre qu’il n’y parviendrait 
          pas. Il a toujours un temps d’avance qui va jusqu’à 
          lui laisser accepter et reformuler cette parole indistincte portée 
          sur lui. Il sait que la vie est bigarrée en Haïti, et il 
          sait quelle est la nature de la bigarrure qu’il porte en lui. 
          Son départ signifierait que la mosaïque serait incomplète. 
          Il lui demeure le souvenir de ses amours, avec Fresnel, avec Lucien, 
          de ces « aubes 
          heureuses » ramenées à soi. Mais il est aussi 
          la fin de la lignée. Qu’importe, il reste les cousins. 
          Pour le reste, Haïti est soumise à la « grève 
          de la parole » des ministres. Et les milices peu à 
          peu s'emparent de l'espace, interdisant la parole polyphonique. La prédiction 
          des guédés se réalise lentement. « Cité 
          Soleil donnera rendez-vous à Pétion-Ville » 
          (58). Dans le hors champ de l’itinéraire de Jérémy, 
          s’esquisse la communauté de projet d'un peuple misérable 
          qui n'en peut plus de sa dérive ignominieuse, et qui tente, avec 
          la violence du désespoir, de ramener à lui la parole confisquée. 
          Cyclope aveuglé, autrefois vomi par la mer, et désormais 
          emprisonné dans la douleur térébrante d’une 
          révolution confisquée.  
          Dans les trois dernières étapes de son chemin vers Fresnel, 
          Jérémy va connaître peu à peu l’extinction 
          des voix qui disaient encore la capacité de résistance 
          de ce peuple. La Mission Protestante, la maîtrise souterraine 
          du politique par Zaccharias, l’appel des morts par le houngan 
          Edner : trois aspects que les stéréotypes négatifs 
          sur Haïti évacuent en général de la parole 
          ; les considérant soit comme de peu de poids, soit comme l’incarnation 
          du mal absolu. Mais il ne saurait être question de nier quelque 
          composante que ce soit d’Haïti. Ce serait en fait courir 
          le risque d’occulter l’histoire aussi de la présence 
          des Assaël sur cette terre. La logique dont s’est emparé 
          Jérémy est celle de la mesure. Il a désormais pris 
          le risque de la complexité, face à une monde bi univoque 
          dont la parole s’éteint progressivement, gagnée 
          par une entropie tropicale. 
           
          La Mission protestante, et son pasteur, tout d’abord : c’est 
          le domaine des hauteurs. Les Américains sont des Dieux lointains, 
          autoritaires, à la fois à l’écart du pouvoir, 
          mais aussi si proche de lui (71). Il y a un fonds de commerce, mais 
          aussi des réalisations réelles, incontestables. Avant 
          l’entrevue avec le pasteur Bell, la première rencontre 
          est celle de la Folle, à l’imprécation douce, prophétesse 
          désexualisée, mais dont le discours dit la nécessaire 
          altération des Haïtiens : « Haïti 
          va s’effondrer. (…) Convertissez-vous ou partez de cette 
          terre maudite » (73). Second temps dans cette rencontre 
          avec la Mission, 9 jours plus tard, comme s’il fallait un aller 
          et retour, comme si contre l’échéance inéluctable 
          sans cesse réitérée, il fallait s’arracher 
          au « temps hermétique », prendre ce temps. Et affirmer, 
          déclarer publiquement son homosexualité, et surtout, le 
          plus essentiel, son amour pour Fresnel, quelle qu’en soit la réprobation 
          du pasteur, à la parole verrouillée dans la logique biblique 
          prise au pied de la lettre. Un obstacle est franchi : face à 
          ce temps bizango, celui de l’être et de ses « 
          tortures toutes intimes » (78), prend corps, il devient 
          irréductible.  
          Puis, c’est la rencontre avec Zaccharias. Autant, dans la rencontre 
          précédente, il y avait « solidarité 
          de couleur » (77), puisque tous les deux sont Blancs, autant 
          ici la solidarité sera de discours, face à Zaccharias 
          systématiquement décrit comme être double : « 
          la 
          bête s’est déchargée de sa peau devant tant 
          de culture politique de la part d’un Blanc, forcément étranger 
          » (80). Il y a surtout transformation dans cette altérité 
          à la fois reconnue et mise à nu par les protagonistes, 
          ces hommes « au 
          cœur lacéré » (88). Le croquemitaine 
          se révèle un homme affable, homosexuel lui aussi, « 
          par passion » (96), confronté aux conséquences de 
          ses propres actions politiques. L’enjeu est toujours de fonder 
          une nation, de porter une construction. Pour Jérémy, c’est 
          aussi le moment décisif de la déclaration d’appartenance 
          : pivot du livre, car l’appartenance est enfin devenue multiple, 
          saisonnière. Il y a la naissance en Haïti, et le lien puissant 
          et étroit avec Fresnel, cette décision radicale que ce 
          lien fait communauté, que la seule communauté possible 
          est celle de ceux qui n’en on pas. Et qu’au delà, 
          il y a ce qui rend totalement possible cette décision, un cercle 
          plus large qui comprend tous les autres : « 
          Chacune de nos communautés apporte de nouvelles données 
          glanées dans son frottement à d’autres cultures, 
          à d’autres modes de vie. Mon peuple est une encyclopédie, 
          une collection de passeports. Les projets d’avenir auxquels j’adhère 
          vont au delà de ce pays qui boit la tasse » (92). 
          Portant, le discours de Zaccharias dit la nécessaire alliance, 
          la reprise en compte de la présence levantine en Haïti selon 
          un autre angle ; les clivages communautaire conduisent à l’impasse. 
          Il faut faire lien, car tous ont vécu, en Haïti, des temps 
          des misères. L’histoire politique du pays se confond avec 
          les alliances, les révolutions financées, les mainmises, 
          les sortilèges de la réussite. Il faut faire lien : incantation 
          politique, inadéquate, tant l’exclusion est au cœur 
          des pratiques, tant la confusion règne au cœur même 
          du droit. Les levantins avaient autrefois été qualifiés 
          de « Juifs 
          musulmans » (97), rejetés en raison même de 
          leur réussite, et confondus avec des colons. Et pourtant, chacun 
          l’a toujours su : il faut faire lien, pour parvenir à « 
          renverser le cours de l’histoire » (96). Haïti 
          ne parvient pas à se sentir de cette injonction paradoxale, qui 
          veut que la terre a toujours déjà été « 
          volée 
          », et que le sentiment d’appartenance n’est qu’un 
          des nombreux plis qui froissent le tissu de la présence. Le pouvoir 
          est en même temps nécessaire et impossible. La présence 
          des Juifs en Haïti aurait justement pu rendre possible ce point 
          de partage des eaux furieuses de l’avalasse dans laquelle se débattent 
          les Haïtiens : « s’ils 
          sont venus en Haïti en quête d’une terre, jamais ils 
          ne se sont comportés en colons » (98). Ils apportaient 
          précisément à la fois le lien possible, pragmatique 
          – le commerce – et la distance, la force même, invisible, 
          de l’appartenance communautaire, sur laquelle l’emprise 
          du mal peut exercer sa violence, mais qu’elle n’est jamais 
          parvenue à rompre. Le commerce oblige à la relation, à 
          une sage considération de l’altérité et à 
          la dynamique de l’encyclopédie. Il transforme le monde 
          et les autres en savoir et en descriptions. La migrance est un espace 
          de paroles. L’appartenance communautaire, elle, impose de considérer 
          le monde comme l’exercice de la volonté. Là où 
          d’aucuns se satisfont de la bi univocité des discours, 
          elle dit la complexité.  
           
          La dernière station de Jérémy est le voyage au 
          pays des morts. Interdit majeur du judaïsme que l’invocation 
          des morts, mais interdit que transcende la judéité de 
          Jérémy. Il est à la fois, en même temps, 
          Haïtien et Juif, et en Haïti, il faut savoir suivre tous les 
          possibles. Il faut pénétrer au cœur du pays, longer 
          le fleuve Artibonite, sorti de son lit, débordant de la colère 
          des dieux. Paysage désolé : les paysans exploités 
          sans mesure, partent à la ville. Mais c’est aussi du centre 
          de cette terre ravagée par les eaux que s’élève 
          le chant qui dit la solitude de l’être perdu dans la nuit, 
          alors que les autres sont barricadés dans leurs maisons (106). 
          C’est aussi le moment textuel de la rencontre des langues. Chez 
          le houngan Edner, c’est en créole que l’on s’adresse 
          à Jérémy, qui participe aussi aux danses du culte 
          et à la transe. Créole traduit, ou plutôt objet 
          d’une translittération, irréductible à un 
          mot à mot, la traduction n’adhérant pas totalement 
          au texte source. Il y a un décalage, que seuls, peut-être, 
          les familiers d’Haïti, sont en mesure de réinterpréter. 
          Une troisième intercession, une troisième femme s’adresse 
          à lui, et cette fois, enfin, ce n’est pas pour le chasser, 
          mais bien pour lui transmettre « 
          un certain savoir-comprendre » (108). Il faut brûler 
          un cierge noir, porter le deuil, désormais, de ce pays, non pas 
          blessé, mais qui est une blessure en soi. Haïti est cette 
          trouée dans l’humanité dont les dieux d’Afrique 
          ne se remettent pas. Dieux indistincts, pluriels, pas si éloignés 
          des hommes qu’un regard étriqué, comme celui du 
          pasteur Bell, ne voudrait le croire. On a toujours su qu’Elohim 
          était pluriel, et que l’attribut du sexe lui était 
          indifférent. Mais les morts quand ils parlent ne trompent pas 
          : il faut maintenant partir, quitter Haïti, reprendre la trajet 
          indiqué par la boussole. Ce n’est pas Haïti qui fait 
          lien, mais une Haïti de destin, une idée de ce pays et de 
          ses habitants. Les phrases ne sont plus articulées que depuis 
          cette absence de lien, et dans une échappée qui n’a 
          d’analogue que l’attachement à la « privation 
          » (122).  
           
          Car tel est bien le mot ultime qui permet de saisir ce que cela veut 
          dire : « Je 
          vis d’Haïti » (122). L’appartenance est 
          à ce prix, et il faut alors prendre le dernier envol, sous peine 
          de se retrouver soit confondu dans le vol des vautours schizophrènes, 
          soit dépecés par eux, avant qu’ils ne s’entre 
          déchirent. La radio va se taire, la nuit intérieure voiler 
          le regard de sa taie. Haïti existe, durera, mais sans ceux qui 
          ne peuvent accepter que soit franchi encore le seuil de l’inhumanité 
          : l’enseignement du meurtre aux écoliers. Jérémy, 
          lui, n’avait subi que les attouchements du frère Pascal, 
          il était devenu un objet, un masque, un défaut. La reconstruction 
          était néanmoins possible, en deçà d’une 
          tristesse que seul l’amour pouvait repousser. C’est le dernier 
          retournement, celui qui refuse la banalisation de l’horreur que 
          seuls les morts, les possédés ou les folles parviennent 
          à dénoncer, sans s’accommoder. 
          Ou bien les absents : la lettre de Fresnel, enfin parvenue à 
          Jérémy dit ce dernier retournement, mais comme un toujours 
          déjà là, à travers la figure du retournement 
          carnavalesque : Haïti existe seulement dans le mouvement de ce 
          retournement, qui permet à la fois de la saisir, mais aussi l’éloigne 
          du regard, la replonge dans ses enfers., dans sa nuit, qui est aussi 
          le jour du défilé carnavalesque. Lyonel Trouillot avait 
          écrit cette consternation : « 
          D’une certaine façon, être Haïtien, c’est 
          ne pas l’être » (3). L’auto-identification 
          haïtienne au chien, explorée par André Vilaire Chéry 
          (4) accentue encore cette découverte . Une « 
          performance 
          théâtrale » (145), une Passion, qui revient 
          toujours sur cette résurrection inaccomplie et donc renouvelable, 
          mais aussi, sans cesse ouverte sur la fuite pour renaître : on 
          se souvient ici que c’est justement lors de la mise à feu 
          du Juif errant qu’El Caucho de L’Espace d’un cillement, 
          entendait ce cri qui venait du plus profond de La Nina, et que tous 
          deux prenaient acte de leur propre Passion (5). La 
          répétition est centrale dans cette contre histoire. Le 
          véritable objet de la procession de Mardi gras, où défilent 
          les acteurs de l’extérieur, les coupables, est bien de 
          brûler l’effigie du Juif errant, chargé des malheurs 
          du monde, bouc émissaire, objet du désir et du sacrifice. 
          C’est à ce prix que l’alphabet des nuits refermera 
          le cercle. Pour Jérémy, alors, la survie est dans le cheminement, 
          car les cercles sont ces barrières que seuls les cultes des loas 
          peuvent lever. Jérémy est demeuré à l’extérieur. 
          Il ne saurait en advenir autrement, il en a une conscience aiguë 
          : « Je descends 
          du peuple inventeur de l’exil. Il y a longtemps, à peu 
          près aussi longtemps que la mémoire de l’histoire, 
          que nous avons dominé toutes les manifestations de la distance. 
          Ce n’est pas une ironie si chaque Juif est héritier de 
          plusieurs millénaires de pas fatigués, de sacs bouclés 
          à l’orée de chaque ville. La peau d’un Juif 
          est coriace. Elle porte des terres de partout, lourdes et différentes. 
          La clé de l’univers est au milieu de l’arche, celle 
          que nous balançons vers des lendemains retouchés 
          » (91). 
           
          1 Milcé, Jean-Euphèle, L’Alphabet 
          des nuits, Genève, Bernard Campiche éditeur, 2004 
          2 Roumain, Jacques, Œuvres complètes, 
          édition critique, Léon-François Hoffmann, coordinateur, 
          ALLCA XX, coll. Archivos, 2003, p.510 
          3 Trouillot, Lyonel, Haïti – (Re)penser 
          la citoyenneté, Port-au-Prince, Editions HSI, 2002, p. 15 
          4 Chéry, André, Vilaire, Le Chien comme 
          métaphore en Haïti. Analyse d’un corpus de proverbes 
          et de textes littéraires haïtiens, Port-au-Prince, Ethnos 
          – Imprimerie Henri Deschamps, 2004 
          5 Alexis, Jacques Stephen, L'Espace d'un cillement, 
          1959, Gallimard, 1959, p.191 
           
           
           
           
          Yves Chemla 
          
          
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