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Dans L’Alphabet des nuits, Jean-Euphèle Milcé
(1) déploie l’écriture sur le seuil
si incertain du départ, longtemps inconcevable, néanmoins
devenu nécessaire, non pas en vertu, seulement, de la nécessité
économique, qui est celle à quoi songe en général
le lecteur extérieur, mais bien conformément à
une exigence ontologique. Expérience de la déchirure :
l’écriture dit à la fois l’attachement et
le détachement. « Haïti
a le don de se loger au tréfonds de l’âme de ceux
qui l’ont abordée » (106). Il faut parvenir
à expliquer ce nœud, et pas seulement depuis l’extérieur,
comme peut l’éprouver Charles Najman, par exemple. Mais
bien depuis l’intérieur : par quelles aspérités,
ce pays, percé de part en part, et qu’il faut fuir, abandonner
dans sa propre dérive, ce pays vient-il accrocher les désirs
de ceux-là qui sont d’ailleurs ? Mais aussi pourquoi ?
Les romans écrits par les Haïtiens disent tous, quelque
part, ce trouble enraciné au plus profond de soi. Sans doute,
est-ce ce trouble-ci qui retient l’attention.
C’est d’abord la question de l’identité qui
est posée : le roman est adossé à ce constat, que
l’identité en Haïti, est sans cesse entamée
par une césure, estampée par l’émiettement
: « Les
Espagnols, les Anglais, les Français, les fils de ces derniers
reconvertis en Haïtiens, les Allemands, les Italiens, les Noirs
américains, les Levantins, les Juifs, tous sont passés
par là. Les Noirs africains qui se croient chez eux ne sont pas
les premiers arrivés. Haïti est un pays ouvert, mosaïqué
» (51). Et pourtant, le propre de la mosaïque est
bien de donner à voir un ensemble entier, c’est-à-dire
d’annuler la segmentation, depuis le point de vue du regard. Il
faut prendre de la distance. Ou bien, la mosaïque est trouée,
parce qu’en cours de réalisation, ou bien alors déjà
ruinée. Choisissez. La mosaïque en fait donnerait à
voir l’unité des formes par les couleurs. Métaphore
haïtienne.
Le personnage qui raconte est à plus d’un titre redevable
de cette mosaïque idéale. Et lui-même va peu à
peu se défaire de cette haïtianité endossée,
comme on endosse une peau. La forme du roman est celle d’une sorte
de journal, daté incomplètement. Certaines heures sont
mentionnées. Le récit est inscrit dans un présent
qui semble prélever les instants de la surface continue du temps,
entre octobre et décembre. Des bribes de nouvelles radiophoniques
sont inscrites, la formulation d’une loi, un discours présidentiel
stéréotypé. Tout le récit conduit à
la reproduction d’une lettre de l’aimé, Fresnel.
L’écriture prend la forme d’un collage, autre tentative
de faire mosaïque. Sans doute, celle-ci a une forme générale,
même si elle est partielle, dynamique, réactive, jamais
définitive, donc. Tâche alors pour le lecteur de prendre
en charge l’état de connaissance, saisi dans l’instant
marqué par la mort de Lucien, amant et garde du corps, et de
prendre aussi en charge le déroulé du temps, de construire
une mémoire en bribes.
Il semble bien que le nom du narrateur dessine la première entrée
dans ce récit étrange : il inscrit dans une histoire pluri
séculaire d’ancrages momentanés et de fuites éperdues,
de lamentations sur une Jérusalem qui ne sera plus jamais à
la hauteur de ce qu’elle fut, ni de ce qu’elle aurait dû
demeurer. L’Histoire est celle des conséquences d’une
déflagration, et d’une lente expansion. L’explosion
initiale a été le premier temps du désastre et
il faut désormais s’en accommoder, et parvenir à
vivre. On se propose ici de suivre ce déroulement qui ne se propose
pas comme tel, de dériver à partir de ces bribes, de tenter
par une paraphrase, parfois, non de saisir – la captation des
paroles, en Haïti, laisse toujours dans les marges ce qui paraît
essentiel dans l’après coup du discours – mais d’accompagner,
peut-être de rencontrer. Jérémy Assaël. C’est
un épisode daté, d’une histoire on le sait chaotique,
faite de crises et de renoncements qu’il faut parvenir à
assumer, et poser les mains sur des aspérités peu évoquées
dans l’histoire haïtienne et dire une prise en charge de
l’histoire d’ordinaire considérée à
peine plus qu’un rebut.
Le nom de ce personnage, qui ne voit et ne perçoit qu’une
partie des informations, est donné dans la narration comme public,
inscrit sur une enseigne lumineuse. Un aleph, mais qui serait comme
le revers de la puissance, la promesse d’un départ, d’une
sortie. Ainsi, le nom lui-même pourrait devenir un objet que l’on
emporte, et, sorti de soi, devenir le signe immédiat d’un
ancrage dans la terre haïtienne (46). L’identité est
avant tout affaire de différences et même de différences
de différences. Jérémy Assaël revendique son
origine levantine et juive. On sait combien cette présence fut
objet de détestation en Haïti, et assimilée à
une mainmise des étrangers accapareurs, « sangsues, pieuvres
et vampires », pour reprendre des termes repris à son compte
par Jacques Roumain en 1928 (2). Pour demeurer en Haïti,
après les décrets de 1884 dirigés contre «
la communauté des Juifs musulmans » (97), il y aura
eu conversion au catholicisme. L’identité est d’abord
l’affaire du regard de l’autre, abîmé dans
l’apparence. L’être réel demeure dans les limbes,
dans le silence, peut-être avant tout dans le fait de «
s’enraciner dans le chemin » (28). Le judaïsme se métamorphose
alors en une judéité intérieure, que les discours
des autres ne parviennent pas à saisir. L’ombilic de la
cale négrière, lui aussi, échappe au langage.
Un chemin en trois temps : retrouver les lieux de l’enfance, rechercher
Fresnel, l’amant glorieux, ou plutôt les trace de son absence,
lire le signe qu’il envoie depuis l’ailleurs. Pour retrouver
l’autre, et se retrouver en l’autre, il faut traverser Haïti,
s’y enfoncer, pour finir par quitter cette terre. L’abandonner.
Est-il encore question d’un exil ? Il faut fonder l’ailleurs
comme espace de ressourcement. Pour Fresnel, la présence de Jérémy
en Haïti est illégitime : « sache que ce pays n’a
jamais été le tien » (145) écrit-il dans
sa lettre. L’appartenance à Haïti n’est pas
seulement du ressort de la volonté. Il faudrait pourtant parvenir
à la décrire, celle-ci : qui appartient à Haïti,
et à qui appartient Haïti ? Et même, quel est le geste
qui signifie l’appartenance ? Quel est l’appartenant de
cette appartenance ?
Telles sont quelques unes de ces questions auxquelles Jérémy
Assaël tente de répondre. Pourtant, il suffirait de continuer,
de durer : chaque matin, la ville labyrinthe est dessinée à
nouveau. Chaque matin, il suffit d’ouvrir la nuit cadenassée,
d’accueillir les premiers clients, et Lucien, le confident, amant,
garde du corps. Et de compter les disparus de la nuit, parents, amis,
clients. Ceux qui ont réussi à partir. L’existence
se mesure chaque jour à l’aune « d’un
matin naufragé, ridé, brûlé par la fatigue
» (14). Jérémy est le spectateur patient de cette
non histoire, cette apocalypse autour de soi, en forme de glissement
sans retenue, où l’existence n’a de valeur que dans
l’instant : « vivre
est déjà dangereux » (15). Le présent
est tout entier contenu dans une saison unique, celle du « non-sens
» (16), saison qui généralise le délaissement.
C’est proprement la définition possible de l’enfer.
Port-au-Prince est un des ombilics de la géographie divine :
si la Jérusalem céleste demeure invisible, il est cependant
avéré que « Dieu
a choisi cette ville pour expérimenter son concept d’enfer
» (25). Haïti est un condensé du mal que lui apporte
le reste de la planète : après le temps des conquêtes,
après la tentative du commerce, dans toute l’acception
du terme, cette socialité de comptoir, mais qui va si souvent
au delà, comme ne cesse de le rappeler, par touches successives
Jérémy, Port-au-Prince, loin d’être la matrice
de la déviance et du Mal, comme cela a été si souvent
répété, en est seulement le réceptacle,
ce qui permet à l’ailleurs de s’en débarrasser
: « on peut
rencontrer des pédophiles directeurs d’école, des
arnaqueurs administrateurs d’aide humanitaire et des nazis aumôniers
de prison » (25). L’assassinat de Lucien, justement,
oblige Jérémy à se défaire du délaissement,
c’est-à-dire à sortir de l’absence du temps
et à en baliser une étendue, fût elle provisoire.
Elle oblige à se dégager de cette emprise du mal, qui
n’est que la forme que prend l’indifférence face
à l’oppression.
Jérémy mène cette élaboration du temps et
de l’espace sur le triple plan individuel, politique et sacré,
et entre sur le chemin du départ, analogue, un temps à
une contre odyssée : Ulysse subit les épreuves qui le
ramèneront chez lui, Jérémy dépose les poids
qui l’empêchent de se remettre sur la route. Ulysse voudrait
ruser avec le temps et les dieux ; Jérémy voudrait plutôt
le retenir afin de prendre l’envol avec assurance. Il va s’emparer
de la force d’ouvrir les ailes en quelques stations.
Il revient d’abord sur les lieux de l’enfance, aux Gonaïves.
C’est l’expérience de la césure, entre l’enfance
- « appartenance de facto à une communauté
d’enfants envahissant la paix des grands chemins »
(28) – et l’âge adulte, fait de solitude. Temps du
souvenir de la relation amoureuse avec Fresnel, mais avant lui des viols
continus par le Frère Pascal. Gonaïves est décrépie,
et semble se rassembler dans un bordel, le Café du Port.
La Nuit est son domaine, celui de la métamorphose momentanée,
un abri contre le soleil « carnivore », théâtre
d’ombres où l’amour est « sans
condition », à la fois furtif et ordonné,
par quoi les blessures demeurent à leur place, cachées.
On y espère pourtant un soleil moins violent, une « lumière
timide ». Un apaisement, celui par lequel la vie serait
envisageable. Car Haïti souffre d’un trop plein de lumière,
qui plonge dans la tourmente le droit à l’existence, dans
une inquisition continue. La nuit déplace la clôture de
cette chimère vers le bordel où sont tracés les
contours de cette Haïti des possibles, et que Jacques Stephen Alexis
avait déjà décrite. Mais aussi c’est bien
depuis cette nuit que l’enfance est définitivement annulée
: premier point d’orgue, dans cette remontée vers l’appartenance
: l’assassinat du maître, qui a pourtant marqué déjà
Jérémy comme un Assaël, c’est-à-dire
comme un Juif, assigné à une place. Une sorte de caméléon
: le regard mal aiguisé peut le confondre avec la branche sur
laquelle il s’est posé, mais il ne fera jamais partie de
l’arbre. Il est définitivement sans racine, ni mémoire
autre que celle du chemin de la mer : «
Ma tradition familiale est bouteille lancée par une suite d’événements
qui baladent un flot de discriminations compressées dans tous
les ports naturels de la terre » (43). Mais Lachenet est
assassiné. Assaël demeure.
On est en novembre, temps des guédés, station essentielle
dans le déroulé de l’année : les guédés
nous assistent dans les temps essentiels de notre existence, la naissance,
l’amour, la mort. Si les Sirènes odysséennes tentaient
Ulysse par les voix d’Ithaque, dans le cimetière de Port-au-Prince,
le chant n’exige ni cire, ni lien : « Ma
tendresse enlevée se débat dans les rigoles creusées
dans la cire par mes ongles » (56). La prophétesse
exhibe un sexe enflé, labouré de piment et d’alcool.
Elle n’attire pas, mais enjoint l’abandon : «
Fuyez cette ville par le premier avion » (58).
Mais Jérémy a la nuque raide : il retourne dans l’antre
de son Ithaque, l’arrière boutique. « Le
temps change de peau » (61) : si lui est un caméléon,
alors c’est Haïti tout entier qui est bizango, depuis le
temps de cette Indépendance conquise puis érigée
avec « un défaut de fabrication » (59). Le
jour, la nuit : « wete
po, mete po ». Maximilien Laroche a longuement ouvert cette
métaphore de la « zoopoétique » haïtienne,
qui décrit l’Autre comme un traître potentiel, montrant
des visages dissemblables selon les points de vue de l’observateur.
Milcé traduit brutalement cette image : si le point de vue est
radicalement déplacé, comme peut l’être celui
de Jérémy, à la fois lui-même dedans et dehors,
en opposition extrême avec les logiques binaires aux origines
mêmes d’Haïti, alors c’est bien tout ce qui permet
de rendre visible Haïti qui est en quelque sorte nimbée
de cette distorsion, et qui en fait une espace des limbes, là
où se réfugient les âmes des enfants morts et qui
n’auront pas été reçus dans la communauté
des croyants. Et depuis ces limbes, l’histoire des autres, ceux
du dehors, n’aura jamais pu être perçue comme une
valeur : « La
terre n’est plus ce qu’elle était. Elle ne fait pas
le poids sur tant de gens de gens fauchés en plein sommeil, de
morts vissés au regret de n’avoir pas vécu. Tous
les vivants sont coupables. Responsables. », hurle la prophétesse.
Sauf que depuis le dehors, Haïti s’inscrit dans une visibilité
étonnante. Jérémy sait qu’il est à
la fois le même et l’autre, et qu’il peut mesurer
sa vie à l’aune de l’espace haïtien, mais aussi
à celle d’une éternité transhistorique et
transgéographique. Et qu’en même temps il doit, mais
il peut le faire, tenir compte de ce regard inachevé que portent
les autres sur lui et le prendre en charge dans sa propre parole. Il
désirerait se laisser surprendre qu’il n’y parviendrait
pas. Il a toujours un temps d’avance qui va jusqu’à
lui laisser accepter et reformuler cette parole indistincte portée
sur lui. Il sait que la vie est bigarrée en Haïti, et il
sait quelle est la nature de la bigarrure qu’il porte en lui.
Son départ signifierait que la mosaïque serait incomplète.
Il lui demeure le souvenir de ses amours, avec Fresnel, avec Lucien,
de ces « aubes
heureuses » ramenées à soi. Mais il est aussi
la fin de la lignée. Qu’importe, il reste les cousins.
Pour le reste, Haïti est soumise à la « grève
de la parole » des ministres. Et les milices peu à
peu s'emparent de l'espace, interdisant la parole polyphonique. La prédiction
des guédés se réalise lentement. « Cité
Soleil donnera rendez-vous à Pétion-Ville »
(58). Dans le hors champ de l’itinéraire de Jérémy,
s’esquisse la communauté de projet d'un peuple misérable
qui n'en peut plus de sa dérive ignominieuse, et qui tente, avec
la violence du désespoir, de ramener à lui la parole confisquée.
Cyclope aveuglé, autrefois vomi par la mer, et désormais
emprisonné dans la douleur térébrante d’une
révolution confisquée.
Dans les trois dernières étapes de son chemin vers Fresnel,
Jérémy va connaître peu à peu l’extinction
des voix qui disaient encore la capacité de résistance
de ce peuple. La Mission Protestante, la maîtrise souterraine
du politique par Zaccharias, l’appel des morts par le houngan
Edner : trois aspects que les stéréotypes négatifs
sur Haïti évacuent en général de la parole
; les considérant soit comme de peu de poids, soit comme l’incarnation
du mal absolu. Mais il ne saurait être question de nier quelque
composante que ce soit d’Haïti. Ce serait en fait courir
le risque d’occulter l’histoire aussi de la présence
des Assaël sur cette terre. La logique dont s’est emparé
Jérémy est celle de la mesure. Il a désormais pris
le risque de la complexité, face à une monde bi univoque
dont la parole s’éteint progressivement, gagnée
par une entropie tropicale.
La Mission protestante, et son pasteur, tout d’abord : c’est
le domaine des hauteurs. Les Américains sont des Dieux lointains,
autoritaires, à la fois à l’écart du pouvoir,
mais aussi si proche de lui (71). Il y a un fonds de commerce, mais
aussi des réalisations réelles, incontestables. Avant
l’entrevue avec le pasteur Bell, la première rencontre
est celle de la Folle, à l’imprécation douce, prophétesse
désexualisée, mais dont le discours dit la nécessaire
altération des Haïtiens : « Haïti
va s’effondrer. (…) Convertissez-vous ou partez de cette
terre maudite » (73). Second temps dans cette rencontre
avec la Mission, 9 jours plus tard, comme s’il fallait un aller
et retour, comme si contre l’échéance inéluctable
sans cesse réitérée, il fallait s’arracher
au « temps hermétique », prendre ce temps. Et affirmer,
déclarer publiquement son homosexualité, et surtout, le
plus essentiel, son amour pour Fresnel, quelle qu’en soit la réprobation
du pasteur, à la parole verrouillée dans la logique biblique
prise au pied de la lettre. Un obstacle est franchi : face à
ce temps bizango, celui de l’être et de ses «
tortures toutes intimes » (78), prend corps, il devient
irréductible.
Puis, c’est la rencontre avec Zaccharias. Autant, dans la rencontre
précédente, il y avait « solidarité
de couleur » (77), puisque tous les deux sont Blancs, autant
ici la solidarité sera de discours, face à Zaccharias
systématiquement décrit comme être double : «
la
bête s’est déchargée de sa peau devant tant
de culture politique de la part d’un Blanc, forcément étranger
» (80). Il y a surtout transformation dans cette altérité
à la fois reconnue et mise à nu par les protagonistes,
ces hommes « au
cœur lacéré » (88). Le croquemitaine
se révèle un homme affable, homosexuel lui aussi, «
par passion » (96), confronté aux conséquences de
ses propres actions politiques. L’enjeu est toujours de fonder
une nation, de porter une construction. Pour Jérémy, c’est
aussi le moment décisif de la déclaration d’appartenance
: pivot du livre, car l’appartenance est enfin devenue multiple,
saisonnière. Il y a la naissance en Haïti, et le lien puissant
et étroit avec Fresnel, cette décision radicale que ce
lien fait communauté, que la seule communauté possible
est celle de ceux qui n’en on pas. Et qu’au delà,
il y a ce qui rend totalement possible cette décision, un cercle
plus large qui comprend tous les autres : «
Chacune de nos communautés apporte de nouvelles données
glanées dans son frottement à d’autres cultures,
à d’autres modes de vie. Mon peuple est une encyclopédie,
une collection de passeports. Les projets d’avenir auxquels j’adhère
vont au delà de ce pays qui boit la tasse » (92).
Portant, le discours de Zaccharias dit la nécessaire alliance,
la reprise en compte de la présence levantine en Haïti selon
un autre angle ; les clivages communautaire conduisent à l’impasse.
Il faut faire lien, car tous ont vécu, en Haïti, des temps
des misères. L’histoire politique du pays se confond avec
les alliances, les révolutions financées, les mainmises,
les sortilèges de la réussite. Il faut faire lien : incantation
politique, inadéquate, tant l’exclusion est au cœur
des pratiques, tant la confusion règne au cœur même
du droit. Les levantins avaient autrefois été qualifiés
de « Juifs
musulmans » (97), rejetés en raison même de
leur réussite, et confondus avec des colons. Et pourtant, chacun
l’a toujours su : il faut faire lien, pour parvenir à «
renverser le cours de l’histoire » (96). Haïti
ne parvient pas à se sentir de cette injonction paradoxale, qui
veut que la terre a toujours déjà été «
volée
», et que le sentiment d’appartenance n’est qu’un
des nombreux plis qui froissent le tissu de la présence. Le pouvoir
est en même temps nécessaire et impossible. La présence
des Juifs en Haïti aurait justement pu rendre possible ce point
de partage des eaux furieuses de l’avalasse dans laquelle se débattent
les Haïtiens : « s’ils
sont venus en Haïti en quête d’une terre, jamais ils
ne se sont comportés en colons » (98). Ils apportaient
précisément à la fois le lien possible, pragmatique
– le commerce – et la distance, la force même, invisible,
de l’appartenance communautaire, sur laquelle l’emprise
du mal peut exercer sa violence, mais qu’elle n’est jamais
parvenue à rompre. Le commerce oblige à la relation, à
une sage considération de l’altérité et à
la dynamique de l’encyclopédie. Il transforme le monde
et les autres en savoir et en descriptions. La migrance est un espace
de paroles. L’appartenance communautaire, elle, impose de considérer
le monde comme l’exercice de la volonté. Là où
d’aucuns se satisfont de la bi univocité des discours,
elle dit la complexité.
La dernière station de Jérémy est le voyage au
pays des morts. Interdit majeur du judaïsme que l’invocation
des morts, mais interdit que transcende la judéité de
Jérémy. Il est à la fois, en même temps,
Haïtien et Juif, et en Haïti, il faut savoir suivre tous les
possibles. Il faut pénétrer au cœur du pays, longer
le fleuve Artibonite, sorti de son lit, débordant de la colère
des dieux. Paysage désolé : les paysans exploités
sans mesure, partent à la ville. Mais c’est aussi du centre
de cette terre ravagée par les eaux que s’élève
le chant qui dit la solitude de l’être perdu dans la nuit,
alors que les autres sont barricadés dans leurs maisons (106).
C’est aussi le moment textuel de la rencontre des langues. Chez
le houngan Edner, c’est en créole que l’on s’adresse
à Jérémy, qui participe aussi aux danses du culte
et à la transe. Créole traduit, ou plutôt objet
d’une translittération, irréductible à un
mot à mot, la traduction n’adhérant pas totalement
au texte source. Il y a un décalage, que seuls, peut-être,
les familiers d’Haïti, sont en mesure de réinterpréter.
Une troisième intercession, une troisième femme s’adresse
à lui, et cette fois, enfin, ce n’est pas pour le chasser,
mais bien pour lui transmettre «
un certain savoir-comprendre » (108). Il faut brûler
un cierge noir, porter le deuil, désormais, de ce pays, non pas
blessé, mais qui est une blessure en soi. Haïti est cette
trouée dans l’humanité dont les dieux d’Afrique
ne se remettent pas. Dieux indistincts, pluriels, pas si éloignés
des hommes qu’un regard étriqué, comme celui du
pasteur Bell, ne voudrait le croire. On a toujours su qu’Elohim
était pluriel, et que l’attribut du sexe lui était
indifférent. Mais les morts quand ils parlent ne trompent pas
: il faut maintenant partir, quitter Haïti, reprendre la trajet
indiqué par la boussole. Ce n’est pas Haïti qui fait
lien, mais une Haïti de destin, une idée de ce pays et de
ses habitants. Les phrases ne sont plus articulées que depuis
cette absence de lien, et dans une échappée qui n’a
d’analogue que l’attachement à la « privation
» (122).
Car tel est bien le mot ultime qui permet de saisir ce que cela veut
dire : « Je
vis d’Haïti » (122). L’appartenance est
à ce prix, et il faut alors prendre le dernier envol, sous peine
de se retrouver soit confondu dans le vol des vautours schizophrènes,
soit dépecés par eux, avant qu’ils ne s’entre
déchirent. La radio va se taire, la nuit intérieure voiler
le regard de sa taie. Haïti existe, durera, mais sans ceux qui
ne peuvent accepter que soit franchi encore le seuil de l’inhumanité
: l’enseignement du meurtre aux écoliers. Jérémy,
lui, n’avait subi que les attouchements du frère Pascal,
il était devenu un objet, un masque, un défaut. La reconstruction
était néanmoins possible, en deçà d’une
tristesse que seul l’amour pouvait repousser. C’est le dernier
retournement, celui qui refuse la banalisation de l’horreur que
seuls les morts, les possédés ou les folles parviennent
à dénoncer, sans s’accommoder.
Ou bien les absents : la lettre de Fresnel, enfin parvenue à
Jérémy dit ce dernier retournement, mais comme un toujours
déjà là, à travers la figure du retournement
carnavalesque : Haïti existe seulement dans le mouvement de ce
retournement, qui permet à la fois de la saisir, mais aussi l’éloigne
du regard, la replonge dans ses enfers., dans sa nuit, qui est aussi
le jour du défilé carnavalesque. Lyonel Trouillot avait
écrit cette consternation : «
D’une certaine façon, être Haïtien, c’est
ne pas l’être » (3). L’auto-identification
haïtienne au chien, explorée par André Vilaire Chéry
(4) accentue encore cette découverte . Une «
performance
théâtrale » (145), une Passion, qui revient
toujours sur cette résurrection inaccomplie et donc renouvelable,
mais aussi, sans cesse ouverte sur la fuite pour renaître : on
se souvient ici que c’est justement lors de la mise à feu
du Juif errant qu’El Caucho de L’Espace d’un cillement,
entendait ce cri qui venait du plus profond de La Nina, et que tous
deux prenaient acte de leur propre Passion (5). La
répétition est centrale dans cette contre histoire. Le
véritable objet de la procession de Mardi gras, où défilent
les acteurs de l’extérieur, les coupables, est bien de
brûler l’effigie du Juif errant, chargé des malheurs
du monde, bouc émissaire, objet du désir et du sacrifice.
C’est à ce prix que l’alphabet des nuits refermera
le cercle. Pour Jérémy, alors, la survie est dans le cheminement,
car les cercles sont ces barrières que seuls les cultes des loas
peuvent lever. Jérémy est demeuré à l’extérieur.
Il ne saurait en advenir autrement, il en a une conscience aiguë
: « Je descends
du peuple inventeur de l’exil. Il y a longtemps, à peu
près aussi longtemps que la mémoire de l’histoire,
que nous avons dominé toutes les manifestations de la distance.
Ce n’est pas une ironie si chaque Juif est héritier de
plusieurs millénaires de pas fatigués, de sacs bouclés
à l’orée de chaque ville. La peau d’un Juif
est coriace. Elle porte des terres de partout, lourdes et différentes.
La clé de l’univers est au milieu de l’arche, celle
que nous balançons vers des lendemains retouchés
» (91).
1 Milcé, Jean-Euphèle, L’Alphabet
des nuits, Genève, Bernard Campiche éditeur, 2004
2 Roumain, Jacques, Œuvres complètes,
édition critique, Léon-François Hoffmann, coordinateur,
ALLCA XX, coll. Archivos, 2003, p.510
3 Trouillot, Lyonel, Haïti – (Re)penser
la citoyenneté, Port-au-Prince, Editions HSI, 2002, p. 15
4 Chéry, André, Vilaire, Le Chien comme
métaphore en Haïti. Analyse d’un corpus de proverbes
et de textes littéraires haïtiens, Port-au-Prince, Ethnos
– Imprimerie Henri Deschamps, 2004
5 Alexis, Jacques Stephen, L'Espace d'un cillement,
1959, Gallimard, 1959, p.191
Yves Chemla
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