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Richard
Millet
L'Orient désert, Mercure de France, coll. Traits et portraits,
Paris, 2007
Place des Pensées. Sur Maurice Blanchot, Gallimard, Paris,
2007
Le Dernier Écrivain, Fata Morgana, Fontfroide-le-Haut,
2005
Il y a une actualité libanaise qui nous revient comme cauchemar.
Le Liban est une profonde entaille ouverte dans la chair, et la distance
géographique, loin d'apaiser la douleur ne fait que rendre la
tristesse plus épaisse encore. Nous devons tous prendre garde
à cela, que l'on ne parvient pas à enrayer l'effondrement
de ce par quoi s'affirme l'intelligence des mondes possibles ; tourner
le dos alors, c'est laisser le champ libre à la présence
des ombres et aux ténèbres. Ce serait aussi consentir
à cette pétrification de la pensée qui semble caractériser
en ce moment les lettres françaises. L'actualité libanaise
est irrévocablement la nôtre. Il faut lire les écrivains
de ce pays qui ont tant à nous dire.
Nous entrons dans la saison des Belles
étrangères : cette année, ce sont douze
écrivains libanais qui participeront à une série
de rencontres dans toute la France, en partenariat avec des librairies,
des bibliothèques, des universités et des associations
culturelles. Entre le 10 et le 24 novembre, certaines de ces rencontres
se tiendront à Paris. Ce sera l'occasion de rencontrer ces auteurs,
dont les ouvrages sont soit traduits de l'arabe libanais, soit écrits
en français. Ce sera aussi sans doute l'occasion de prendre connaissance
avec les textes les plus récents de cette littérature.
Richard Millet, né en 1953, a vécu, avec intensité,
une partie de son enfance au Liban, de 1960 à 1967. Il y retourne
fréquemment, le plus souvent possible, dans une ferveur distante,
où la nécessité de retrouver en soi la présence
irradiante de l'enfance se heurte à la déception qu'entraîne
l'affadissement généralisé, ici, en France. Les
livres de Richard Millet (36 publications, depuis 1983), creusent sans
cesse cette interrogation : comment parler de littérature ? comment
articuler le sentiment de la langue, "inhumaine
splendeur", avec l'exigence que porte en elle la littérature
de raconter des histoires ? C'est probablement au Liban que s'est éveillé
ce sentiment de la langue, dans ce frémissement caractéristique
de Beyrouth, où le dédale des rues a longtemps été
celui des idiomes. Traverser Beyrouth à pied : on y entend encore
bruire les parlers caractéristiques des différentes régions,
encore différenciées, mais aussi l'arménien, ou,
dans les églises, le syriaque, ainsi que ces "inflexions
douces" de la langue française, quand elle est prononcée
là-bas. Bruire, certes, mais aussi rugir.
Beyrouth est douleur, comme l'a chantée la grande poétesse
Nadia Tueni. Détruite, reconstruite, parée comme une catin
magnifique, Beyrouth n'en finit pas de chercher de façon pathétique
à s'installer dans l'apaisement, repoussant les démons
qu'elle a pourtant invoqués, figurant une rémission qui
se confondrait avec le reniement. "Nuit après
nuit je reviens à Beyrouth" écrivait Richard
Millet. Il est à la fois celui qui hante la ville et celui qui
est hanté par elle. Comme l'écrit un des auteurs réunis
par Katia Haddad pour La littérature francophone du Machrek,
"romancier français, Richard Millet
est resté longtemps Libanais par le souvenir indélébile
d'une enfance vécue au Liban", et ce n'est pas un
des moindres paradoxes de cet auteur de se voir ainsi inscrit dans une
anthologie des écrivains francophones libanais.
L'Orient désert est d'abord un livre intimidant, pour
qui y arrive après avoir lu le triptyque consacré "à
la condition de l'écrivain dans ce nouveau millénaire".
Ce qui s'appelle encore littérature est depuis une vingtaine
d'années fermé à l'invisible, puisque fondé
presque uniquement sur le souci du destinataire, et sur la rencontre
avec le besoin du romanesque, la fictionnalisation généralisée
de l'intime. Le silence et le recueillement de soi dans l'écriture
ont cédé devant le retournement de la démocratie
contre elle-même. La pensée conquérante de l'égalité
s'est affadie en un égalitarisme festif et surtout marchand,
cette fiction par quoi la hiérarchisation, et donc la critique,
sont relégués dans la fosse de l'inconvenance. L'écrivain
s'absente de l'écriture, confinée à une tâche
subalterne et industrielle, productrice de "prêt-à-lire"
efficace, comme on dirait du prêt-à-porter qu'il est forcément
seyant. Et c'est ainsi la langue elle-même qui est atteinte :
au delà de l'exigence légitime de la justesse syntaxique
et de la précision lexicale, c'est tout le rapport à cette
langue française que Millet voit se désagréger
dans la prolifération des cultures marchandisées, et la
sloganisation ostentatoire, grandiloquente, de la vie quotidienne. La
disparition de la littérature dans l'institution scolaire n'en
est pas le moindre symptôme. C'est par ce manque, imputable à
la déchéance de la langue écrite de la plupart
des champs de la culture, que la littérature échappe à
dire vraiment le monde, et, partant, de le donner à lire, lui
aussi. La banalisation généralisée de la figure
de l'écrivain – de plus en plus réduite à
son visage photographié et télédiffusé –
a enfin emporté la possibilité de voir se lever les mythes
littéraires. Ce qu'on appelle littérature n'est en fait
qu'un vecteur de promotion sociale, alors que, on nous l'avait encore
appris il y a quelques années, sa véritable exigence suppose
de se retrancher dans le silence, se vouer à l'écriture
comme le nécessaire qui emporte jusqu'à l'appétit
de vivre. Ce mouvement de la pensée, ici rapidement esquissé,
va de pair, en France, avec la déchristianisation généralisée,
dont Richard Millet avait perçu – il n'est pas le seul
- qu'elle était inscrite dans la disparition annoncée
et programmée de la vie paysanne, et des cultures rurales qui
ont dessiné les paysages séculaires, refondant la transmission
pour chaque génération : au terroir, à la ferme,
se sont substitués des entreprises technicisées, organisées
selon la raison gestionnaire, et la diffusion de l'empire du management.
C'est alors un pays qui s'effondre, dont les sujets ne sont plus que
des individus asservis, au regard éperdu, arrimés à
un horizon borné.
Il faut partir, sortir de cette abjection. Dans le temps même
de la fin d'un amour, Richard Millet choisit de remonter à la
source, vers un Liban et vers son en-deçà, ces Villes
Mortes de l'Orient où vécurent ceux qui furent
les premiers chrétiens. Villes Mortes : traces ruinées
d'une civilisation lointaine, chaque jour plus éloignée
de nous, les guerres et l'éviction progressive des chrétiens
annonçant le recul mémoriel de cette naissance dans une
nuit encore plus épaisse. C'est en juillet 2006 que Richard Millet
remonte vers cette présence qui est celle de l'enfance, mais
aussi vers cet effroyable du très ancien qui "est
la figuration de ce que nous devenons ; le chiffre noir de nos jours
; leur soleil occulte". C'est aussi temps de guerre : dans
le Sud du Liban, les troupes sont engagées dans des combats ;
partout ailleurs, l'aviation israélienne bombarde. La souffrance,
le malheur, le sursaut en soi-même devant l'effondrement du discours,
cette fange que les télévisions ressassent en boucle :
la vindicte généralisée, la technicisation de la
mort programmée, et, au milieu, l'appel à la fonction
humanitaire. Certes, la guerre au Liban aura été pour
ceux qui l'auront connue, mais cela est vrai de toutes les guerres contemporaines,
le temps de la terreur investissant la langue, et Richard Millet a raison
de rappeler que "le discours humaniste ne
pèse pas grand-chose en regard de ce par quoi l'humain se nie
lui-même". Le livre énonce cela, qu'au milieu
de la catastrophe, c'est d'abord la langue qui est en jeu, et que le
travail de l'écrivain est avant tout de creuser ce qui mine en
lui la capacité à écrire, et même plus que
cette faculté, la nécessité qui s'est relevée
de le faire, autrefois. En se reliant au désert, à cet
Orient des premiers Chrétiens dont la présence s'est perdue
parmi les pierres disjointes des ruines de villes dont le souvenir lui-même
va s'éteignant, il faut mener ce que l'on appellera, faute de
mieux, le travail du négatif, et du déceptif. Acceptant
d'être là, il faut récuser cette acceptation même,
étager les regards, se prolonger dans cette crise afin qu'elle-même
devienne leçon des ténèbres. Dans cette austérité
de l'épuisement, les femmes apparaissent, distantes, éloignées
de toute consolation à recevoir, même si le désir
ne s'absente pas, à rebours d'une visée qui puisse donner
sens, et faisant courir à la conscience le risque de la dénonciation
de cette ascèse : "c'est vrai que
nous sommes maudits", murmure l'une d'elle, place Sassine,
dans Beyrouth tétanisée sous les bombardements. Ailleurs,
à Alep, ce seront des prostituées slaves, rentrant épuisées
des épreuves de la nuit, et qui suscitent la compassion. Dans
le village d'Hermel, où l'ami chiite, ancien camarade de lycée,
accueille l'homme célèbre, qui souhaiterait se retrancher
dans son intérieur, les jeunes filles ont le visage en attente
de révélation, d'un voile que l'on soulève, ce
qui nous vaut un très bel éloge du hidjab, qui contrevient
aux stéréotypes récents de bonnes consciences,
incapables de penser l'ailleurs du désir, peut-être aussi,
le désir seulement. Saintes désirables, prostituées
désirées : comme l'abstinence ne tue pas le désir,
qu'elle le rend plus aigu, le balancier oscille sans cesse. Par cet
état paradoxal, en apparence seulement, de dégagement
et de méticuleuse attention au monde - gestes, senteurs, couleurs,
échoppes, jusqu'à l'insupportable, tous ces rebuts d'une
modernité productrice de déchets qui traînent çà
et là - on perçoit les froissements de ceux qui habitent
l'invisible de leur présence soutenue. Le "calme
intemporel" qui nimbe le quartier chrétien d'Alep
ouvre alors le chemin qui mène vers les Villes Mortes. Mais c'est
encore dans ces lieux, habités par des êtres taciturnes
et de pleine pudeur, qu'apparaît un mendiant "aux
membres atrophiés, atrocement enroulé en lui-même",
dans lequel le voyageur reconnaît sa propre condition intérieure,
qui est de se maintenir sur le seuil, à la limite du silence,
dans la suspension irrémédiable du sens. L'écrivain
répugne à parler dans sa langue, à entretenir l'illusion
qu'une quelconque signification soit encore possible. Étrange
paradoxe que nous rappelle ici Blanchot : "le
langage ne peut se réaliser par le mutisme : se taire est une
manière de s’exprimer dont l’illégitimité
nous relance dans la parole". C'est dans cette tension entre
le taire et l'écrire qu'il devient alors possible, malgré
tout, de poursuivre, par delà la mort présente, toujours,
à la conscience. C'est à cette seule condition, consentir
à cette tension, et la maintenir hors de toute emprise extérieure,
que la mort de la mort, sans doute la part la plus essentielle de la
catholicité reconnue par l'écrivain, devient le possible
le plus urgent, à accomplir dans le geste quotidien. C'est aussi
par elle que se mettent à distance les rituels, comme les pensées
dégradées, tout ce qui vient encombrer la distance entre
soi et l'Ineffable. Le voyageur n'affirme pas autre chose : parvenu
à cette limite du sens et des sens, il ne saurait être
question de détourner l'attention du chant intérieur,
surtout après avoir été jeté dans l'abandon
: "Je cherche une musique qui est en moi
depuis l'origine et qu'il me faut perpétuellement inventer".
Ce Je, parfois péremptoire et sourcilleux,
est aussi celui d'un être impersonnel, à la fois opaque
et transparent, détaché de toute velléité
d'emprise, emportant dans cette indifférence jusqu'à la
tentation de la sainteté, qui ne se manifeste alors que comme
"brûlure", ou une morsure
dans la chair nue, un souvenir d'enfance, quand, justement la défection
est la forme que prend la présence au monde. Plus tard naissent
les accomplissements, illusions et regrets que seuls ceux qui savent
retourner sur leur pas parviennent, un peu, à repousser. S'enrouler
à soi, par l'insomnie, la déchéance, l'inappartenance,
la marche dans les sentiers pierreux, par tout ce qui détourne
de la facilité paresseuse, c'est parvenir à retrouver
ce chemin, même parmi les pierres. C'est aussi sur ce chemin de
l'enfance que la véritable distance entre la surface des choses
et leur signification peut alors s'abolir : la Passion n'est plus cette
histoire, ces images, cette musique, tous ces éléments
qui ritualisent et banalisent par souci d'esthétisation, mais
ce qui est alors inscrit au plus profond de soi, recueilli dans l'enroulement,
dans le chant intérieur, dans la présence des pierres
au désert, dans cette plaie ouverte sur la plaine par le jour
qui se lève. Alors seulement, devient possible le sentiment d'étrangeté
à soi, et à la plus essentielle, sa propre langue, comme
au prestige, sulfureux, d'une écriture, quand elle convoque les
teintures de la séduction, et que le bichon des Enfers gratte
à la porte. C'est par cette abstinence, ce renoncement au récit
et aux acrobaties en quoi les littérateurs modernes ont transformé
la littérature, que revient la possibilité d'écrire,
une langue sèche, primordiale, presque jubilatoire à force
de porter en elle la souffrance, sans pour autant la nommer. Le signe
littéraire n'est plus une pure forme, il est devenu la force
même de la faiblesse, la jubilation d'être là, au
cœur de la basilique de Qalb
Lozé, le "cœur de l'amande",
et qui se donne à voir, à lire surtout, avec les autres
églises et basiliques des Villes Mortes, comme la trace à
partir de laquelle s'élance l'art roman, expression par laquelle
on désigne trop rapidement le point élevé à
partir duquel se donne à voir, à lire, sans doute un des
sommets de la civilisation européenne. C'est peu de dire, ici,
que L'Orient désert témoigne d'une expérience
intérieure, et on perçoit comme quelque peu dérisoire
l'écriture qui, ici, tente de la suivre. Richard Millet nous
rappelle encore que la littérature est la poursuite d'une expérience
où se met à découvert, au risque de l'impudeur,
le sens de la condition humaine dans son intégralité,
et surtout, son intégrité. Par là, l'écriture
consent au risque de l'abîme qui longe son cheminement, et l'échec
est sa part la plus essentielle : "On n'écrit
que pour échouer à dire ce qu'eût été
notre vie sans l'écriture".
Nous lisons cette antinomie avec ce sentiment d'étrangeté
qui nous gagne quand nous abordons d'autres rivages littéraires.
On peut même aller plus avant dans ce paradoxe et tenter de lui
consacrer ce que lui-même écrivait de ces littératures
extra-européennes : "Ces écrivains
d'ailleurs m'apprennent à tempérer l'intransigeance dont
je fais preuve devant les œuvres des écrivains de France
et leur langue si souvent fade, incorrecte, prétentieuse, débraillée,
imprécise, privée de sentiment. Dans les littératures
françaises d'ailleurs, il bruit quelque chose d'indéfinissable
qui n'est pas dû seulement à quelque flamboiement verbal
ou à l'étrangeté des métaphores, mais à
de subtils déplacements syntaxiques, à des inflexions
sémantiques autres, à des vocables inconnus".
Richard Millet n'est-il pas lui-même un de ces écrivains
venu d'ailleurs ?
Yves Chemla
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