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C'est
aussi par ses musiques et par ses contes qu'Haïti est perçu depuis
le reste du monde. Suzanne Comhaire-Sylvain (1866-1925), fut une
des initiatrices du recueil systématique de ces récits
populaires, par lesquels se déclinent à la fois la
mémoire de l'arrachement et l'ancrage à la terre de
l'île, le souvenir de l'épopée et les misères
actuelles, la survie sous l'œil du maître et les marronnages
perpétués. Les écrivains se sont emparés
de cette matière vive : l'éblouissant et mélancolique
Romancero aux étoiles, de Jacques-Stephen Alexis , a prolongé dans
la littérature la vie de ces histoires, et des personnages
comme le "Vieux Vent Caraïbe" ou le "sous-lieutenant
enchanté" continue de hanter les imaginaires de cette
littérature.
Mais c'est Mimi Barthélémy qui diffuse depuis 1982, dans
le monde entier, les contes eux-mêmes, dans des spectacles présentés
dans des lieux divers (maisons de la culture, théâtres,
médiathèques, appartements, prisons….), et qui
recueillent à chaque fois le succès. Tissant les langues
créole et française, Mimi Barthélémy donne
sens à cette oraliture après laquelle semblent courir
tant d'écrivains de la région, ouvrant un espace de jeu
entre les deux langues qui semblent à travers la voix de la
conteuse parvenir à se parler et surtout à s'entendre.
Le conte chanté de tradition haïtienne a gagné grâce à elle
le statut d'un genre à part entière.
Mimi Barthélémy a aussi prolongé cette expérience
dans des livres. Une quarantaine d'ouvrages – publications pour
la jeunesse, notamment, mais pas uniquement – témoigne
de cette énergie à faire vivre un genre considéré souvent
comme mineur et qui pourtant rend compte et accomplit dans sa dimension
performative et itérative la refondation de la parole populaire
: le conte haïtien revient souvent sur les conditions de son énonciation. "Dis-moi
des Chansons d'Haïti" le nouveau recueil publié par
Kanjil Éditeur est
intégralement consacré à des
chansons, de ces comptines dont le lecteur de fictions haïtiennes
sait qu'elles parcourent les textes. Chacune est présentée
avec la partition musicale (collectée et écrite par Serge
Tamas), et en trois langues, le créole, le français et
l'anglais. Chaque page est ornée de reproductions de peintures,
parfois de détails agrandis de celles-ci. Sur le CD, Mimi Barthélémy
et Serge Tamas interprètent ces comptines. Parfois berceuses,
elles glissent insensiblement vers la meringue, cette danse nationale
haïtienne1 . Dans une série de courts commentaires en fin
de recueil, chaque chanson est explicitée, par une mise en situation. "Quand
j'étais petite, s'il ventait très fort, je chantais :
Un p'ti pye lorye". Mais progressivement, ce sont des pans importants
de l'histoire et de la situation haïtiennes qui sont suscités
par ces comptines en apparence mineures. Les rapports difficiles avec
l'autre État, dans Anatòl, la faim endémique dans
Ti Gason, l'arrivée de Christophe Colomb (Dédé…),
l'esclavage (Sisimi et O Zannana), les relations avec les Blancs France,
qui abandonnent femme et enfant (Mesye Levalè), le serment de
Bois-Caïman (Ti Kochon)… Les Chansons d'Haïti chantent
Haïti, comme les peintures reproduites disent une façon
de regarder et de représenter Haïti, menant un pas de côté qui
vient comme désaltérer le regard, ouvrant sur des paysages
incertains, traversés par ces enfants facétieux qui tentent
d'échapper aux croquemitaines et autres fillettes Lalo, au centre
de cette individuation que la parole populaire reconstruit sans relâche.
Précisément : publié en association avec l'ONG
Médecins du Monde, le livre contribue au financement de soins
et de prévention maternelle et infantile pour les enfants de
Cité Soleil. Autour de ce projet, Mimi Barthélémy
a su rassembler ses amis, dont certains universitaires prestigieux.
1. Fouchard, Jean, La méringue, danse nationale d'Haiti, Port-au-Prince,
Henri Deschamps, 1998
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