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date et lieu de parution

 
  Poétrie, oeuvre ouverte

Notre Librairie, n°143, janvier-mars 2001, p.147

 

 
 


Edouard Glissant, Le Monde Incréé, Paris, Gallimard, 2000. 171 p.

Le Monde incréé d’Édouard Glissant rassemble trois textes énigmatiques écrits à des dates éloignées (1963, 1975, 1987). L’ensemble pourrait poser les linéaments d’un possible roman, reprenant sur un mode allégorique l’histoire de personnages déjà rencontrés. Dans le Conte de ce que fut la tragédie d’Askia, ce sont les derniers moments du royaume africain qui sont ressuscités. L’effondrement n’a pas pour seule origine les coups de boutoirs des négriers, mais aussi et surtout les multiples guerres et les trahisons qui affectent Askia, montré et dénoncé par les personnages comme un tyran assoiffé de conquêtes mais doué aussi d’une science de ce qui arrive et des temps futurs. La Parabole d’un moulin de Martinique renoue, par la confrontation des personnages des planteurs devenant békés, de l’engagé devenant commandeur et des esclaves devenant consommateurs, l’histoire de l’île, de l’économie plantationnaire, à la mise en place de la société marchande. La Folie Celat, enfin, montre la derniére confrontation entre Marie Celat et Mathieu Béluse, au moment où Marie bascule dans la folie.
On reconnaît là des motifs et parfois des personnages déjà évoqués dans l’oeuvre romanesque de Glissant, de La Lézarde au Tout-Monde. Mais nous n’avons pas là des éléments comme ressortis de l’oubli. Il se joue dans cet ensemble une autre approche des éléments narratifs déjà connus. Tout d’abord, parler de narration pour les trois textes, semble déjà erroné : ce sont trois piéces d’un théâtre difficile à (se) représenter, vouées à une approche en déplacement par rapport aux oeuvres narratives et poétiques de la même anamnése et de la même remontée au langage de ce qui s’est enraciné dans l’opaque, depuis l’avant-traite jusqu’à l’état actuel de déshérence. Le Monde incréé constitue à cet égard un moment textuel particulier par rapport au grand inventaire mené par l’auteur dans son oeuvre, celui oô est interrogé pour chacune des étapes (la Traite – la Plantation – la Folie) le moment de l’ultime avant-taire. Ce ne sont point les grands traverses, comme dans Le Quatriéme siécle ou dans le Tout-Monde qui sont réactivées ici, mais les noeuds, les moments et les situations oô s’entrecroisent des lignes de forces trop souvent inaperçues. Pour approcher ces dires des personnages, l’auteur forge le mot et le genre littéraire de la " poétrie " qui rassemble " poéme et conte et palabre ensemble ". Dans la logique générale de l’oeuvre qui veille à ce que le non-dit de la colonisation et son intériorisation par les différents acteurs parviennent enfin à être entendus, les formes mêmes du discours classique devenaient suspectes. Le traitement particulier de la narration, ainsi que la matiére même de la substance narrative retravaillées dans l’oeuvre, voient ici l’émergence d’un genre particulier et déconcertant : déjà, il s’était agi de déjouer la confrontation entre l’histoire officielle, métropolitaine, et sa contre-histoire, en opposition univoque. L’objet était de parvenir par des décalages incessants, qui étaient ceux mêmes des personnages, à retrouver trace des lignages et des récits transmis à demi-mots même s’ils s’inscrivaient avec force dans le paysage. On pourrait paraphrasant Fanon, dire que l’oeuvre de Glissant interroge ceci : l’écrasement des repéres d’histoire, de culture et de langue porte atteinte à la subjectivité, mais reconstruire ces repéres à partir de modes de connaissances et donc de discours qui appartiennent totalement à la culture de l’autre, qui est ici le Maître, revient aussi à un déni de cette subjectivité. Pour la Martinique, le résultat revient à un effondrement, dans la " Polka des caddies, sur fond de zouk et d’éclatement ". Il fallait non pas inventer un nouveau langage littéraire, qui aurait couru le risque de se retrouver quelque peu encombré d’artificialité, mais parvenir à pressentir et sans doute à entendre ce qui ne pouvait parvenir à être dit. Sous le vocable général d’Antillanité, ce qui s’est posé comme une différence émerge peu à peu, qui ne se réduit pas à une différence sublimée dans l’universalité.
Le Monde incréé se donne ainsi comme une tentative de réévaluation de l’ensemble de l’oeuvre, par le médiateur de la poétrie, discours par lequel la mobilisation anti-chronologique de la mémoire tente de donner à entendre non pas les souffrances endurées, mais ce qui peut s’en dire. C’est donc un lieu textuel proprement glissantien qui parvient à prendre en charge le divers et à ne pas le laisser s’engluer dans une structure reçue. Par l’interlocution, se rencontrent et s’entrechoquent des paroles, des proverbes, des prophéties qui sont autant de lieux textuels d’anamnéses et de ressurgissements. On ne s’étonnera pas de leur densité ni de leur opacité compacte : " Je ne prétends pas vérité de paroles " crie Marie Celat.
Et pourtant. Ils ont quelque chose d’une obscure clarté dans les effets de répons entre les personnages, par delà les temps et par delà les situations : à l’injonction marronne " Pa fé yich pou lesclavaj " des femmes de la Parabole, répond la disparition des deux enfants de Marie Celat, l’un victime de la noyade, comme l’ancêtre Oryamé, l’autre accidenté sur l’autoroute et dont la roue de motocyclette tourne à vide, comme celle du moulin dont la courroie a cassé brusquement. Toute l’histoire était même déjà en germe en Afrique : d’un coeté, il y avait Askia, l’homme des guerres, toujours dans l’ailleurs, le voyage et la fuite en avant, inscrit dans un devenir inavouable ; de l’autre, Oryamé, qui sait de tout son être interroger la profondeur du monde : " je sais ce travail par quoi nous sommes ici, à fouiller dans nos coeurs comme un peuple de masques. Et c’est d’aller si loin dans le passé sombre, et sans l’aide d’aucun ancêtre, qu’il ne faut pas ainsi offenser, qu’à la fin la clarté monte comme une riviére débordée ".. Autour, les comploteurs, les arrivistes, les négociateurs de la Traite, les irresponsables qui acceptent ce qui arrive et lui donnent le nom de tragédie, comme pour se défaire de leur charge. Et de coeté, un sinistre " veilleur du temps qui passe ", Aruspicio, celui qui écrit l’histoire qu’il ne comprend que depuis sa propre centralité culturelle. Une fois mise en route, la machine politique sait qu’elle concevra un monde de miséres à la mesure du désastre initial : " Enfants en squelette bombillés de mouches, les petits rois purulents, les empereurs de funérailles, les présidents à escarcelles, les ministres macoutes ". A l’autre bout de cette chaîne reconstituée par Marie Celat, il y a la violence exacerbée dans La Lézarde, marquée de ce poids qui empêche les amants de s’aimer et qui les livre malgré eux aux fauves. C’est en retrouvant et en concentrant en elle tous les constituants de la catastrophe que Marie fait le choix d’en devenir elle-même le repére absolu : " J’ai tant de noms en moi… Depuis ce temps que nous traversons, sans voir la trace, le temps est venu de lever le travers, de détracer les noms. Ce n’est pas non plus parce que je veux tomber dans cette nuit, mais la nuit tombe en moi, avec toute la pluie ". Si l’oubli entraîne l’errance sans relation avec les autres, le lien avec l’origine entraîne en revanche dans la folie. La décision de Marie réduit à néant toute approche de l’Amérique comme un " nouveau monde " où tout aura été possible. Sa décision surtout oblige à un effort de la conscience : ce " monde incréé " n’est pas l’oeuvre de la conquête ni de l’esclavage. Il ne surgit pas encore comme " être là ", pour ceux qui sont aveugles et qui n’entendent pas, c’est-à-dire les lecteurs : " Cherchez bien au fond de vous, là oô tout est hérissé, si harassé, alors vous tressaillez de cela même que vous n’entendez pas. Vous ne voyez donc pas que vous devenez transparents, plus que la chair de corossol quand on l’a battue ? Je veux crier des mots dans vos boucans parcheminés, que vous écoutez sans entendre, et vous êtes aveuglés ". C’est peu dire que Glissant met en jeu ici, dans tous les sens du terme, une oeuvre ouverte.

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09