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Edouard Glissant, Le Monde Incréé, Paris, Gallimard,
2000. 171 p.
Le Monde incréé dÉdouard Glissant
rassemble trois textes énigmatiques écrits à des
dates éloignées (1963, 1975, 1987). Lensemble pourrait
poser les linéaments dun possible roman, reprenant sur
un mode allégorique lhistoire de personnages déjà
rencontrés. Dans le Conte de ce que fut la tragédie
dAskia, ce sont les derniers moments du royaume africain
qui sont ressuscités. Leffondrement na pas pour seule
origine les coups de boutoirs des négriers, mais aussi et surtout
les multiples guerres et les trahisons qui affectent Askia, montré
et dénoncé par les personnages comme un tyran assoiffé
de conquêtes mais doué aussi dune science de ce qui
arrive et des temps futurs. La Parabole dun moulin de Martinique
renoue, par la confrontation des personnages des planteurs devenant
békés, de lengagé devenant commandeur et
des esclaves devenant consommateurs, lhistoire de lîle,
de léconomie plantationnaire, à la mise en place
de la société marchande. La Folie Celat,
enfin, montre la derniére confrontation entre Marie Celat et
Mathieu Béluse, au moment où Marie bascule dans la folie.
On reconnaît là des motifs et parfois des personnages déjà
évoqués dans loeuvre romanesque de Glissant, de
La Lézarde au Tout-Monde. Mais nous navons
pas là des éléments comme ressortis de loubli.
Il se joue dans cet ensemble une autre approche des éléments
narratifs déjà connus. Tout dabord, parler de narration
pour les trois textes, semble déjà erroné : ce
sont trois piéces dun théâtre difficile à
(se) représenter, vouées à une approche en déplacement
par rapport aux oeuvres narratives et poétiques de la même
anamnése et de la même remontée au langage de ce
qui sest enraciné dans lopaque, depuis lavant-traite
jusquà létat actuel de déshérence.
Le Monde incréé constitue à cet égard un
moment textuel particulier par rapport au grand inventaire mené
par lauteur dans son oeuvre, celui oô est interrogé
pour chacune des étapes (la Traite la Plantation
la Folie) le moment de lultime avant-taire. Ce ne sont point les
grands traverses, comme dans Le Quatriéme siécle ou dans
le Tout-Monde qui sont réactivées ici, mais les noeuds,
les moments et les situations oô sentrecroisent des lignes
de forces trop souvent inaperçues. Pour approcher ces dires des
personnages, lauteur forge le mot et le genre littéraire
de la " poétrie " qui rassemble " poéme
et conte et palabre ensemble ". Dans la logique générale
de loeuvre qui veille à ce que le non-dit de la colonisation
et son intériorisation par les différents acteurs parviennent
enfin à être entendus, les formes mêmes du discours
classique devenaient suspectes. Le traitement particulier de la narration,
ainsi que la matiére même de la substance narrative retravaillées
dans loeuvre, voient ici lémergence dun genre
particulier et déconcertant : déjà, il sétait
agi de déjouer la confrontation entre lhistoire officielle,
métropolitaine, et sa contre-histoire, en opposition univoque.
Lobjet était de parvenir par des décalages incessants,
qui étaient ceux mêmes des personnages, à retrouver
trace des lignages et des récits transmis à demi-mots
même sils sinscrivaient avec force dans le paysage.
On pourrait paraphrasant Fanon, dire que loeuvre de Glissant interroge
ceci : lécrasement des repéres dhistoire,
de culture et de langue porte atteinte à la subjectivité,
mais reconstruire ces repéres à partir de modes de connaissances
et donc de discours qui appartiennent totalement à la culture
de lautre, qui est ici le Maître, revient aussi à
un déni de cette subjectivité. Pour la Martinique, le
résultat revient à un effondrement, dans la " Polka
des caddies, sur fond de zouk et déclatement ". Il
fallait non pas inventer un nouveau langage littéraire, qui aurait
couru le risque de se retrouver quelque peu encombré dartificialité,
mais parvenir à pressentir et sans doute à entendre ce
qui ne pouvait parvenir à être dit. Sous le vocable général
dAntillanité, ce qui sest posé comme une différence
émerge peu à peu, qui ne se réduit pas à
une différence sublimée dans luniversalité.
Le Monde incréé se donne ainsi comme une tentative
de réévaluation de lensemble de loeuvre, par
le médiateur de la poétrie, discours par lequel la mobilisation
anti-chronologique de la mémoire tente de donner à entendre
non pas les souffrances endurées, mais ce qui peut sen
dire. Cest donc un lieu textuel proprement glissantien qui parvient
à prendre en charge le divers et à ne pas le laisser sengluer
dans une structure reçue. Par linterlocution, se rencontrent
et sentrechoquent des paroles, des proverbes, des prophéties
qui sont autant de lieux textuels danamnéses et de ressurgissements.
On ne sétonnera pas de leur densité ni de leur opacité
compacte : " Je ne prétends pas vérité de
paroles " crie Marie Celat.
Et pourtant. Ils ont quelque chose dune obscure clarté
dans les effets de répons entre les personnages, par delà
les temps et par delà les situations : à linjonction
marronne " Pa fé yich pou lesclavaj " des femmes de
la Parabole, répond la disparition des deux enfants de Marie
Celat, lun victime de la noyade, comme lancêtre Oryamé,
lautre accidenté sur lautoroute et dont la roue de
motocyclette tourne à vide, comme celle du moulin dont la courroie
a cassé brusquement. Toute lhistoire était même
déjà en germe en Afrique : dun coeté, il
y avait Askia, lhomme des guerres, toujours dans lailleurs,
le voyage et la fuite en avant, inscrit dans un devenir inavouable ;
de lautre, Oryamé, qui sait de tout son être interroger
la profondeur du monde : " je sais ce travail par quoi nous sommes
ici, à fouiller dans nos coeurs comme un peuple de masques. Et
cest daller si loin dans le passé sombre, et sans
laide daucun ancêtre, quil ne faut pas ainsi
offenser, quà la fin la clarté monte comme une riviére
débordée ".. Autour, les comploteurs, les arrivistes,
les négociateurs de la Traite, les irresponsables qui acceptent
ce qui arrive et lui donnent le nom de tragédie, comme pour se
défaire de leur charge. Et de coeté, un sinistre "
veilleur du temps qui passe ", Aruspicio, celui qui écrit
lhistoire quil ne comprend que depuis sa propre centralité
culturelle. Une fois mise en route, la machine politique sait quelle
concevra un monde de miséres à la mesure du désastre
initial : " Enfants en squelette bombillés de mouches, les
petits rois purulents, les empereurs de funérailles, les présidents
à escarcelles, les ministres macoutes ". A lautre
bout de cette chaîne reconstituée par Marie Celat, il y
a la violence exacerbée dans La Lézarde, marquée
de ce poids qui empêche les amants de saimer et qui les
livre malgré eux aux fauves. Cest en retrouvant et en concentrant
en elle tous les constituants de la catastrophe que Marie fait le choix
den devenir elle-même le repére absolu : " Jai
tant de noms en moi
Depuis ce temps que nous traversons, sans
voir la trace, le temps est venu de lever le travers, de détracer
les noms. Ce nest pas non plus parce que je veux tomber dans cette
nuit, mais la nuit tombe en moi, avec toute la pluie ". Si loubli
entraîne lerrance sans relation avec les autres, le lien
avec lorigine entraîne en revanche dans la folie. La décision
de Marie réduit à néant toute approche de lAmérique
comme un " nouveau monde " où tout aura été
possible. Sa décision surtout oblige à un effort de la
conscience : ce " monde incréé " nest
pas loeuvre de la conquête ni de lesclavage. Il ne
surgit pas encore comme " être là ", pour ceux
qui sont aveugles et qui nentendent pas, cest-à-dire
les lecteurs : " Cherchez bien au fond de vous, là oô
tout est hérissé, si harassé, alors vous tressaillez
de cela même que vous nentendez pas. Vous ne voyez donc
pas que vous devenez transparents, plus que la chair de corossol quand
on la battue ? Je veux crier des mots dans vos boucans parcheminés,
que vous écoutez sans entendre, et vous êtes aveuglés
". Cest peu dire que Glissant met en jeu ici, dans tous les
sens du terme, une oeuvre ouverte.
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