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critique littéraire

   

Titre de l'article

 

date et lieu de parution

 
  La littérature comme prix du renoncement. Note sur Ce que Dieu et les Hommes, de Richard Morgiève, Paris, pauvert, 2002

Octobre 2002, La Presse, Tunis

 

 
 

L'oeuvre de Richard Morgiève est considérable et nous touche au plus près, dans cette région improbable où la pensée prend corps, où les mots s'arrachent de la glaise indistincte et nous rendent (plus) humains. Si le lecteur veut remonter aux sources de ce travail romanesque, c'est sans doute dans Un Petit Homme de dos, réédité en 1995 par Joëlle Losfeld, qu'il la percevra au mieux. Il découvrira que cette origine est une histoire d'amour exceptionnelle de vitalité, dans les décombres d'un monde en déshérence, voué dans les lendemains de la guerre, à une reconstruction brutale et sans appel. La passion de l'existence qu'entretenait la figure paternelle et qu'il communiquait à ses proches, à sa femme, fut néanmoins brisée par la maladie et la mort de celle-ci, puis le suicide de ce père, littéralement désoeuvré. Depuis cette date, Morgiève interroge sans relâche les pans de cette désolation qui lui reviennent. Dans chaque roman, le narrateur interroge le rapport de soi à soi, de soi aux autres, à la lueur vacillante de cette expérience de l'enfance, expérience aux limites de la narration. Nous le savons, l'expérience de la séparation est celle de la double contrainte : il faut pour vivre authentiquement à la fois se séparer de ceux que nous aimons le plus au monde - nos parents - mais en même temps trouver la force de dénoncer cette séparation et se loger à une distance qui laisse à chacun le champ de sa propre liberté.
Les personnages de Morgiève ne parviennent pas aisément à traverser cet espace : la disparition des êtres aimés, ou bien tout simplement leur fuite dans le lointain, les pousse à tenter de les approcher par delà la vie, et à risquer de se perdre dans le royaume des ombres, là où les guette la dépression et la folie. Pour le romancier, il faut alors trouver les mots pour dire les émotions avec les mots des personnages, sans surcharger leur dire de commentaires, sans laisser la moindre parcelle interprétative prendre le pas sur la narration. Il ne lui revient que la douleur de cette écriture qui est nouée par la peine et la rage de la destruction. " Tu es démoli, tu fais ce que tu peux, mais tu es démoli. Tu es démoli, debout, mais démoli, démoli ", répétait le narrateur de Ton corps (2000).
Ce que Dieu et les Anges met en scène une femme et son fils de onze ans errant sur les routes du Sud de la France. Elle survit en vendant des huiles et des essences sur les marchés, lui l'accompagne et la regarde. Ils partagent des émotions, des moments de liberté intense, ils sont proches l'un de l'autre, entretenant une relation quasi fusionnelle. Ils sont proches de la nature, dans une proximité qui s'autorise des haltes narratives particulièrement intenses : ainsi les scènes de baignades dans les torrents et les mares, pendant lesquelles ils plongent leurs regards sur l' " autre monde ", celui des " poissons furtifs ", du " sable tout crayeux, écrevisses, plantes, lumière d'argent et transparence ". Ainsi cette apparition nocturne d'un renard, lointain cousin de celui qui un jour croisa la route du Petit Prince. Quand vient l'automne, ils s'arrêtent : ils trouvent un havre pour l'hiver et l'enfant va à l'école. Le roman raconte la dernière étape : ils sont dans un wagon abandonné du Paris-Nice, et la mère est en train de mourir, de sa vie sans projet, de l'abus du tabac. Et l'enfant trace sur un cahier d'écolier les mots qui permettent de dire ce qui arrive, mais surtout ses propre interrogations. Monde précaire qui regarde l'insouciance des autres de loin et la chasse de ses désirs : ainsi l'enfant est-il maltraité à l'école même si parfois se nouent des relations avec des enfants de son âge. L'un d'entre eux lui apprend à prier. Ainsi, la mère est-elle l'objet d'une tentative de viol et c'est son fils qui la protège. Mais monde retranché dans la dignité face à ces Autres qui trompent " leur peur derrière leurs murs, leurs femmes, leurs époux, filles et fils. Leurs idées ! ". Lorsque le lendemain ils rencontrent l'un des agresseurs dans la pharmacie, celui-ci baisse les yeux et n'ose soutenir leur regard. Même la langue de l'enfant maintient le souci de cette dignité : la narration accompagne la parole des protagonistes, chemine à leur côté, trace les notes d'une musique continue, où la vie elle-même se déploie à sa mesure. Tout dans le texte dit l'impuissance à se séparer et pourtant, dans cette histoire si brève, les questions les plus essentielles parviennent à prendre forme. Il y a d'abord cette absence du père, parti depuis longtemps et dont une photo, un bracelet, suscitent la rêverie de l'enfant. Il y a la question de cette solitude : " On est toujours seul, elle disait, dès le début, dans le ventre de la mère. Tout seul, elle disait, on est tout seul. Mais tu es là - elle me touchait - et je suis là - elle prenait ma main et la mettait sur elle ". Il faut alors à l'enfant faire effort de comprendre cette solitude paradoxale : il est seul, mais il est aussi sorti de sa mère. En quelque sorte, il est elle aussi. Et il est aussi son père, présent par son absence. Même alors qu'ils sont deux, ils sont trois. Mais si réellement ils sont chacun autre, alors il n'est pas tout à fait l'un et l'autre, il est autre lui-même, avec un peu de chacun en lui. Mais pour combien de parts ? Et l'enfant de retourner ces paradoxes sans relâche et de se construire son propre espace intérieur. Précarité de la pensée et de l'écriture, dans un monde lui-même voué à la précarité.
Et pourtant, il semble bien qu'au sein de cette précarité se dise quelque chose de fondamental, et qui a partie liée avec le monde des mythes. Car le livre de Richard Morgiève résonne subtilement de cet appel du mythe, dès son titre. Piero Citati nous rappelle cette vérité d'évidence, dans La Lumière de la nuit (Gallimard, 1999): " Le mythe ne saisit pas directement l'essence du divin, que nous ne pouvons toucher que grâce au bond prodigieux de l'extase : il ne nous permet pas de nous approcher et de regarder de nos yeux le principe inaltérable des choses ; il n'est qu'un reflet du divin, comme l'arc-en-ciel est un phénomène de réflexion du soleil ". On sait ce qu'il en coûte de planter son regard en face de l'éclat du divin : celui qui ose n'en revient pas, ou bien s'enferme dans l'hébétude. " T'es une fée ? " demande le garçon à sa mère. " Je suis une femme. Je crois que c'est mieux. Et moi ? Toi tu es le tout. Le ciel, l'eau et la terre. Et l'air, les étoiles, les nuées. Tout, quoi. Et dans un beau paquet cadeau ".

Ainsi, chacun des deux voit l'autre comme le personnage d'un mythe en cours de constitution. Mais c'est aussi par là que la douleur de voir perdre celle que l'on aime plus que tout prend sens et forme dans l'écriture, c'est-à-dire dans l'espace de la métamorphose. Si dans les précédents romans de Richard Morgiève, l'écriture voisinait avec l'impossible et l'inhumain, avec la destruction, il y a désormais la reconnaissance de l'ineffable, de ce qui échappe à la prise. L'écrivain se raconte comme un passeur, apparenté lointainement à celui qui accompagnait les âmes mortes au bout de leur voyage, mais qui restait sur le seuil de leur royaume. Certes l'épreuve de la solitude et de la déréliction est dorénavant quotidienne, mais demeure la certitude fondatrice de la séparation irréparable, seule propice au travail du deuil : " Je suis tout à fait perdu et abandonné. Je marche c'est tout ce que je suis capable de faire et ce que Dieu et les anges savent et voient aucun être humain ne le sait ni ne le voit ". Rares sont les écrivains qui ont su interroger au plus près cette vérité immédiate avec autant d'émotion, de justesse et aussi d'élégance dans l'écriture que Richard Morgiève.

Yves Chemla

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09