|
L'oeuvre
de Richard Morgiève est considérable et nous touche au
plus près, dans cette région improbable où la pensée
prend corps, où les mots s'arrachent de la glaise indistincte
et nous rendent (plus) humains. Si le lecteur veut remonter aux sources
de ce travail romanesque, c'est sans doute dans Un Petit Homme de
dos, réédité en 1995 par Joëlle Losfeld,
qu'il la percevra au mieux. Il découvrira que cette origine est
une histoire d'amour exceptionnelle de vitalité, dans les décombres
d'un monde en déshérence, voué dans les lendemains
de la guerre, à une reconstruction brutale et sans appel. La
passion de l'existence qu'entretenait la figure paternelle et qu'il
communiquait à ses proches, à sa femme, fut néanmoins
brisée par la maladie et la mort de celle-ci, puis le suicide
de ce père, littéralement désoeuvré. Depuis
cette date, Morgiève interroge sans relâche les pans de
cette désolation qui lui reviennent. Dans chaque roman, le narrateur
interroge le rapport de soi à soi, de soi aux autres, à
la lueur vacillante de cette expérience de l'enfance, expérience
aux limites de la narration. Nous le savons, l'expérience de
la séparation est celle de la double contrainte : il faut pour
vivre authentiquement à la fois se séparer de ceux que
nous aimons le plus au monde - nos parents - mais en même temps
trouver la force de dénoncer cette séparation et se loger
à une distance qui laisse à chacun le champ de sa propre
liberté.
Les personnages de Morgiève ne parviennent pas aisément
à traverser cet espace : la disparition des êtres aimés,
ou bien tout simplement leur fuite dans le lointain, les pousse à
tenter de les approcher par delà la vie, et à risquer
de se perdre dans le royaume des ombres, là où les guette
la dépression et la folie. Pour le romancier, il faut alors trouver
les mots pour dire les émotions avec les mots des personnages,
sans surcharger leur dire de commentaires, sans laisser la moindre parcelle
interprétative prendre le pas sur la narration. Il ne lui revient
que la douleur de cette écriture qui est nouée par la
peine et la rage de la destruction. " Tu es démoli,
tu fais ce que tu peux, mais tu es démoli. Tu es démoli,
debout, mais démoli, démoli ", répétait
le narrateur de Ton corps (2000).
Ce que Dieu et les Anges met en scène une femme et son
fils de onze ans errant sur les routes du Sud de la France. Elle survit
en vendant des huiles et des essences sur les marchés, lui l'accompagne
et la regarde. Ils partagent des émotions, des moments de liberté
intense, ils sont proches l'un de l'autre, entretenant une relation
quasi fusionnelle. Ils sont proches de la nature, dans une proximité
qui s'autorise des haltes narratives particulièrement intenses
: ainsi les scènes de baignades dans les torrents et les mares,
pendant lesquelles ils plongent leurs regards sur l' " autre monde ",
celui des " poissons furtifs ", du " sable tout crayeux, écrevisses,
plantes, lumière d'argent et transparence ". Ainsi cette apparition
nocturne d'un renard, lointain cousin de celui qui un jour croisa la
route du Petit Prince. Quand vient l'automne, ils s'arrêtent :
ils trouvent un havre pour l'hiver et l'enfant va à l'école.
Le roman raconte la dernière étape : ils sont dans un
wagon abandonné du Paris-Nice, et la mère est en train
de mourir, de sa vie sans projet, de l'abus du tabac. Et l'enfant trace
sur un cahier d'écolier les mots qui permettent de dire ce qui
arrive, mais surtout ses propre interrogations. Monde précaire
qui regarde l'insouciance des autres de loin et la chasse de ses désirs
: ainsi l'enfant est-il maltraité à l'école même
si parfois se nouent des relations avec des enfants de son âge.
L'un d'entre eux lui apprend à prier. Ainsi, la mère est-elle
l'objet d'une tentative de viol et c'est son fils qui la protège.
Mais monde retranché dans la dignité face à ces
Autres qui trompent " leur peur derrière
leurs murs, leurs femmes, leurs époux, filles et fils. Leurs
idées ! ". Lorsque le lendemain ils rencontrent l'un des
agresseurs dans la pharmacie, celui-ci baisse les yeux et n'ose soutenir
leur regard. Même la langue de l'enfant maintient le souci de
cette dignité : la narration accompagne la parole des protagonistes,
chemine à leur côté, trace les notes d'une musique
continue, où la vie elle-même se déploie à
sa mesure. Tout dans le texte dit l'impuissance à se séparer
et pourtant, dans cette histoire si brève, les questions les
plus essentielles parviennent à prendre forme. Il y a d'abord
cette absence du père, parti depuis longtemps et dont une photo,
un bracelet, suscitent la rêverie de l'enfant. Il y a la question
de cette solitude : " On est toujours seul, elle
disait, dès le début, dans le ventre de la mère.
Tout seul, elle disait, on est tout seul. Mais tu es là - elle
me touchait - et je suis là - elle prenait ma main et la mettait
sur elle ". Il faut alors à l'enfant faire effort de comprendre
cette solitude paradoxale : il est seul, mais il est aussi sorti de
sa mère. En quelque sorte, il est elle aussi. Et il est aussi
son père, présent par son absence. Même alors qu'ils
sont deux, ils sont trois. Mais si réellement ils sont chacun
autre, alors il n'est pas tout à fait l'un et l'autre, il est
autre lui-même, avec un peu de chacun en lui. Mais pour combien
de parts ? Et l'enfant de retourner ces paradoxes sans relâche
et de se construire son propre espace intérieur. Précarité
de la pensée et de l'écriture, dans un monde lui-même
voué à la précarité.
Et pourtant, il semble bien qu'au sein de cette précarité
se dise quelque chose de fondamental, et qui a partie liée avec
le monde des mythes. Car le livre de Richard Morgiève résonne
subtilement de cet appel du mythe, dès son titre. Piero Citati
nous rappelle cette vérité d'évidence, dans La
Lumière de la nuit (Gallimard, 1999): " Le
mythe ne saisit pas directement l'essence du divin, que nous ne pouvons
toucher que grâce au bond prodigieux de l'extase : il ne nous
permet pas de nous approcher et de regarder de nos yeux le principe
inaltérable des choses ; il n'est qu'un reflet du divin, comme
l'arc-en-ciel est un phénomène de réflexion du
soleil ". On sait ce qu'il en coûte de planter son regard
en face de l'éclat du divin : celui qui ose n'en revient pas,
ou bien s'enferme dans l'hébétude. " T'es
une fée ? " demande le garçon à sa mère.
" Je suis une femme. Je crois que c'est mieux.
Et moi ? Toi tu es le tout. Le ciel, l'eau et la terre. Et l'air, les
étoiles, les nuées. Tout, quoi. Et dans un beau paquet
cadeau ".
Ainsi, chacun des deux voit l'autre comme le personnage d'un mythe en
cours de constitution. Mais c'est aussi par là que la douleur
de voir perdre celle que l'on aime plus que tout prend sens et forme
dans l'écriture, c'est-à-dire dans l'espace de la métamorphose.
Si dans les précédents romans de Richard Morgiève,
l'écriture voisinait avec l'impossible et l'inhumain, avec la
destruction, il y a désormais la reconnaissance de l'ineffable,
de ce qui échappe à la prise. L'écrivain se raconte
comme un passeur, apparenté lointainement à celui qui
accompagnait les âmes mortes au bout de leur voyage, mais qui
restait sur le seuil de leur royaume. Certes l'épreuve de la
solitude et de la déréliction est dorénavant quotidienne,
mais demeure la certitude fondatrice de la séparation irréparable,
seule propice au travail du deuil : " Je suis
tout à fait perdu et abandonné. Je marche c'est tout ce
que je suis capable de faire et ce que Dieu et les anges savent et voient
aucun être humain ne le sait ni ne le voit ". Rares sont
les écrivains qui ont su interroger au plus près cette
vérité immédiate avec autant d'émotion,
de justesse et aussi d'élégance dans l'écriture
que Richard Morgiève.
Yves Chemla
|
|