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  N'aie pas peur de savoir. Rwanda : une rescapée tutsie raconte

Version longue d'une note parue dans Notre Librairie, Paris, n°147, Janvier-mars 2002

 

 
 

Par Yolande MUKAGASANA, Paris, Editions Robert Laffont, collection J'ai lu, 1999

A sa manière, le second livre signé par Yolande Mukagasana, N'aie pas peur de savoir, enjoint à son lecteur de reprendre pour son compte la question ouverte au commencement de la littérature, lorsqu'Ulysse, parvenu au seuil de sa patrie fait aux roi des Phéaciens le récit de ses misères. Cette question Edouard Glissant la formule ainsi : " Qu'éprouvons-nous aussi du désordre de ce monde, surtout quand nous nous croyons à l'abri de ses déferlements ? " Qu'éprouvons-nous devant cette multitude cadavérique montrée en boucle par les télévisions dès 1994 et si rapidement occultée ? Qu'éprouvons nous devant le spectacle du mal radical, devant ce spectacle qui réduit notre prétention à comprendre et par là, les catégories de notre entendement, à si peu : des corps meurtris, sans visage, anonymes dans la déshumanisation, rendus abstraits par l'usage immaîtrisé du mot même de " génocide " ? Car le mot lui-même prête à confusion : il désigne l'acte tout en exhibant sa justification. La question de la " race " ou de l' " ethnie " -le terme grec genos- est bien entendu au centre de cet assassinat de masse, préparé, comme toujours, par la démonisation de l'autre et son exclusion du champ de l'humanité. Or nous savons combien les mythes qui ont été activés pour justifier la prétendue distinction " ethnique " entre Tutsi et Hutu ont joué ce rôle.

La description des traques dans les champs et les jardins, des victimes qualifiées de " cafards " et de " serpents ", est particulièrement éloquente dans le récit de Yolande Mukagasana. De même, le caractère millénariste, antirationnel d'une virginisation par la tuerie, rend compte de cette représentation à la fois magique et mystique de la réalité qui a sans doute rendu possible la participation active d'une partie du clergé. " Vous le savez déjà. Moi aussi. Ce ne sont pas les informations qui nous font défaut. Ce qui nous manque, c'est le courage de comprendre ce que nous savons et d'en tirer les conséquences ", écrivait naguère Sven Lindqvist. Yolande Mukagasana n'exprime pas d'autre défaillance, dès le titre de son livre : N'aie pas peur de savoir. Certes, demeurera toujours une distorsion entre ce qui a été vécu et le discours des médias, puisqu'ils constituent le premier écran entre la réalité et sa représentation à fin de communication. Dans son premier livre, La Mort ne veut pas de moi, Yolande Mukagasana témoignait de l'insensé. Avec ce second ouvrage, l'indignation et la dénonciation s'intègrent au récit de la reconstruction de soi. Quantité d'éléments participent de celle-ci : l'attachement aux détails concrets, comme le souci de soi, de son corps et de ses hardes, l'évocation d'un quotidien à la fois ordinaire (manger, dormir) et exceptionnel (fuir, se cacher, rester en vie). La séquence qui la décrit revenant sur les ruines de sa maison, recueillant et reniflant quelques restes misérables des vêtements de ses enfants, traduit la volonté quasi désespérée de commencer dans l'urgence à construire une mémoire, de ne pas laisser disparaître les visage des êtres qui ne sont plus. Le récit tient lieu ici de pari : donner à entendre justement la part d'insensé entrée en soi, transmettre les vacillements de la conscience, comme si le peu qui demeurait suffisait à comprendre l'horreur d'être là, puis, par le décalage et le décentrement de l'écriture, d'y avoir été et de le rappeler. Mais aussi d'entrer dans l'acceptation épouvantable de l'irréversibilité du temps.

Le texte conduit une triple inscription de cette mémoire concrète : Yolande Mukagasana se raconte en tant que femme, en tant que mère " aux seins coupés " (1), en tant que victime d'un crime irréparable. Un motif revient à plusieurs reprises, et sert de fil d'Ariane dans cette nuit de la raison : " Est-il vrai que cette guerre a eu lieu ? Est-il vrai que ce génocide a eu lieu ? Est-il vrai que j'ai été traquée dans la brousse, que je me suis cachée onze jours sous un évier, que le colonel Rucibigango voulait me violer, que j'ai dû le masturber pour échapper à son désir ? Je ne sais plus si j'ai vécu tout cela ou si j'ai fait un rêve. Mais où sont mes enfants ? Oui, j'ai dû vivre tout cela, puisque mes enfants ne sont pas avec moi. Mes enfants, mes pauvres enfants, pardonnez moi d'avoir échappé aux massacres. " Il s'agit de retisser ce fil immédiatement et sans relâche, et de faire en sorte que le témoignage de la mémoire ne permette pas au lecteur de se dédouaner par la compassion. Une grande partie du livre est pour cette raison consacrée à la difficulté de témoigner et très concrètement d'écrire : " Je ne suis pas écrivain. Le stéréotype, il n'y a que ça qui sort de ma tête ". La rencontre avec un écrivain professionnel, Patrick May, permet alors la médiation nécessaire. Le récit qu'elle lui fait lors de leur première rencontre entraîne cette réaction qu'il ne faut pas négliger : " Je savais, comme tout le monde, par les journaux. Mais j'ignorais tout. Pardonnez-moi. " Désormais, l'objet de l'écriture est bien ce " savoir ignorant ". Il faut, de toute nécessité, parvenir à faire entendre l'apostrophe du personnage aux " mères de France " dont les maris et les fils ont facilité -pour le moins- le crime perpétré, malgré les dénégations de leurs responsables politiques.

Certaines affirmations péremptoires tout autant que mensongères de ces derniers sont très heureusement reproduites dans le texte. Elles rappellent, si besoin est, qu'il est bien commode de se considérer comme affranchi, dès lors que la faute est strictement rejetée sur l'autre, en l'occurrence les Rwandais. Et le rapport de la Commission parlementaire présidée par Paul Quilès élabore dans ce sens des justifications rationnelles, qui parviennent à donner des arguments qui absolvent de toute culpabilité les plus hautes instances de l'Etat. A la lumière des nombreux ouvrages publiés depuis, on peut se prendre à penser, comme Jean-François de Raymond, que " l'éthique de cette veulerie entraîne l'erreur de l'entendement, tant il est vrai que le jugement est faussé par l'action non droite. " Cependant, malgré l'exhortation, malgré l'apostrophe, il demeure pour Yolande Mukagasana une ignorance plus terrible encore : " Quand on a ouvert la fosse, il y avait 157 squelettes. Je ne sais pas lesquels étaient ceux de mes enfants, alors j'ai caressé chaque crâne l'un après l'autre (2) ".

Lorsqu'au chant XIII de l'Odyssée, Ulysse termine son récit devant Alkinoos et les Phéaciens, le temps est suspendu : chacun reste " sans parler dans le silence " . Plus tard, le narrateur déclarera alors ceci, dont l'écho continue de résonner jusqu'à nous : " Vous qui restez ici, puissiez-vous rendre heureux vos fils, vos jeunes femmes : et que les dieux vous donnent la vertu, toute vertu, éloignant de vous le malheur ! ". A sa manière, à la fois véhémente et inquiète, tourmentée et recherchant l'apaisement, la voix de Yolande Mukagasana prend acte, avec cette adresse remise aux lecteurs européens, du nécessaire travail de deuil, de l'appel à la justice et de l'exhortation à la vertu.

Notes
1 Expression rwandaise par laquelle on désigne une femme qui a perdu ses enfants 2 Quotidien Libération, 23/05/2001

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09