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Par
Yolande MUKAGASANA, Paris, Editions Robert Laffont, collection J'ai
lu, 1999
A sa manière, le second livre signé par Yolande Mukagasana,
N'aie pas peur de savoir, enjoint à son lecteur de reprendre
pour son compte la question ouverte au commencement de la littérature,
lorsqu'Ulysse, parvenu au seuil de sa patrie fait aux roi des Phéaciens
le récit de ses misères. Cette question Edouard Glissant
la formule ainsi : " Qu'éprouvons-nous
aussi du désordre de ce monde, surtout quand nous nous croyons
à l'abri de ses déferlements ? " Qu'éprouvons-nous
devant cette multitude cadavérique montrée en boucle par
les télévisions dès 1994 et si rapidement occultée
? Qu'éprouvons nous devant le spectacle du mal radical, devant
ce spectacle qui réduit notre prétention à comprendre
et par là, les catégories de notre entendement, à
si peu : des corps meurtris, sans visage, anonymes dans la déshumanisation,
rendus abstraits par l'usage immaîtrisé du mot même
de " génocide " ? Car le mot lui-même
prête à confusion : il désigne l'acte tout en exhibant
sa justification. La question de la " race
" ou de l' " ethnie " -le terme grec genos-
est bien entendu au centre de cet assassinat de masse, préparé,
comme toujours, par la démonisation de l'autre et son exclusion
du champ de l'humanité. Or nous savons combien les mythes qui
ont été activés pour justifier la prétendue
distinction " ethnique " entre Tutsi et Hutu ont joué
ce rôle.
La description des traques dans les champs et les jardins, des victimes
qualifiées de " cafards " et de
" serpents ", est particulièrement
éloquente dans le récit de Yolande Mukagasana. De même,
le caractère millénariste, antirationnel d'une virginisation
par la tuerie, rend compte de cette représentation à la
fois magique et mystique de la réalité qui a sans doute
rendu possible la participation active d'une partie du clergé.
" Vous le savez déjà. Moi aussi.
Ce ne sont pas les informations qui nous font défaut. Ce qui
nous manque, c'est le courage de comprendre ce que nous savons et d'en
tirer les conséquences ", écrivait naguère
Sven Lindqvist. Yolande Mukagasana n'exprime
pas d'autre défaillance, dès le titre de son livre : N'aie
pas peur de savoir. Certes, demeurera toujours une distorsion entre
ce qui a été vécu et le discours des médias,
puisqu'ils constituent le premier écran entre la réalité
et sa représentation à fin de communication. Dans son
premier livre, La Mort ne veut pas de moi, Yolande Mukagasana
témoignait de l'insensé. Avec ce second ouvrage, l'indignation
et la dénonciation s'intègrent au récit de la reconstruction
de soi. Quantité d'éléments participent de celle-ci
: l'attachement aux détails concrets, comme le souci de soi,
de son corps et de ses hardes, l'évocation d'un quotidien à
la fois ordinaire (manger, dormir) et exceptionnel (fuir,
se cacher, rester en vie). La séquence qui la décrit
revenant sur les ruines de sa maison, recueillant et reniflant quelques
restes misérables des vêtements de ses enfants, traduit
la volonté quasi désespérée de commencer
dans l'urgence à construire une mémoire, de ne pas laisser
disparaître les visage des êtres qui ne sont plus. Le récit
tient lieu ici de pari : donner à entendre justement la part
d'insensé entrée en soi, transmettre les vacillements
de la conscience, comme si le peu qui demeurait suffisait à comprendre
l'horreur d'être là, puis, par le décalage et le
décentrement de l'écriture, d'y avoir été
et de le rappeler. Mais aussi d'entrer dans l'acceptation épouvantable
de l'irréversibilité du temps.
Le texte conduit une triple inscription de cette mémoire concrète
: Yolande Mukagasana se raconte en tant que femme, en tant que mère
" aux seins coupés " (1), en tant
que victime d'un crime irréparable. Un motif revient à
plusieurs reprises, et sert de fil d'Ariane dans cette nuit de la raison
: " Est-il vrai que cette guerre a eu lieu ? Est-il
vrai que ce génocide a eu lieu ? Est-il vrai que j'ai été
traquée dans la brousse, que je me suis cachée onze jours
sous un évier, que le colonel Rucibigango voulait me violer,
que j'ai dû le masturber pour échapper à son désir
? Je ne sais plus si j'ai vécu tout cela ou si j'ai fait un rêve.
Mais où sont mes enfants ? Oui, j'ai dû vivre tout cela,
puisque mes enfants ne sont pas avec moi. Mes enfants, mes pauvres enfants,
pardonnez moi d'avoir échappé aux massacres. "
Il s'agit de retisser ce fil immédiatement et sans relâche,
et de faire en sorte que le témoignage de la mémoire ne
permette pas au lecteur de se dédouaner par la compassion. Une
grande partie du livre est pour cette raison consacrée à
la difficulté de témoigner et très concrètement
d'écrire : " Je ne suis pas écrivain.
Le stéréotype, il n'y a que ça qui sort de ma tête
". La rencontre avec un écrivain professionnel, Patrick May,
permet alors la médiation nécessaire. Le récit
qu'elle lui fait lors de leur première rencontre entraîne
cette réaction qu'il ne faut pas négliger : " Je
savais, comme tout le monde, par les journaux. Mais j'ignorais tout.
Pardonnez-moi. " Désormais, l'objet de l'écriture
est bien ce " savoir ignorant ". Il faut, de toute nécessité,
parvenir à faire entendre l'apostrophe du personnage aux " mères
de France " dont les maris et les fils ont facilité -pour
le moins- le crime perpétré, malgré les dénégations
de leurs responsables politiques.
Certaines affirmations péremptoires tout autant que mensongères
de ces derniers sont très heureusement reproduites dans le texte.
Elles rappellent, si besoin est, qu'il est bien commode de se considérer
comme affranchi, dès lors que la faute est strictement rejetée
sur l'autre, en l'occurrence les Rwandais. Et le rapport de la Commission
parlementaire présidée par Paul Quilès élabore
dans ce sens des justifications rationnelles, qui parviennent à
donner des arguments qui absolvent de toute culpabilité les plus
hautes instances de l'Etat. A la lumière des nombreux ouvrages
publiés depuis, on peut se prendre à penser, comme Jean-François
de Raymond, que " l'éthique de cette veulerie
entraîne l'erreur de l'entendement, tant il est vrai que le jugement
est faussé par l'action non droite. " Cependant, malgré
l'exhortation, malgré l'apostrophe, il demeure pour Yolande Mukagasana
une ignorance plus terrible encore : " Quand on
a ouvert la fosse, il y avait 157 squelettes. Je ne sais pas lesquels
étaient ceux de mes enfants, alors j'ai caressé chaque
crâne l'un après l'autre (2) ".
Lorsqu'au chant XIII de l'Odyssée, Ulysse termine son
récit devant Alkinoos et les Phéaciens, le temps est suspendu
: chacun reste " sans parler dans le silence
" . Plus tard, le narrateur déclarera alors ceci, dont l'écho
continue de résonner jusqu'à nous : " Vous
qui restez ici, puissiez-vous rendre heureux vos fils, vos jeunes femmes
: et que les dieux vous donnent la vertu, toute vertu, éloignant
de vous le malheur ! ". A sa manière, à la fois
véhémente et inquiète, tourmentée et recherchant
l'apaisement, la voix de Yolande Mukagasana prend acte, avec cette adresse
remise aux lecteurs européens, du nécessaire travail de
deuil, de l'appel à la justice et de l'exhortation à la
vertu.
Notes
1 Expression rwandaise par laquelle on désigne une femme qui
a perdu ses enfants 2 Quotidien Libération, 23/05/2001
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