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Mille
eaux, le recueil de souvenirs d'enfance d'Emile Ollivier montre
de faâon exceptionnelle qu'on ne revient pas indemne de l'étonnement
haïtien. Inscrivant au coeur du texte, comme au coeur de son existence
initiale, dans la thématique et dans l'écriture, les nombreuses
failles qui ravinent les représentations du champ social haïtien,
l'auteur se situe résolument dans un entre-deux des langues et
des cultures qui fonde une solitude paradoxale : cette situation lui
permet d'approcher au plus près et de nommer ces représentations,
mais en même temps l'obligent à s'en détacher. Les
figures marquantes de la séparation et de l'exil, de l'écart
et de la marginalisation vont ainsi de pair avec celles de l'exubérance
lyrique de la description, illustrée notamment par les images
du flux et de l'écoulement traversé, celui des Mille eaux.
La représentation littéraire et esthétique de la
misère a toujours quelque chose d'obscène et de choquant,
contre quoi la mauvaise foi n'a de cesse de se fabriquer des masques
protecteurs. Parmi ceux-ci, une certaine élégance de la
forme alliée à l'espoir des " révolutions "., nous
est devenue insupportable. On y perâoit trop souvent la reconstitution
stéréotypée qui manque à dire finalement
ce qu'elle ne considère uniquement que comme un objet (1).
DE LA COMPASSION
Mais aussi, la représentation de la misère est devant
nous, et nous ne pouvons la passer, car la misère réelle,
vécue quotidiennement par des êtres autrement sans nom,
ne saurait se réduire à un spectacle rassurant chacun,
le littérateur comme les lecteurs. Notre souci est avant tout
celui de comprendre ce qui n'a presque pas de nom, et quand nous l'oublions,
nous passons devant ce spectacle, comme ces voyageurs indifférents,
blasés même, surtout quand l'émotion leur est accordée
en supplément. Michel Onfray rappelle ce que la compassion, dernière
forme de l'intérêt porté sur les pauvres et néanmoins
vieille lune occidentale, apporte comme faire-valoir : L'humanisme
des droits de l'homme agit sur le principe d'une machine à capter
les énergies révolutionnaires pour les transformer en
compassion, en sympathie, en condouloir et autres sentiments qui dispensent
d'attenter à l'ordre du monde, auquel on doit pourtant la généalogie
des misères sales.(2)
UNE COMMUNAUTE DE QUALITE
Cette opération critique cependant ne s'achève pas là
: la compréhension nous fait progressivement parvenir à
entendre comment le monde est tissé par cette présence
commune des uns et des autres. Voilà donc bien la tâche
essentielle du généalogiste. Si l'on décide de
changer le désordre du monde, c'est d'abord à partir de
cette communauté de qualité, et par acte volontaire, que
la décision est rendue possible. Il me semble que dans Mille
Eaux, ce récit de moments de son enfance, Ollivier parvient
à dépasser l'échec vécu par Adrien Gorfoux,
le personnage des Urnes scellées, qui n'arrivait plus
à rentrer dans le temps local de la ville d'enfance, ville saturée
de récits de vies et de morts, de violences et de fatalisme,
toute barrée par une archéologie essentiellement factuelle.
Ce sont quelques réflexions autour de cette généalogie,
des significations qu'elle propose et des conséquences qu'elle
entraîne, que je me propose de partager avec vous.
DIRE LA MISERE
Ce n'est pas la moindre qualité du très beau livre d'Emile
Ollivier, de faire partager au lecteur l'émerveillement ressenti
en face de cette découverte. Une découverte qui ne se
décrit pas comme expérience brutale sur le mode de la
révélation, mais au contraire comme lente maturation,
venue du plus lointain de l'enfance, du plus obscur de nos histoires
partagées. Déjà, de Mère-Solitude
aux Urnes scellées, Emile Ollivier avait choisi les voies
de la traversée des signes pour entre-tenir les liens : entre
les tenants de l'espace haïtien, entre ceux-ci et ceux qui sont
en-dehors. Dépassant l'ordre du constat des raisons de la misère,
il nous avait fait part de ses manifestations les plus aiguís, les plus
concrètes mais enfin les plus subtiles. La misère ne se
révèle pas seulement dans la nudité de la pauvreté,
et ses manifestations les plus abjectes s'emparent sans aucun doute
aussi des plis du discours. Un discours paradoxal, puisque si souvent
bordé de silence. On se souvient des réflexions d'Adrien,
au petit matin qui suit la veillée funèbre de Sam Soliman.
Il observe ces paysans en route vers " un ailleurs
improbable " : Les femmes, majestueuses,
vêtues de haillons aux couleurs de l'arc-en-ciel (...) fredonnaient
une longue plainte sans les paroles. Si elles avaient été
prononcées, elles auraient donné la chair de poule.(3)
Et c'est sans doute pour dépasser cette horreur, que le narrateur,
qui n'est déjà plus archéologue, mais un peu journaliste,
comme Normand Malavy, s'adressant à lui-même, dans un dédoublement
qui vaut déjà comme mise à distance propice à
l'action littéraire, se donne comme projet de
renoncer aux légendes et d'écrire la saga de ces trimardeurs
sauvages (...), les vies minuscules de ces sans-grades (...) de leurs
femmes-deuils (...). Tu décriras les péripéties
des enfants (...).(4)
EPROUVER LES DISCOURS
Ne pas considérer ces êtres comme au centre des préoccupations
littéraires haïtiennes revient enfin à rater son
objet. Le texte de Mille eaux mène avec une rare rigueur
cette exploration, en la rapportant à soi, ce qui en accentue
encore la difficulté (5) : si c'est bien à partir d'une
visée ethnologique -et non plus strictement archéologique-
que se déploie le projet du narrateur, celle-ci s'empare rapidement
de tous les champs qui tentent de décrire la place de l'être
concerné par cette étude, c'est-à-dire lui-même.
Dans une discrète spirale, sont convoqués les modes d'approche
et les langages des autres sciences de l'homme : la psychologie, la
sociologie, l'histoire et la géographie, les sciences politiques,
la philosophie, pour n'évoquer que celles qui sont les plus manifestes.
Toutes ont pour objectif d'éclairer le lecteur sur le sens que
l'autre perâoit de l'être au monde haïtien : Curieux
destin que celui de naître dans un tel pays. On reâoit en
legs un singulier regard et un étrange rapport à la réalité.(6)
La gageure tenue par l'auteur est ainsi de se situer dans un entre-deux
du langage et de la culture, entre le dire haïtien sur soi et le
monde, et le dire de l'autre sur cette singularité si souvent
considérée comme sauvage. C'est reconnaître combien
la tâche est délicate et combien la définition d'un
langage s'avère essentielle.
SCENES PRIMITIVES
Ainsi de la psychologie : le texte s'ouvre sur l'évocation trouble
de la scène primitive, le père observé de dos,
le regard de la mère déjà perdu dans une léthargie
qui ne cesse d'interroger l'enfant tout au long du récit. La
folie de la mère - et l'on sait combien les figures de ce décalage
provoqué par la folie féminine est un des socles majeurs
de l'oeuvre de l'auteur - constitue un axe directeur de l'ouvrage. Folie
est le terme rassurant qui à la fois retranche l'être concerné
de la communauté et qui permet à ceux qui profèrent
ce diagnostic de se rassurer. Mais le mot avancé l'est aussi
dans un contexte qui permet d'en prendre la mesure, pour l'auteur :
A force de creuser, j'ai fini par en dégager une impression de
plus en plus nette, de plus en plus claire. J'ai pu pénétrer
ce que fut le mystère de cette vie hantée de démons
qui ne l'avaient jamais lâchée ni à l'état
de veille ni dans son sommeil. Elle disait que la société
était un noeud de vipères et, oô que tu mettes la
main, tu te fais mordre. Quel abîme terrifiant, cette coupure
entre le monde et elle ! Je me dis aujourd'hui qu'il est des plaies
qui, pareilles à la lèpre, rongent l'âme, lentement.
Jusqu'à présent, je ne m'en étais ouvert à
personne.(7)
L'opposition classique qui se manifeste ici entre l'ombre et la lumière,
entre l'être isolé et le monde auquel pourtant il participe,
nous invite à comprendre encore une fois de quelle manière
l'auteur lui-même procède de cette solitude qu'il explore.
DU COTE DU PERE : L'ECRITURE
En face de cette solitude, celle du père, lui-même hanté
par le désir de littérature et de carrière politique,
semble se dessiner en contrepoint. Au père revient la part de
la socialité, celle qui permet déjà de mettre en
perspective le devenir du pays, et notamment la place grandissante de
Duvalier. Socialité qui déborde d'Haïti, puisqu'elle
se réfère à un homonyme franâais (8), l'académicien
Emile Ollivier, dont Bergson prononâa l'éloge funèbre.
Oswald, le père de l'auteur voit son existence littéralement
possédée par cette présence, au point que le discours
du père se révèle saturé par l'écriture
de l'académicien, ou l'éloge prononcé par Bergson.
Le discours imposé ici, comme une latence admirée et redoutée,
toujours-déjà là, est celle de la phrase nombreuse
et cadencée, propice à la récitation lyrique. D'emblée,
l'expérience est cruciale pour l'auteur qui ne cesse de s'interroger
sur cette présence, qui fait de la signification une construction
lentement maturée. L'expérience de l'enfance est ici approchée
au plus près : Les mots, on les entend
d'abord, on les répète sans trop savoir ce qu'ils veulent
dire exactement ; et ensuite vient leur sens. Et, en même temps
qu'on les comprend et les interprète, on découvre de quel
fil est cousu le tissu profond des êtres et on découvre
aussi toute la complexité du monde.(9)
La langue est imposée comme seule médiatrice de l'expérience
au monde. Et pourtant, elle connaît aussi des failles. Celles-ci
sont perâues dès l'expérience primitive de l'écriture,
tout entière déterminée par ce regard jaloux et
si pesant des grands prédécesseurs, expérience
indéfiniment réitérée, qui littéralement
prend au corps : Je date ma naissance à
la vie d'écrivain de cet instant oô, assis pieds ballants
devant le bureau de mon père, sur cette chaise en acajou massif
qui, compte tenu de ma taille, m'engloutissait, je dus rédiger
une lettre de circonstance. J'avoue qu'aujourd'hui encore, installé
à ma table de travail, il m'arrive de ressentir sinon la même
panique, du moins un pincement au coeur que j'attribue, à tort
ou à raison, à ce premier contact avec la langue comme
appât, cette langue franâaise à la fois écueil,
refuge et tribune aux dimensions du monde. C'est elle qui donne à
ma voix ce ton âpre, comme si ma propre musique, sur un autre
clavier, ne peut se jouer que dans le registre du grave. J'écris
d'une main tremblante, car je sais quelle violence sourde, retenue,
bouillonne en moi. Et si l'écriture est si peu précise,
c'est qu'elle hésite, encore aujourd'hui, à parler de
cet enfant taciturne, petit corps noir aux pieds poudrés qui
n'a cessé de marcher, d'errer depuis l'aube de sa vie.(10)
DU COTE DE LA MERE : L'INTERDIT
A l'instrumentalisation forcée et stéréotypée
de l'écriture, le narrateur répond par une patiente apropriation.
Contrainte par l'imposition et l'assignation extérieures, l'écriture
se déploie néanmoins comme un espace illimité de
liberté intérieure. D'autres expériences de l'écriture
soulignent ce qui apparaît à cette conscience comme à
la fois un désastre et un miracle : ainsi la lettre d'amour à
Evita, la jeune bonne, considérée comme marque de la double
infamie : la première, celle d'adresser des mots d'amour à
une domestique, la seconde de les lui adresser par l'écriture.
Sans relâche, l'auteur s'attache à débusquer les
interdits, les répressions de diverses natures qui contraignent
la parole, gravée la plupart du temps à coups de rigoise,
de mépris et d'humiliation. D'oô le long chemin parcouru
pour rencontrer les mots, non pas selon les rituels paternels, maternels
et scolaires, mais avec la force de celui qui est entouré de
solitude : J'ai compris très tôt
que les mots, gonflés de sève, marchent au dessus de l'humanité.
J'avais au fond découvert que les mots avaient une mission :
ils devaient nous apprendre à vivre. Alors, je les pistai, je
les traquai, et, sur ce chemin, j'entendis le bruissement des pas d'immenses
tribus qui m'avaient précédé et je me réjouissais,
en secret, d'avoir cette foule innombrable d'amis. Je savais que je
poursuivrais ma conversation avec eux et que je disposais pour le faire
de l'infini de l'espace et de l'infini du temps. (11)
Cette expérience maturée dit mieux que beaucoup d'autres
comment est transformée l'extériorité de la langue
en langage du dedans, pour reprendre la formule de Véronique
Bonnet (12). Ecrire, pour Emile Ollivier, pour Milo, dont on devine
qu'il a été le diminutif de son prénom, s'ouvre
sur une hésitation à entrer dans ces Mille Eaux
de l'existence et de la mémoire. Faut-il observer et analyser,
c'est-à-dire maintenir une distance avec elles ? Faut-il, au
contraire y nager, et l'on se souvient ici de la grande remontée
à contre-courant du dernier chapitre de Mère-Solitude
? Il ne s'agit pas là d'une réticence élégante,
mais bien d'un questionnement récurrent : cette langue, le franâais,
ce discours, celui du père, parviennent-ils vraiment à
dire ce qui doit l'être ? Comment la mémoire assure-t-elle
l'enchaînement du temps au-delà des ruptures qui en scandent
les différents moments ? Y aurait-il une autre manière
de comprendre qui ne soit pas qu'avec son corps ? Il
y a des foules de choses qu'on ne comprend qu'avec son corps, sans trouver
des mots pour le dire. Il y a des souvenirs qu'on ne sait pas dire.(13)
LA MEMOIRE COMME TEXTE PREMIER
Pour susciter ce passé disparu, les mots ne manquent pas, mais
sans doute ils manquent à dire. La mémoire se réveille
comme un palimpseste couvert de milliers de mots, mais ceux-ci ne parviennent
pas à faire ressentir ce qui n'est plus. Ils sont comme des coquilles
vides, séparés de l'exubérance du réel.
C'est que la rupture est en quelque sorte elle aussi fondatrice : si
le père demande au fils de lui écrire, c'est qu'il est
parti, comme le rappelle la seconde scène primitive racontée
d'emblée, celle de la violente dispute entre les parents, à
l'occasion de l'anniversaire d'Emile. Le récit d'Ollivier se
construit ainsi comme un tissu ravaudé de ces séparations,
de ces oppositions : si les parents se sont rencontrés, c'est
à la faveur du procès intenté par la mère
à sa propre famille, par exemple.
LA FAILLE
A y regarder de plus près, on s'aperâoit que la grande
figure haïtienne de la faille traverse tout le texte. Une fissure
familiale, comme on l'a relevé, mais qui touche aussi la famille
étendue, celle des nombreux enfants engendrés par Oswald
: Mon père avait onze enfants, neuf filles,
deux garâons ; j'étais le plus jeune de la bande. Aucun
de nous n'avait la même mère, chose qui n'a rien de surprenant
dans un pays oô les hommes essaiment à tout vent avec un
sens inné de l'irresponsabilité.(14) Or cette famille
ne se révèle à l'enfant que le jour de l'enterrement
pour se perdre immédiatement dans le son des pas traînants
derrière le fourgon mortuaire, un bruit semblable à celui
de la vague quand elle vient mourir sur une plage de galets. Le lien
familial est même articulé depuis la séparation,
comme le reproche la mère, Madeleine : le père a pris
toute l'affection d'Emile, et pourtant il est lui même désormais
retranché des vivants, dissous, voué à la décomposition
comme elle le décrit à l'enfant, désormais seul,
à distance de sa mère. L'image est saisissante : Elle
aurait voulu que nous vivions comme si j'étais, moi, une île,
elle, l'eau. Elle m'entourait d'un anneau de tendresse si étroit
qu'elle aurait pu m'étouffer. Elle jetait sur moi ses larmes
de souffrance, me changeant en tertre sur lequel elle construisait sa
vie.(15) On entend ici un écho du leitmotiv de l'ouverture
de Passages : Il y a la mer, il y a l'île.
Fissure sociale, également rappelée dans les déménagements
incessants de Madeleine. Il s'agit pour elle de reconstituer sans cesse
cette île quasi déserte, malgré la promiscuité,
malgré la présence des autres dans les lakou notamment.
De nombreux personnages témoignent eux aussi de cette coupure,
qui les entraîne vers l'ailleurs. Tel l'officier, qui s'évade
par les images cinématographiques, tels les frères jumeaux
du chemin des Dalles, retranchés de la communauté par
leur manière de vivre, telle les tantes de la Croix des Bouquets
qui vivent hors du temps, ou madame Gano, accusée de dévorer
la cervelle des enfants.
Mais les figures les plus marquantes de cette séparation, demeurent
celles des exilés. Ainsi la tante Aricie, partie, ...
évadée de la prison que l'île constituait à
ses yeux, [ayant] déserté comme un soldat fatigué
de mener une guerre absurde. Avait-elle laissé derrière
elle des lambeaux d'elle-même ? (16)
L'ENIGME DE LA SOLITUDE
Toute la question des traces invisibles du passé se concentre
dans la figure étrange de l'Allemand. Il n'a plus de nom, il
ne parle pas, n'a pas de famille, commande son cercueil de son vivant.
L'expérience de la solitude dont sa présence témoigne
est exemplaire : il est à la fois seul, mais hanté d'absences
; à la fois isolé mais désigné par la communauté
dans laquelle il s'est installé. La félure le transperce
au plus profond du regard : Le désespoir
qui habitait ses yeux ressemblait à l'honneur qui aurait perdu
jusqu'à son ombre.(17)
LA FISSURE HISTORIQUE
Fissure historique enfin, initiale, marquée par la présence
d'un emblème à la fois révéré, et
en même temps dénié : celui de l'empereur Dessalines
sur le Champ de Mars. Réitérant le discours historique
de l'exclusion, Ollivier rappelle qu'il procède d'une interprétation
rapace et héritière de l'économie plantationnaire
qui a fini par recouvrir tous les plis du discours, justement : le deuxième
temps de la révolution des origines a procédé d'une
exclusion, celle des pères : "Et ceux dont les pères sont
en Afrique, ils n'auront donc rien !" s'exclame le Dessalines que retrouve
l'auteur dans l'espace-temps topologique des souvenirs. L'ambiguité
fondatrice de la légitimation du Marron et de son exclusion s'inscrit
au coeur du projet de reconstruction et de compréhension de l'enfance
que mène l'auteur. Par cette exclusion, on s'en souvient, tout
un pan de la société haïtienne a fait le choix de
l'autre, le choix de procédures d'acculturation qui inscrivent
la marginalisation au coeur de la société. Le sentiment
de solitude en est le témoignage le plus prégnant, et
le " roman familial " dont l'auteur tente de rapporter des bribes n'en
constitue pas la part la moins douloureuse. La première solitude
est imposée par la dépossession et par la misère
qui en est la conséquence. Cette pauvreté se manifeste
dans le texte par les multiples déménagements de Madeleine,
qui hypothèque les propriétés héritées
avant de les perdre. Elle se manifeste ensuite par l'évocation
rapide des contraintes imposées par le manque d'argent, notamment
le manque de place. Les corps sont enfermés dans des espaces
réduits, nocturnes, propices à la répétition
des mêmes reproches.
LA MEMOIRE RETROUVE LE SOUVENIR C'est seulement lorsque l'enfant sort
de cet enfermement que la parole redevient lyrique. L'image du paradis
alors resurgit, mais un paradis des sens, un paradis dans lequel le
corps caresse enfin la présence du monde en s'y laissant caresser
: Je n'avais qu'à me couler dans l'exubérance
paranoïde de la faune et de la flore, au mirage des couleurs coruscantes
oô la vie puise sa fête ; de l'aube au crépuscule,
à l'ombre des arbres parasols, aire vibrante de chants de cigales
ou sous les lampadaires, au millieu du virevoltement des lucioles, des
papillons et des bêtes de pluie, le vieux vent caraïbe apportait
en provenance de la Plaine, le son des tambours, rappel énergique
des rivages perdus.(18) La fluidité des mille eaux du
monde intervient comme le leitmotiv du texte, mais aussi comme le contrepoint
des discours courant sur Haïti. Il se passe en effet dans le texte
d'Ollivier comme une tentative d'acculturation nouvelle, qui consiste
à apprivoiser et à s'approprier ces discours des autres
et à se refonder, à se dés-altérer. Ainsi,
l'inscription géographique de l'île est elle réactualisée,
mettant en scène les différentes figures de cette présence,
bien évidemment inscrite elle aussi dans la généalogie
haïtienne : Toutes les histoires du monde
sont venues échouer sur le côté de cette île,
à la machoire de caïman endormi : galions remplis d'or et
d'émeraude, navires aux cales chargées de princes bantous,
fausses Indes de l'Ouest, anthologie de paysages, encyclopédies
de jungles, survivance de peaux cuivrées, créoles, une
seule humanité aux prises avec la chaleur des Tropiques et les
rivages méphistophéliques du temps.(19)
PRESENCE D'HAÏTI
Découverte bouleversante : à partir d'une commande presque
banale de récits d'enfance, Emile Ollivier retrouve Milo et avec
lui, sinon par lui, et peut-être aussi pour lui, il déchiffre
le texte toujours-déjà là qui fonde l'espace géographique
de la présence d'Haïti : ...ces entrelacs
de récits boiteux et tronqués au fil desquels je m'échine
à rétablir une cohérence de faâade alors
que je mesure à chaque pas combien ma vie est soumise au seul
principe du hasard.(20) On peut traduire autrement cette opposition,
comme l'écrit le philosophe Miguel Benasayag, dans Le Mythe
de l'individu : ... S'il existe des tragédies,
s'il existe un pathos humain, c'est parce que toute Aufhebung, toute
synthèse, toute bonne solution est impossible. Dès lors,
l'homme qui n'est pas réduit à l'unidimensionnalité
de l'individu, existe à travers et malgré sa multiplicité.
Etre soi-même implique d'assumer ce que moi en tant qu'autre a
fait dans le passé. Il n'y a d'unité dans l'individu qu'à
travers et grâce à la mémoire.(21) Et cette
mémoire, c'est la langue qui la porte. On se souvient des mots
du personnage de Brigitte Kadmon, devenue Man-Hosange, après
les funérailles d'Amédée : ils témoignent
contre cette maladie de la mort que portent en elles les économies
développées : Je veux vivre, prier,
être enterrée dans ma langue. Ici, sous les reflets blafards
des néons, à l'ombre des gratte-ciel de béton,
d'acier et de verre, les gens ont quelque chose de triste qui laisse
l'impression qu'ils sont au terme de leur vie. Là-bas, face à
la mer, à marcher contre le vent, contre les brisants, on ressent
un élan de vie, un désir de lutter. Rien. Vraiment rien.(22)
LA CROIX DES BOUQUETS : L'ARCHIPEL DES INDIVIDUS
De cette mémoire resurgit ce que l'auteur lui-même considère
comme la source (23) de cet espace temps énigmatique, lors de
l'été à la Croix-des-Bouquets. Une source ? Plutôt
une ravine : dans le même chapitre, des fils nombreux sont noués
ensemble : les souvenirs enchanteurs d'une socialité d'un autre
âge et d'un autre monde, mais qui témoignent de la solitude
de femmes abandonnées, vieillies et repliées comme en
dehors du temps ; l'anecdote terrible de " la bêtise d'un être
qui pourtant en gouvernait des milliers d'autres ", le meurtrier roi
Henri Christophe, figure marquante s'il en est de la fondation d'Haïti
; la traversée nocturne du cimetière, marque initiatique
de courage, dans la proximité avec les morts. Le noeud central
est enfin déterminé par la compréhension de la
folie maternelle, qui à la fois témoigne et révèle
cette béance que le narrateur se donne désormais pour
tâche de " creuser" (24) et
de faire part à ses lecteurs. Le mot d'étonnement me paraît
caractériser le sentiment dont témoigne le narrateur dans
sa traversée d'une intimité tissée par l'extériorité.
Ainsi est rectifiée l'image de l'île-Milo entourée
par la mer-Madeleine. Comme l'écrit encore Benassayag, empruntant
le détour d'une image saisissante, si nous
pouvons dire que les individus sont comme des îles dans la mer,
ce n'est qu'en tant que les îles sont elles-mêmes des plis
de la mer (25).
ON NE REVIENT PAS INDEMNE DE L'ETONNEMENT HAÏTIEN
Ollivier, remontant les spirales temporelles et discursives, plie et
déplie le texte où s'entremêlent les fils de la
mémoire. En ne réduisant pas celle-ci au souvenir, il
fait à son lecteur un don incomparable : il lui offre précisément
ce qui se dérobe au souvenir et qui a été vécu
en dehors du temps, qui n'aura pas été vécu au
présent. La comparaison entre deux moments du texte permet d'éclairer
ce paradoxe. Le premier concerne le retour à Martissant : Ollivier
confronte les deux pans de la vision stéréoscopique, commune
à l'espace littéraire haïtien. A l'exubérance
de la faune et de la flore tropicale de l'enfance s'est substitué
un paysage de Poussière, mouches, chien
faméliques, mendiants et tout ce qui oscille entre ces espèces...(26)
Le projet du narrateur était de " rebâtir
l'enfance ". Projet impossible dans ces termes. On comparera
ce passage à celui de l'échappée vers Jacmel, quelques
pages plus loin. Même si la vision stéréoscopique
tente d'annihiler le paysage retrouvé, même si la déraison
des êtres et des lieux semble un instant pulvériser le
regard, c'est en fait le choc devant la merveille qui l'emporte : Jacmel
est violemment beau (27). Dans cet effort pour dépasser
un lieu commun littéraire, par une écriture qui caresse
littéralement le texte mémoriel, Ollivier semble ainsi
faire sien ce très vieil aphorisme rappelé par le rabbin
Marc-Alain Ouaknin : " Si j'estime que le monde
ne correspond pas à ce que dit le texte, c'est parce que je perâois
mal le monde, et non parce que le texte est faux. " C'est, me
semble-t-il, la démarche intellectuelle qui s'accomplit sous
notre regard, une tentative menée pour approcher les
contradictions, le sens fondamental (...) pertinemment caché,
énigmatique (28). Par là aussi, ces histoires méritent
enfin d'être contées à ceux qui leur sont étrangers
(29).
Parce que l'étonnement est de fait partagé. Parce que
cette entaille estampée sur le corps haïtien, pour reprendre
le mot de Des Rosiers, nous concerne également : La
Caraïbe n'est pas en périphérie. Moderne, contemporaine,
elle détermine depuis 1492 le destin de l'Amérique tout
entière. Nous sommes tous des Caraïbes urbains. Le goût
des guerres et des massacres, l'appétit de conquête, de
pouvoir et d'exploitation ont d'abord ensanglanté cet archipel
d'Amérique. Chacun soupçonne le tropisme secret et silencieux
pour la mort, l'aimantation de tout un continent pour la violence.
(30)
Notes
1 Barthes, Essais critiques, Paris, Seuil, 1964. Blanchot, La
Communauté inavouable, Paris, Minuit, 1983
2 Politique du Rebelle. Traité de résistance et d'insoumission,
p.176
3 Les Urnes scellées, Albin Michel, Paris, 1995, p.229
4 Id., p.231
5 Voir : " Émile Ollivier : écrivain aux pieds poudrés
", entretien avec Rodney Saint-Éloi, Boutures, vol.1, n°
2, Port-au-Prince, février 2000, p.5
6 p.47
7 p.146
8 Né en 1825, il fut le dernier premier ministre de l'Empire.
Elu au septième fauteuil, précédemment celui de
Lamartine, il manifesta à cette occasion une indépendance
d'esprit qui lui valut de solides inimitiés, et ne put jamais
prononcer son discours. C'est Bergson qui lui succéda.
9 p. 61
10 p. 25
11 p. 160
12 Notre Librairie, n° 138-139, septembre 1999-mars 2000, Paris,
2000, p.168
13 p.77
14 p.37
15 p.51
16 p.153
17 p.106
18 p.101
19 p.102
20 p.98
21 Miguel Benasayag, Le Mythe de l'individu, p.68
22 Emile Ollivier, Passages, Le Serpent à Plumes, Paris,
1994. P.229
23 " Il m'arrive aujourd'hui de penser que dans ce théâtre
minuscule, dans cette cour vouée à l'ordre féminin,
j'ai connu les moments les plus significatifs de ma vie, comme s'ils
contenaient tous les autres moments de ma vie. ", p.141
24 p.146
25 Miguel Benasayag, Le Mythe de l'individu, p.29
26 Mille Eaux, p.122
27 p.164
28 p.100
29 p.99
30 Joël Des Rosiers, Théories caraïbes. Poétique
du déracinement, Montreal, Triptyque, 1996, p.143
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