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études haïtiennes

   

Titre de l'article

 

date et lieu de parution

 
  Rendre leur saveur aux histoires
Roland Paret, L’assemblée des grands vents, Montréal, CIDHICA, 2005

Haïti-Tribune

 

 
 

« Trop de raffinement nuit à la longue, et il faut de temps en temps, revenir à la sauvagerie pour se ressourcer » explique Zoranj Su, un des très nombreux personnages de ce roman exceptionnel, L’Assemblée des grands vents. C’est le chauffeur du ministre des Songes qui parle. Il est aussi un tortionnaire, le plus essentiel à la république d’Haïti, et son principal mérite est d’exercer son art avec précision et « sans qu’il n’en paraisse rien ». Mais parfois il faut savoir laisser libre cours à son imagination originelle. Le ton est donné : la farce grotesque et tonitruante est d’abord celle qui permet à la parole du pouvoir d’installer dans l’évidence ses bouffonneries sanglantes. Et la littérature, expression même du raffinement et de la subtilité, est elle même emportée dans ce mouvement un peu rouillé : Roland Paret met en récit l’inqualifiable, qui est cette consubstantialité entre la finesse de la culture des élites et la bestialité des sicaires. La culture pré haïtienne, celle des planteurs, était fondée sur cette horreur. Roland Paret rappelle cette thèse insoutenable et que seul un Haïtien peut encore proférer, la pérennité de celle-là, malgré la Révolution, malgré 1804. Et le lecteur distant sait que tout ce qu’il écrit peut aussi se retourner contre ses dires. C’est, il me semble, une des principales raisons du silence qui entoure cette œuvre, depuis 1999, année de la publication du premier volet du Tribunal des grands vents, qui n’est pas vraiment l’objet de commentaires.
Tenant à la fois de la spirale, de la lodyans, du conte, du récit réaliste, L’Assemblée des grands vents est un roman métaphysique et cosmogonique. Il offre une perspective sans cesse décalée par rapport à la littérature haïtienne tout en reprenant à son compte toute cette littérature, son histoire, à travers des citations, l’évocation d’écrivains, sous des noms qui permettent aisément de les reconnaître, tout comme les personnages qui agissent dans le roman. Est-ce aussi un roman à clé, dans lequel un narrateur raconterait de son point de vue l’histoire du pouvoir duvaliériste finissant et les sordides tractations qui ont suivi son effondrement ? Ce ne sont pas de clés, en fait, dont il faut se préoccuper : chacun reconnaîtra les siens dans ce texte, mais il sera guidé par le maîtres des barrières. Les citations ne sont pas en fait limitées à l’aire littéraire haïtienne : Proust, par exemple, surgit, là où on l’attend le moins.
Le contexte du roman, qui est aussi le véritable décor métaphysique de ce roman est celui du Jeu des lwas, devant le Grand Maître. Le fil conducteur est la vie de Frédéric Marius, fils de macoute, devenu immensément riche, rejeton d’une lignée de domestiques d’une grande famille de prévaricateurs du Cap, les Gromir. Le point de départ est un hold up commis par Dieu et Satan, dans une église remplie à l’occasion du mariage du colonel Courel, autre tortionnaire, spécialiste des yeux crevés au crayon… De ce hold up découlera une crise larvée du régime mettant aux prises les tenants de la transsubstantiation et les formalistes, les prostituées et leurs clients. On reconnaît là les échos des luttes religieuses qui secouent ce pays, si propice au religieux. La lecture de Kant voisine avec celle des textes consacrés, mais aussi les logiques les plus déraisonnables, au regard de la modernité triomphante, du bricolage de la « pensée sauvage ». Mais la théologie non plus n’est pas en reste, et tous ces discours s’entrecroisent, se déconstruisent peu à peu, comme dans des effets de miroir, mais par lesquels celui qui se regarde tente d’échapper à l’image qu’il se donne mais dans laquelle il refuse de se reconnaître. Dans certains cas, il devient nécessaire de les briser. Las : l’horreur continue à travailler le tissu social. Chacun le sait, mais chacun aussi, se refuse à le dire. Pendant ce temps, le Jeu des lwas se poursuit, à l’insu des acteurs.
La démesure narrative est propice à ces rencontres : en enchâssant les récits, en développant des lignes narratives qui apparaissent comme autant de trajectoires de spirales, l’auteur construit un univers qui de prime abord apparaît comme un miroir en miettes et que la lecture peu à peu remet en ordre comme un puzzle pervers. Certaines parcelles semblent dénuées de tain – il y a Quelqu’un derrière qui me regarde en train de lire et de comprendre -, mais peu à peu le sens se construit, à la fois jubilatoire et horrifié. Tout l’impensé d’une culture décisive se dresse, peu à peu, et, avec elle, la mise en cause de l’autre et des formes caricaturales que prend la culture quand elle refuse obstinément de plonger résolument son regard dans l’horreur qu’elle (s’)autorise. L’œuvre de Paret dépasse de très loin les frontières de la dénonciation. Elle s’empare d’une mythologie, et confronte ses espérances à la présence du signifiant dernier, jamais annoncé comme le recours muet à une instance sans histoire. Au contraire : les dieux vont sans doute quitter la scène, et c’est aux hommes, désormais, qu’il revient d’inventer l’histoire, et de se voir tels qu’ils sont. C’est aux hommes qu’il revient de créer les mots, qui sont le vrai sel par où l’humanité peut vraiment se dire. Et dire les dieux. Le Tribunal des grands vents est proche parent, comme cycle encore ouvert, de ces divines comédies si humaines qui ont marqué l’histoire de la littérature mondiale.
Roman baroque ? Roman blasphématoire ? Roman anthropologique ? Roman historique ? Roland Paret, qui est avant tout cinéaste, met en jeu précisément ce qui ne peut être montré et qui constitue le hors champs de la culture. Le
Jeu des lwas, par exemple, est primordial: il rappelle, à qui veut bien s’y intéresser de près, que ce qui a été décisif dans l’histoire d’Haïti est sans aucun doute ce qui s’est mené dans les années et dans les luttes qui ont précédé l’Indépendance. Dans ces années se sont sans doute construits les soubassements d’une culture essentielle, mais aussi ce qui en elle l’a détruit et la ressource à la fois. Les grandes oppositions structurant cette culture : le haut et le bas, le dedans et le dehors, le voir et l’entendre etc. se sont aussi mises en places dans ces temps de troubles et de confusion.
Mais Roland Paret est d’abord un écrivain, c’est-à-dire le fondateur d’un genre, le sien, qu’il convient de ne pas enfermer dans des catégories trop rassurantes. Il appartient de fait à cette filiation des écrivains qui ont creusé la compréhension de l’être au monde haïtien, dépassant les problématiques indigénistes porteuses de tant de verrouillages. Il rejoint aussi cette cohorte des écrivains un peu oubliés du XIXème siècle, qui ont installé la langue littéraire haïtienne dans une écriture résolument critique du classicisme français. Il serait temps qu’on s’en rende compte.
Yves Cheml
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  Mise à jour le : 24/01/09