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roman de l'écrivain haïtien Justin Lhérisson (1873-1907),
publié en 1905 (Imprimerie Auguste A. Héraux, Port-au-Prince).
Avocat, journaliste, enseignant et historien, Lhérisson, fut
un observateur attentif de la société haïtienne à
une époque particulièrement troublée de son histoire,
où les humiliations étrangères et les coups d'Etat
se succédaient. Face à cette menace dirigée contre
l'identité haïtienne, certains écrivains préconisent
dans les revues Jeune Haïti (fondée en 1894 par Lhérisson)
et la Ronde (1898) l'élaboration d'une littérature
nationale qui s'appuierait notamment sur l'usage partiel du créole.
C'est ainsi que Lhérisson, dans La Famille des Pitite-Caille
puis dans Zoune chez sa ninaine (1906), ouvre à l'écriture
une forme typique de l'oralité haïtienne, l'audience.
Il s'agit à l'origine d'une réunion mi-publique, mi-privée,
où un narrateur généralement âgé et
sage raconte une histoire, commente les nouvelles.
Golimin raconte au narrateur l'histoire de la déchéance
des Pitite-Caille. Le premier de la lignée était un jeune
esclave adopté par ses maîtres stériles. Surnommé
Pitite-caille ("enfant de la maison") par les autres esclaves, il meurt
en 1838 laissant 69 enfants, mais un un seul fils légitime, Eliézer.
Celui-ci se "place" avec une tireuse de carte et sorcière martiniquaise,
Velléda. Enrichis, ils se marient et font un voyage en France.
De retour à Port-au-Prince, ils ont beaucoup d'enfants. Mais
deux seulement survivent, Etienne et Lucine, qui font leurs études
à Paris. Poursuivant son ascension sociale, devenu franc-maçon,
Eliézer brigue la députation. Il recrute Boutenègre,
un "chef de bouquement" (agent électoral). Grâce à
ses libéralités, Eliézer voit sa popularité
augmenter. Mais au cours d'une émeute, il est mis en prison et
meurt à la suite d'un interrogatoire. Lucine épouse un
homme qui la trompe, la vole et la fait mourir en couches ; Etienne
se ruine. Quant à Velléda, elle devient l'une des cinquante
maîtresses du général Pheuil Lamboy.
Peu à peu, au long de cette audience, l'humour et l'ironie glissent
dans la dérision pour s'achever dans la tragédie. L'argent,
les femmes, la politique, la question de l'origine et de la descendance
servent de points de repère à cette érosion. C'est
par les femmes que les richesses arrivent et notamment par Velléda,
dont la seule récompense est une honorabilité achetée
-le mariage- qu'elle peut jeter à la face de ses rivales. Honorabilité
achetée, aussi, que cette langue française qu'elle arrive
à parler "par routine" mais que dénoncent "quelques défauts
de prononciation". Ceux-ci ne sont pourtant pas comparables à
la langue composite de Boutenègre, dont le créole proche
du français ne s'encombre pas de précautions oratoires,
quand il faut par exemple décider Eliézer à acheter
des voix : "Cé lé côté
lé pli raide des zeulections libres". Pourtant, cette
vision dérisoire de la langue et de la politique traduit un malaise
et une douleur récurrents dans la société haïtienne,
qui sont fortement incarnés dans le personnage d'Eliézer.
Poursuivi par la prégnance du pouvoir militaire que finit par
rejoindre sa femme, il a tenté d'asseoir sa lignée au
sommet de l'échelle sociale en achetant lui aussi sa situation
et les formes sociales qui lui sont liées. Celles-ci, n'étant
pas le résultat d'un travail, d'un effort, sont d'emblée
réduites à un rôle instrumental. Dans ce monde d'illusion
où il est aliéné, il n'aura réussi que momentanément
à s'emparer des apparences de la délivrance. Ce sont ces
mêmes apparences qui aveuglent ses enfants envoyés à
Paris "pour acquérir des manières
distinguées". Le mirage de l'étranger, qui permet
de croire que l'on peut échapper à la condition servile,
dilapide la richesse de la famille et du pays tout entier. L'audiencier
finalement porte un regard désabusé sur cet aveuglement.
Ce souci de la distance s'accompagne de multiples considérations
métaliguistiques (commentaires dans le texte, en note, traduction
de phrases en créole, de créolismes) et laisse paraître
mutatis mutandis le même malaise que celui d'Eliézer,
celui qui touche à la question de l'identité et au statut
de la parole en Haïti : un tel appareil semble indiquer que, malgré
la présence d'un narrataire haïtien, le texte s'adresse
aussi à un lecteur français. En affirmant ainsi sa différence
et son rapport sensible à la langue française, La Famille
des Pitite-Caille ouvrait à la littérature haïtienne
une voie qu'elle continue d'explorer.
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