|
La
transmission de la mémoire est sans doute un des nœuds les
plus serrés que nous connaissions. Innombrables pourtant sont
les récits du monde par lesquels cette diffusion s’opère,
mais si frêles paraissent-ils à l’entendement, tant
ils sont volatils. Il arrive que certains soient recueillis dans les
archives, dans l’attente de ceux qui parviendront à leur
redonner sens. Car mis en présence de ce qu’il estime un
trésor, le guetteur est confronté à des hiéroglyphes
qui, bien souvent, recèlent en eux-mêmes leur propre sens.
Il faut confronter des textes d’origines différentes, prendre
en compte l’angle des rédacteurs, qui peuvent n’être
que de simples transcripteurs, pas toujours très habiles, pour
que puisse surnager le sens de l’ensemble. Souvent, les documents
sont dispersés, et il faut circuler, déplacer, désenfouir.
Le sens qui se lève est encore bien plus fragile, fait de conjectures,
voire, simplement, d’hypothèses. Point de certitudes absolues
dans cet espace, mais aussi point de pierre de Rosette : celle-ci est
dissimulée, en miettes, parfois définitivement égarée.
Et pourtant, la mémoire est là, aussi, en dehors des archives,
dans une latence ténue, dans des êtres qui n’ont
plus d’interlocuteurs. Des femmes, des hommes, abritent en eux
des bribes de ces histoires qui enchanteraient encore le monde. Il faut
savoir les rencontrer.
Avec une attention patiente, Nicolas Rey dénoue les nœuds
d’une histoire complexe et pas toujours lisible, pour le lecteur
éloigné. Cette histoire contrevient à la plupart
des schèmes courants, transmis avec vigueur depuis 1804, et qui
est demeurée dans l’impensé. Pour cela, il est allé
fouiller les archives, en France, mais aussi sur place, à Cuba,
au Guatemala, en Guadeloupe. Mais aussi, et c’est là le
mérite scientifique, il a confronté les résultats
de ses recherches aux traditions orales, encore maintenues et transmises.
Il explore ainsi les linéaments d’une histoire passionnante
et qui demeure encore à écrire, pour certains aspects,
même s’il en ouvre des tracées remarquables.
Car cette histoire visite sans complexe ce qui est tenu comme une évidence
: l’héroïsme haïtien, qui oblitère certaines
« pannes » dans la guerre d’indépendance, comme
la défection assez systématique, il faut le reconnaître,
de l’historiographie coloniale. Et pourtant, cette histoire n’est
pas totalement rejetée du côté de l’impensé
: les lecteurs attentifs, notamment ceux des historiens comme Madiou
et Ardouin, se doutaient bien qu’il y avait des couleuvres dissimulées
dans le hors champ, et nombreux sont ceux qui se sont intéressés
à la question des marronnages successifs et des formes de ceux-ci.
En Haïti même, l’autre question, celle de la confédération
des états de la Caraïbe, dont on retrouve des traces aussi
bien chez Firmin (confédération « antilléenne
») que chez des auteurs plus proches, a longtemps été
placée dans cette marge. On se souvient aussi de ses traces littéraires
: la rencontre improbable de la Niña Estrellita et d’El
Caucho dans un bordel de la Frontière, disait à sa façon
cette trace du rêve, comme la présence ténue et
obstinée d’une victoire, d’un effondrement et d’une
conquête, à réactualiser sans relâche. Nicolas
Rey nous restitue cette histoire, dans sa splendeur et dans son dénuement,
dans ses origines et dans ses résurgences.
L’étude est présentée en trois temps : les
luttes initiales ; la révolution haïtienne ; les guerres
d’indépendance au XIXe siècle. Le socle même
de cette histoire est posé sur les résistances et les
luttes non seulement des esclaves mais aussi des Caraïbes. C’est
ainsi que l’auteur se situe d’emblée dans le long
terme, remontant jusqu’aux conditions même de l’invasion
et de la colonisation espagnoles. On lira avec attention les rappels
concernant les premiers contingents d’esclaves africains «
ladinos » (arrivant non d’Afrique, mais de la péninsule
ibérique, par exemple. Mais le principe mérite de cette
partie est sans aucun doute sa double articulation : d’une part,
l’exposé de la diversité des situations et des modalités
de luttes ; d’autre part, une présentation synthétique
et une mise en perspective de cette diversité. Ainsi, les modalités
des échanges entre Africains et Amérindiens, cette économie
de résistance, est ainsi clairement exposée. Sans minorer
l’action des esclaves révoltés, il rappelle combien
les sociétés maronnes n’ont pus se résoudre
à un autre fonctionnement qu’à la remorque de la
société de plantation, ce qui les fragilisait tout particulièrement
et réduisait d’autant leur pérennité. Enfin,
la remarquable diversité des statuts des populations africaine
et amérindienne dans les diverses colonies est décrite
avec détail. Ainsi les relations entre les Caraïbes et Africains,
rescapés de naufrages de navires négriers, à Saint-Vincent
sont très clairement exposées, et la compréhension
de ce qui s’y est passé en est d’autant améliorée.
150 années de résistance acharnée aux colons européens
dans les petites Antilles sont rappelées, avec l’évocation
des réseaux de fuite vers l’île, qui échappe
longtemps au contrôle des puissances européennes. Ainsi,
repoussant une attaque française en 1719, ils parviennent à
imposer une double stratégie, qui perdurera longtemps : la guérilla
et la diplomatie, en fonction de leurs propres intérêts,
à partir d’un constat simple. La Caraïbe fut pendant
longtemps une des frontières impériales des puissances
européenne. Ainsi, pendant la Révolution, les Caraïbes
noirs, et leur chef Chatoyer, sont alliés à Victor Hughes,
agent révolutionnaire français.
Dans les événements qui ont secoué Saint-Domingue,
il prend bien acte des forces en présence, et de la stratification
des mémoires, depuis. Sa critique des thèses de Price-Mars,
par exemple, permet de rendre justice à certains épisodes,
et à certaines oblitérations. Ainsi, il rappelle, preuve
à l’appui, que l’abolitionnisme des esclaves révoltés
ne s’est pas, loin s’en faut, accompagné d’un
parti pris républicain. Celui-ci a bien souvent été
légitimiste. C’est d’ailleurs une des raisons qui
permet de réinterpréter les diverses tentatives d’instrumentalisation
de ces luttes par le parti républicain et le parti royaliste.
La Colonie, rappelle Rey, à la suite de ses illustres prédécesseurs
historiens, est en effet menacée de l’extérieur
par les Anglais, dont l’objectif est de mettre en péril
l’empire colonial français, et par les Espagnols, présents
sur la partie occidentale de Saint-Domingue, en lutte contre le pouvoir
républicain, et qui promettent d’aider les chefs noirs
de l’insurrection dès lors qu’ils se rallieraient
pour lutter contre la Révolution française. A l’intérieur
de la colonie, nombreux sont les membres de l’assemblée
révolutionnaire qui ne sont pas réellement favorable à
une égalité entre tous les acteurs. De même, il
semble bien que Robespierre n’ait pas été vraiment
favorable à l’abolition de l’esclavage. Mais en décrétant
cette abolition, Polverel et Sonthonax rendront possible le ralliement
de Toussaint-Louverture, et sa défection du camp espagnol. En
1795, il parvient à vaincre les Espagnols, les obligeant à
se retirer de Saint-Domingue. Les chefs noirs, les negros franceses,
rangés de leur côté, les accompagnent. Certains,
dont Jean-François et Marc Saint-Dié, rejoignent le Honduras,
via Cuba.
Dans le même temps, la résistance des Caraïbes noirs
de Saint-Vincent elle, est brisée par un débarquement
anglais. Vaincus, prisonniers, torturés, assassinés, la
moitié d’entre eux seront déportés en 1796
sur l’île de Roatan, au large du Honduras. Les deux groupes
vont se réunir, et participer aux guerres d’indépendance,
menant sans relâche cette double stratégie déjà
définie à Saint-Vincent, installant des réseaux
dormants, inscrivant les traces d’une culture encore vivace dans
cette région du monde.
Comment depuis le Honduras et le Guatemala, ces troupes, ces populations,
ces groupes, ont participé de ce vent de l’émancipation,
avivé par la Révolution, ralenti par les reconquêtes
napoléoniennes, puis ravivé par la proclamation de l’Indépendance
d’Haïti ? C’est dans la troisième partie de
l’ouvrage que ces éléments sont plus particulièrement
analysés. Ils tracent une histoire pour le moins méconnue,
qui montre de façon convaincante la place de ces populations
pourtant limitées en nombre, dans le destin de l’Amérique
centrale, et leur installation au Guatemala, portant le rêve d’une
confédération antilléenne, souvent amorcée.
Mais Nicolas Rey n’est pas seulement historien, ni collationneur
d’archives. C’est aussi un sociologue et un anthropologue,
qui confronte les documents aux traces qui subsistent dans les récits
et dans les consciences. Ainsi, il rencontre Don Beto Meija, qui réunit
en lui les deux lignées des Caraïbes Noirs et des Negros
franceses : il est en effet le descendant de Sanchez-Diaz, Marc Saint-Dié.
Il évoque cette rencontre avec pudeur et retenue, mais le texte
laisse sourdre le caractère bouleversant de ces conversations.
Devant lui se tiennent ceux qui sont les descendants des lutteurs, et
qui transmettent cette mémoire écartée de l’historiographie
officielle. Et pourtant, à Livingston, Guatemala, « les
leaders du culte des ancêtres présentent les combats à
mener aujourd’hui pour protéger la communauté et
la terre ». La mémoire et l’identité constituent
en effet les deux faces d’une même pièce. Même
si parfois cette mémoire est « lacrymatoire », et
procède de la victimisation, elle participe de l’actualisation
continue de l’identité, et rend possible les postures de
résistance, y compris passive, aux sociétés blanches
hégémoniques. La danse du Yankunú en est une illustration
tenace de ce que les guerres coloniales portaient en elle de volonté
d’épuration ethnique et de résistance à celle-ci.
Certes, Nicolas Rey mène une approche résolument scientifique
de son sujet, mais il ne se départit pas d’une empathie
réelle avec lui : son souci n’est pas celui d’une
distance ni d’une réification toujours possible, et il
est animé d’un souci de la vérité, et d’une
écoute attentive, à la fois des acteurs, des traces de
leur présence, mais aussi des autres discours, et des variantes.
Une Histoire incertaine est peu à peu reconstituée, racontée
depuis un regard qui parvient à se prendre en compte dans les
échanges. Trop souvent, dans l’historiographie classique,
cette histoire est réduite à des chiffres, à des
statistiques, à des opérations intellectuelles et rhétoriques.
Mais l’auteur parvient à lui donner sens : il ouvre le
champ de la compréhension de ce mouvement. Il complète
très justement les travaux de Barthélémy, dans
une certaine direction (la césure créole-bossales), comme
ceux des Price (voir leur très beau livre consacré aux
marrons de Guyane publié récemment chez Vents d’ailleurs).
Il devient impossible désormais de méconnaître ceci
: que dans ce qui était rejeté dans les marges, se révèle
en fait un moteur puissant, mais discret, et obstiné.
Yves Chemla
|
|