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En
septembre 1985, rentré depuis un an de Port-au-Prince, je
fais connaissance de Gérald, à l’instigation d’une amie
commune. Je me rends chez lui, dans le 17ème arrondissement.
Je sortais épuisé d’une matinée de cours, dans un collège du
Blanc-Mesnil. J’apprenais mon métier d’enseignant, et ce
n’était pas simple, presque désespérant. D’abord, avant
toute chose, il m’a servi un verre d’eau, puis il m’a
préparé à manger. Pendant ce repas, il m’a demandé qui
j’étais, et pourquoi Haïti. Ce que j’ai répondu était très
factuel, je m’en souviens, mais parfois dans ma parole, il y
avait quelques éclats de ce que j’avais vécu là-bas. Je
parlais un instant de Jacmel, et j’eus le temps d’apercevoir
que son oeil pétillait. Au début, j’étais presque gêné de
ces prévenances, mais au fur et à mesure j’ai perçu que ce
qui se manifestait dans ces mots, dans ces postures, dans
cette attention à l’autre, c’était justement Haïti, une
façon haïtienne d’être au monde : de l’écoute à ce qui est
dit, de l’attention à ce qui se donne à entendre sans doute
à l’insu de l’interlocuteur, de la prévenance surtout. Je
suis passé de l’embarras à l’aisance, et très vite, nous
étions dans la familiarité. Il prépara du café, le versa
dans des tasses. Sortit deux verres, des petits verres.
Alluma une cigarette.
La parole changea de bord. Gérald me raconta sa vie là-bas,
son enfance, il me raconta ses parents, il me raconta
Maman-Dédé, il me raconta les déchirures : l’occupation
étatsunienne, le séisme de Jacmel, Port-au-Prince, il me
raconta ses amis.
Il raconta Tony, et sa dernière lettre : « J’ai la
certitude que le monde de demain sera meilleur, plus
juste, que les humbles et les petits auront le droit de
vivre plus dignement, plus humainement. / Je suis sans
haine pour les Allemands qui m’ont condamné et je souhaite
que mon sacrifice puisse leur profiter aussi bien qu’aux
Français ; je garde la certitude que le monde capitaliste
sera écrasé. Que l’ignoble exploitation cessera. Pour
cette cause sacrée, il m’est moins dur de donner ma vie
». Leurs parents, Noémie et Yves, avait transmis ce sens du
sacrifice, on le sait, et de la volonté de se tenir toujours
debout malgré la tempête. Il importe ici de rappeler le nom
de ce natif de Marie-Galante, Melvil-Bloncourt, grand-oncle
de Gérald, opposant au coup d’État de Louis-Napoléon
Bonaparte, partisan de la Commune de Paris en 1870, et qui
quoiqu’élu député de la Guadeloupe - contre Schoelcher qui
lui en voulut de façon assez indigne - dut s’exiler en 1874.
Harcelé par la droite pour avoir été un communard, il est
traduit devant une cour de justice et condamné à mort. Anti
colonialiste avant la lettre, il avait été un des premiers à
mettre en évidence le rôle des afro descendants dans la
société de son temps. Je continue sur Melvil-Bloncourt, car
il y a une histoire peu connue, peut-être un éclat de
légende, et qui nous donne une indication concernant
l’origine du nom, Bloncourt. D’après un rapport établi pour
une autorité militaire, ce nom est constitué de façon
particulière : «Il paraît (…) établi, d'après des
indications dignes de foi, qu'il serait le fils naturel
d'une Créole, Caillette-Leblond et d'un comte de
Moyencourt et que son nom aurait été constitué avec la
dernière syllabe des noms de son père et de sa mère ».
Jusque là, rien de particulièrement notable, si ce n’est de
nous rappeler que le nom, dans les sociétés encore
esclavagistes - on est en 1825 - n’est jamais anodin. Si
Melvil-Bloncourt a mené ses années de lycée à Louis-le-Grand
à Paris, ce n’est certes pas grâce aux seuls revenus de sa
mère. Melvil-Bloncourt avait dix frères et soeurs. Mais ce
qui est plus en rapport avec notre sujet est un détail,
souvent inaperçu. La devise de la famille Vaultier de
Moyencourt était celle-ci : « Mieux vault mourir que salir
». Il me plaît enfin de rappeler que Yves, le père de
Gérald, qui a lui-même vécu plusieurs vies, fut nommé par
Dumarsais Estimé, alors ministre de l’Éducation nationale,
directeur général des Sports et du Scoutisme. Gérald a reçu
depuis son enfance ces deux mots : servir et protéger.
Mais revenons à notre conversation de cet après-midi de
septembre.
Quand il donna le nom de Jacques Stéphen Alexis, je lui
racontais avoir enseigné à Port-au-Prince Compère
général soleil ainsi que L’Espace d’un cillement.
Il me raconta alors la montée de la tension en 1945-46, et
les journées révolutionnaires de 1946, connues désormais
comme « les Cinq Glorieuses ». Très vite, donc, à notre
première rencontre, cette histoire là me devenait familière,
ainsi que les noms de ses acteurs. Je connaissais déjà Edris
Saint-Amand, qui dirigeait un institut d’enseignement
supérieur à Port-au-Prince, et qui m’avait, lui, longuement
parlé du poète Magloire Sainte-Aude. J’écoutais la voix de
Gérald, ses inflexions, sa voix puissante reprenant les
discours prononcés devant la foule : « Vive la grève ! Vive
la Révolution », tandis que nous sirotions dans des verres
fins des trempés de fruits, dont Gérald m’enseigna aussi les
recettes. Nous en avons depuis préparé ensemble quelques
bouteilles. L’après-midi s’était écoulée dans ces récits,
dans ces souvenirs intenses, dans la douceur d’un alcool
fort et suave au palais, et dans ce sentiment partagé qu’en
Haïti même, la maison Duvalier était en train de craquer.
Nous avons promis de nous revoir. Il avait tant à raconter.
J’avais tant à écouter.
Nous nous sommes régulièrement retrouvés. C’est peu à peu
que j’ai appris à connaître Gérald, après cette rencontre. À
connaître son empreinte sur l’histoire. Depuis cette date,
Gérald a publié des livres. Dans le premier d’entre eux, Yeto,
le palmier des neiges, en 1991, il retrace la première
partie de son existence. En 2004, il revient plus
amplement sur son parcours dans Le Regard engagé,
racontant en détail des épisodes de son métier de
photographe. Dans le Journal d’un révolutionnaire
(2013), il fait de la révolte une hygiène de vie.
Mais au début, quand nous nous sommes retrouvés, assez
régulièrement, il est revenu sur la peinture. Je savais
déjà, avant de le rencontrer, combien elle avait été
essentielle dans son parcours, et combien il s’était investi
dans la fondation du Centre d’art, aux côté de Dewitt
Peters, Géo Ramponneau, Albert Mangonès, James Petersen, et
tant d’autres. J’avais connu Albert Mangonès ainsi que luce
Turnier. Dans une de nos conversations, le nom de Bloncourt
avait été glissé. Gérald a toujours aimé peindre. Nous le
devinons, accompagnant le père Petersen - oui, tel qui croit
connaître Gérald sait peu qu’il a été très proche de
l’église, qu’il a connu des élans mystiques durant son
adolescence -, marchant dans les hauts de Furcy, dans ces
paysages grandioses qui rappellent combien est motivé le nom
d’Haïti, terre des hautes montagnes. Il faut imaginer
le regard du peintre dans les hauteurs, remontant les pentes
du morne Cibao, s’arrêtant dans les carrés de culture, sur
les cayes disséminées dans le fond des vallées, apercevant
les points d’eau où s’abreuvent les bêtes, dévalant les
chemins que suivent les femmes maraîchères qui descendent
vers les deux versants de la côte : Pétionville puis
Port-au-Prince d’un côté, et Port-Marigot, puis Jacmel de
l’autre. Mais c’est bien en ville que le Centre d’art est
créé, qui devient le lieu fédérateur et de formation des
peintres et des boss-métal d’Haïti. C’est d’abord un lieu
mondain : « L’inauguration du Centre d’Art eut
lieu le 14 mai 1944, sous le haut patronage du département
de l’Instruction publique et de l’Institut
haïtiano-américain, que le président Lescot avait fondé
deux ans auparavant. Ce fut un grand événement artistique
et mondain. C’était la première fois qu’une exposition
générale de peinture haïtienne avait lieu sur l’île.
Intellectuels, bourgeois, et gauchistes se coudoyaient
dans la petite salle d’exposition. Au soir du premier
jour, nous avions vendu pour cinq cent cinquante dollars
de tableaux ». C’est le début d’une histoire qui n’est
certainement pas terminée, et dans la suite de cette
évocation, je ne peux m’empêcher de songer à ces mots de
Malraux, publiés en 1976 : « qu’y a-t-il de niais,
lorsqu’un paysan qui gagne 100$ par an peint allègrement,
en une semaine, quelque Baron Samedi qu’il vendra
peut-être mille ? Les Haïtiens qui peignent ne sont pas
les moins dégourdis ». On sait combien le Centre d’Art
a souffert du séisme de 2010, mais aussi combien on s’est
battu pour récupérer des gravats les toiles qui attendent
encore la construction d’un espace digne de les accueillir.
Gérald Bloncourt est au carrefour de plusieurs vies,
nourrissant une œuvre qui ne vaut pas seulement comme
témoignage : il est ouvrier, typographe-linotypiste,
peintre, dessinateur, homme politique. Exilé, il va devenir
photographe, poète, essayiste, et voyageur. Il est aussi un
repère pour les partis de la gauche haïtienne, toujours en
prise directe sur les événements qui secouent le pays
lointain. Exilé, il l’est également en tant qu’homme de
force vive, qui fait sa place dans un pays exsangue en 1946,
comme il le constate dès la descente de bateau : « Le
Havre était en ruine. Il n’y avait plus un seul morceau de
bois ou de poutre dans les décombres. L’hiver avait été
rude ». On ne se le rappelle plus, et c’est heureux,
mais la France de ces années a des indicateurs sociaux et
économiques désastreux. 650 000 morts et disparus, plus de
600 000 invalides, deux millions de bâtiments détruits, six
millions de personnes sans logement, l’appareil industriel
en ruine, les trains, les ports, le réseau routier sont
sinistrés, un tiers des enfants, dans les villes, souffrent
de rachitisme, un nouveau-né sur dix meurt à la naissance
pendant l’hiver de 1945, tant l’alimentation demeure
insuffisante. C’est dans ce pays en ruines qu’il
arrive, et qu’il doit trouver sa place, car il le sait, le
retour est impossible. Rapidement installé, prenant contact
avec les quelques cercles antillais qui se remettent en
action dans la capitale, ainsi qu’avec le Parti Communiste
–la rencontre est houleuse-, il devient un témoin privilégié
des luttes populaires qui secouent le pays. Un épisode
particulièrement intéressant est raconté dans Le Regard
engagé, sa rencontre avec Hô Chi Minh, dans les
premiers mois de son arrivée à Paris. Bloncourt semble faire
sienne cette double exigence du vieux leader : l’attention
et le soutien aux luttes des décolonisations, comme aux
luttes populaires et syndicales de la classe ouvrière, en
France. Gérald est aussi devenu un repère pour la gauche
française, il ne faut pas le négliger.
Gérald Bloncourt est de tous les engagements contre
l’injustice. Pendant toutes ces années, malgré les tâches
exigeantes de celle d’un photographe de presse, il n’a cessé
de lutter contre les dictatures et contre l’ignominie qui
sévit au pays, en particulier à partir de 1957. Il milite,
prend sur lui, participe à des congrès risqués. Il y a des
coups bas, qu’il commence à percevoir.
Pendant sa longue carrière à L’Humanité, et dans la
presse de gauche, après avoir acquis ce qu’il appelle les «
ficelles du métiers », en particulier le fait de doter les
photographies de légendes habiles qui permettent de suggérer
ce qui n’est pas immédiatement évident au regard, il observe
les déchirements à l’intérieur du Parti. Il est même le
témoin de moments décisifs, les négociations serrées après
la mort de Thorez, par exemple. En même temps, dès les
années 1960, il accomplit ce qui nous apparaît maintenant
comme une sorte de grand reportage sur la vie quotidienne
des prolétaires, des ouvriers, de ceux qui sont exploités
sans limite pendant ce qu’on a coutume de nommer les «
trente glorieuses », et dont on a tendance à négliger
qu’elles furent accomplies avec un coup social assez
effroyable, et que leur « gloire » a quelque chose de
pathétique. Les dizaines de milliers de clichés (240 000),
désormais numérisés, dressent un portrait de cette France
qui a maintenant disparu. Mais aussi le monde des
bidonvilles, la révolte sahraoui, la révolution des oeillets
à Lisbonne… Il y a ces portraits d’écrivains et d’artistes :
Gérald capte plus qu’il ne saisit l’intensité d’un regard,
la tension d’une posture, la légèreté d’un sourire, l’élan
d’un geste, de ces êtres qui incarnent une part de la
vitalité du corps social dans ce qu’elle a de plus
mystérieux : la création.
Et puis, en 1985, il raccroche. Il est désormais totalement
disponible à lui-même, c’est-à-dire aux autres. Depuis
longtemps déjà, la rupture est consommée avec un parti
communiste qui s’est enfermé dans des logiques
incompréhensibles sinon celle d’un consentement irrationnel
à sa propre déchéance. Il y a quelque chose de La Boétie
dans le refus de Gérald : « je ne voudrais sinon
entendre comme il se peut faire que tant d’hommes, tant de
bourgs, tant de villes, tant de nations endurent
quelquefois un tyran seul, qui n’a puissance que celle
qu’ils lui donnent ; qui n’a pouvoir de leur nuire, sinon
qu’ils ont pouvoir de l’endurer ; qui ne saurait leur
faire mal aucun, sinon lorsqu’ils aiment mieux le souffrir
que lui contredire ». Les portraits qu’il dresse de
Jeannette Vermersch et de son compagnon Maurice Thorez, de
Pierre Courtade, de Roland Leroy et de tant d’autres dont
les noms commencent à devenir poussière, l’évocation du
culte de la personnalité au sein du parti méritent le
détour. Exit le PCF, qui a vu depuis son électorat s’éroder,
et disparaître sa présence politique.
Le Comité pour juger Duvalier est créé, après
l’arrivée du sinistre pantin dans le sud de la France, en
1986. Il n’est pas question de lâcher, malgré la lenteur de
la justice et les obstacles. Il n’est pas non plus question
plus tard de délivrer de blanc-seing à Aristide. Gérald
fédère les énergies, réunit, aide à interpréter. Mais aussi,
il peint, il écrit, il publie : essais, poèmes, mémoires,
ouvrages sur la peinture. La notoriété lui tombe dessus, un
jour, à l’orée des années 2000. Il est invité à exposer, de
par le monde. On regarde ses photographies, on y retrouve
l’impensé de ses propres histoires, une jeune femme vivant
au Portugal se reconnaît dans un portrait d’elle enfant
misérable dans le bidonville de Saint-Denis. Elle est
désormais universitaire, et elle ouvre à Gérald les portes
du Portugal.
Alors, maintenant voici Gérald, débordant de projets,
courant le monde pour participer à des expositions
consacrées à ses oeuvres.
Le voici, autrefois adolescent révolté, naguère homme au
regard engagé et à la parole de franc-tireur, homme libre,
le voici désormais honoré par la République faite sienne, il
y a bien longtemps.
C’est peu de dire, cher Gérald, que nous te remercions
d’être qui tu es. C’est peu de dire que pour moi, depuis
trente ans - 1985 ! - tu es un repère dans ce monde dégradé
chaque jour un peu plus par l’opacité, le déshonneur et la
haine, en particulier à l’encontre des démunis.
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