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Recueil poétique de Hector de Saint-Denys Garneau (Canada, 1912-1943),
publié en 1937 (Montréal).[manque l'édition : les
mille exemplaires ont été retirés de la circulation
par l'auteur].
Proche du groupe de "La Relève", qui, à partir de 1934
travaille au renouveau de la littérature québécoise,
Saint-Denys Garneau envisage la poésie comme la voie de connaissance
privilégiée d'une quête morale et spirituelle animée
par un tourment métaphysique et religieux. Ecrivant la plupart
de ces vingt-huit poèmes entre 1935 et 1937, il s'accusera d'imposture
en 1938 et les reniera, avant de s'enfermer dans le mutisme. Ce n'est
qu'après 1945 que cette oeuvre suscitera de nombreux commentaires
et sera reconnue comme ayant ouvert à la poésie québécoise
l'espace de la modernité.
Placée dès le titre sous le double signe du spectacle
et de l'action, l'oeuvre s'ouvre sur le besoin (1. Jeux) d'échapper
au malaise causé par une posture dont l'immobilité est
menaçante. Reconstruisant comme l'enfant un monde à sa
mesure, espérant le rendre ainsi habitable, il se heurte cependant
à l'ordre établi qui interdit la liberté du geste.
Pourtant la contemplation émerveillée de la nature illumine
encore son regard ("Rivière de mes yeux"), tandis que les enfants
qui cherchent à habiter ce paysage (2. Enfants), choisissent
de s'aventurer dans l'inconnu, afin de fuir la contrainte. Ainsi, dans
Les Esquisses en plein air (3.), le poète cherche à
recréer par le regard un espace, hanté par une présence
féminine, où les arbres s'enracinent au son d'une flûte
qui chante la respiration et le ruissellement de l'être. Mais
les Deux Paysages (4.) sont marqués par la rencontre de
la mort dans l'indifférence de la nature, rencontre appuyée
dans De Gris en Plus Noir (5.) par la menace généralisée
d'éléments hostiles : le froid et l'étouffement
ouvrent la porte à la solitude, l'ennui et le désespoir.
Dès lors, c'est à une perte d'être que le poète
est confronté (6.Faction) : même s'il demeure possible
à la parole d'investir un espace stellaire, ce dernier n'est
finalement qu'un "réduit". Le poète outrepasse désormais
les limites d'un dépouillement qui n'a plus de nom (7. Sans
Titre), et se dissout dans une solitude et un malaise métaphysique
irrémédiables, tandis que dans un dernier sursaut, il
se signifie à lui même l'échec de la perspective
poétique (Accompagnement).
Lauréat de concours poétiques en 1926 et 1929, Saint-Denys
Garneau renonce en 1935 à une carrière littéraire
qu'il considère comme fondée sur une imposture. Etouffant
dans une société marquée par une éducation
qui appréhende le bonheur comme un danger pour l'âme, condamné
dès 1934 par les médecins, il perçoit brutalement
que la réalité du monde est bien mal assurée, et
prend du même coup conscience de l'impossibilité à
vivre en portant l'aiguillon de cette découverte. Le premier
texte expose d'emblée cette contrainte : "mon
pire malaise est un fauteuil où l'on reste". Se fondant
sur le décentrement perpétuel, il inscrit son écriture
dans l'hésitation et dans l'attente de tous les possibles : "Laissez
moi traverser le torrent sur les roches / Par bonds (...) / C'est là
sans appui que je me repose". Or loin de trouver le repos, il s'engage
sur le chemin de l'errance. "Je suis une digression", écrivait-il
dès 1931 dans son Journal. C'est d'après Jacques
Blais, l'aventure d'Icare que retrouve le poète. Pour échapper
à cette errance dont il pressent l'issue catastrophique, à
travers le regard des enfants oppressés par le monde pervers
des adultes où "Dans ce manque d'air (...)
/ La ville coupe le regard au début", il s'empare des
figures solaires de l'envol. C'est dans le ravissement extatique qu'il
appréhende les beautés du monde, qu'il peut même
s'y abîmer dans un arrêt contemplatif ("Rivière
de mes yeux"), et qu'il peint d'un pinceau alerte et sûr
de son mouvement les arbres des Esquisses en plein
air.
Las ! La distance dans l'aérien lui fait rapidement percevoir
la part d'"ombre sauvage" qui découpe
les Deux Paysages, "la vie la mort sur
deux collines" : la chute s'accélère et s'achève
dans l'engloutissement et la dissolution : "C'est
la mort qui fait son nid". Il ne demeure plus, finalement que
l'infime conscience d'une perte d'être, "Avec
la perte de mon pas perdu", "comme un enfant
qui part en mer / (...) Que la mer à nos yeux déchira
". Cette thématique icarienne, si elle rend compte de la composition
du recueil ouvre de nouvelles perspectives : comme l'écrit Eva
Kushner, cette poésie s'apparente plus à un "acte
de découverte" qu'à une démarche expressive.
Pour mener cette aventure intérieure, Saint-Denys Garneau s'appuie
sur de nombreuses lectures (notamment celles des Maritain, de Claudel,
de La Tour du Pin, de Gravitations de Supervielle) qui, si elles
inspirent à son écriture une poétique de la conscience
lucide, n'oblitèrent pas cependant une exigence d'authenticité
qui l'écarte de toute loi esthétique imposée. Cette
recherche d'un équilibre aléatoire qui l'oblige à
contester les conventions linguistiques -et ouvre la poésie québécoise
à la modernité-, l'engage à s'interroger sans cesse
sur le bien-fondé de sa démarche. La poésie devient
alors son propre objet, et marque aussi par là son impossibilité
tragique à rejoindre le réel. Le constat d'échec
d'Accompagnement le rappelle douloureusement : plus le poète
cherche à investir la réalité par le regard et
le jeu, plus se creuse en lui la profondeur de l'exil, du silence et
de la mort.
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