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... c'est l'imprévisible qui terrifie ceux qui refusent même
l'idée sinon la tentation, de mêler et de partager (
Edouard Glissant)
La notion de métissage me paraît appartenir à ces
évidences du discours qui drainent avec elles un poids idéologique
insoupçonné, et par lequel la parole s'articule peut-être
sans assez de discernement. Il importe désormais, après
les critiques de l'exotisme, de la négritude, de la créolité,
de l'antillanité etc. d'explorer ce concept, même si pour
cela on côtoie rapidement des discours qui ne sont pas les nôtres.
Il me faut également souligner que ce travail vaut comme la trace
de recherches en cours, et que son objet est avant tout de susciter
le questionnement.
Notion vague que le métissage, qui se pose à partir de
versants en revanche assurés : le métis, c'est l'autre,
une espèce à part et un peu bizarre, désignée
à partir du trompe-l'oeil de son apparence. Ou bien, le métis,
n'est ni l'un ni l'autre, surtout pas une espèce, mais une réaction
aberrante de la nature face aux errances du désir et de la culture.
Le métis -combien de fois on l'a lu, vu, entendu- souffrirait
à la fois d'un trop-plein d'être qui confine à l'absence
( !) : je ne suis pas noir, je ne suis pas blanc, je ne suis pas rouge,
pas jaune, j'ai les cheveux lisses, ondulés, crespelés.
J'approche plus ou moins d'une des couleurs du spectre. Je suis " bien
sorti ", " mal sorti ". Je n'appartiens à aucune catégorie,
je suis seul. On peut, à l'inverse, vanter ses mérites,
esthétiques (beauté des corps, un stéréotype
par lequel j'affirme que ce qui a été pris par l'autre
est le meilleur de moi-même), culturels : le " métissage
des cultures ", lieu commun contemporain, comme valorisation contre
les idéologies identitaires, productrice de répétitions
et donc de perte d'énergie. Je revendique mon altérité,
et je renvoie les autres à leurs effigies défectueuses.
Tout cela se montre résolument confus. La notion se retourne
incessamment sur elle-même, et sa perception dépend somme
toute des points de vue. Peut-on penser alors à partir d'une
notion aussi brouillée ? De quel prix payons nous cette pensée
? De quelles insuffisances de la pensée cette existence fait
elle les frais ? Ce sont quelques réflexions autour de ce " trou
noir " intellectuel qui seront proposées ici. La question moderne
du métissage est ouverte par la colonisation et la question du
peuplement des colonies : celui du Canada français, tout d'abord,
dont le peuplement fut difficile, et qui joue comme contre exemple.
Ce qui revient à souligner la faible part du métissage,
dont les traces sont ténues, masquées par l'ombre de Colbert,
et des communautés religieuses. Il y a refus, qui n'est pas souligné
avec insistance, par des actes juridiques. Du moins à notre connaissance.
Le peuplement du Canada colonial est assuré tout de même
par des populations d'origines diverses : " Les
hommes descendent principalement du monde agricole de la France de l'Ouest,
de l'Aunis, de la Saintonge, du Poitou, et, à un moindre degré,
de la Bretagne et de la Normandie. Les femmes sont semble-t-il majoritairement
d'origine urbaine, soit de la France du Centre-Ouest, soit de Paris
" (1).
Le Canada voit aussi un strict contrôle administratif et religieux
: les intendants n'ont de cesse de regrouper les populations dans des
villages, les communautés de veiller à la " moralité
des populations européennes ". En dehors, il reste les " coureurs
des bois ", qui commercent avec les Indiens. Et ceux là... Dans
les Îles en revanche, la situation est autrement différente.
La déportation de populations d'Afrique entraîne d'autres
actes et d'autres perceptions de la réalité. On ne reviendra
pas sur le caractère effroyable de ce qui s'est passé,
et de ces conditions d'émergence du capitalisme européen.
Mais il convient de s'arrêter sur la violence qui s'y manifeste.
Le métissage place la contradiction au coeur du dispositif juridique
colonial. En effet, si la société est réellement
fondée sur une démarcation brutale entre les Blancs et
les Noirs, alors l'existence des métis est proprement une aberration.
Or, rappelle Bonniol, se fondant sur le témoignage du Père
Du Tertre (2), non seulement Le mulâtre
est présent dès le début de l'histoire des Antilles
(3) mais encore comme l'aboutissement obligé de l'exploitation
sexuelle de la femme esclave par le maître. Du Tertre ne manque
pas de précisions sur la violence de cette relation :
il n'y a personne qui ne portast compassion à ces pauvres malheureuses,
qui ne se laissent ordinairement aux désirs sales de ces hommes
perdus, que par des sentiments de crainte d'un mauvais traitement, par
la terreur des menaces dont ils les épouvantent, ou par la force
dont ces hommes passionnés se servent pour les corrompre...
Le métissage est donc enfant de la violence. Il n'est pas le
signe d'une intégration ni d'une harmonie, mais bien celui d'une
oppression multiple. Pourtant, dans un premier temps, les enfants ne
furent pas relégués dans la servilité. Ce n'est
que lorsque l'ordre colonial prit conscience que l'illégitimité
de ces naissances le remettait en cause, que des politiques d'ajustement
se mirent en place et qu'apparut la définition de la ligne de
couleur. La législation devint ségrégative : le
statut des individus dépendit de leur couleur. Si les maîtres
continuèrent à affranchir les enfants nés de mère
esclaves, ceux-ci demeurèrent dans une condition inférieure.
Cette politique de discrimination fut particulièrement affirmée
à Saint Domingue où se constituèrent néanmoins
des lignées, notamment de planteurs qui, en 1789, possèderont
près du tiers des biens de la colonie (4). Les chiffres sont
assez parlants : ... le nombre des affranchis
par rapport à celui des Blancs passe à Saint-Domingue
de 4,84 % en 1681 à 33,95 % en 1754 et à 89,36 % en 1789.
A la Guadeloupe, les pourcentages respectifs sont 8,44 % en 1687, de
14,23 % en 1757 et de 22,30 % en 1789. A la Martinique, ils sont respectivement
de 7,28 % en 1700, contre 14,57 % et de 49,23 % en 1789.5 Ils permettent
de différencier les situations dans ces îles des Antilles.
Il y a fort à parier que dans les autres îles, britanniques,
hollandaises et espagnoles, les situations présentent des caractères
différents. Mais ces données expriment autre chose, dans
leur évidence brute, qui est tout simplement leur lisibilité.
Nous leur accordons du sens, parce que nous sommes en mesure de lire
ceci, la ligne de couleur. On connaît la phrase de Praslin, souvent
rappelée, qui, en 1766, réinscrit encore une fois la barrière
de sang : " L'esclavage a imprimé une tâche ineffaçable
sur toute leur postérité, même sur celle qui se
trouve d'un sang meslé, et que conséquemment ceux qui
en descendraient ne peuvent jamais entrer dans la classe des Blancs
" Un verrou est posé, mais c'est aussi parce qu'un autre a sauté
: L'ére de la colonie religieuse et missionnaire était
bien achevée cependant, et l'Eglise catholique s'est trop facilement
intégrée dans une société coloniale dont
le moins qu'on puisse dire est qu'elle ne correspondait que de très
très [sic] loin aux visions d'une Jérusalem céleste
descendue du ciel. (6)
Il convient d'avoir une vision d'ensemble de cette situation et de la
lire dans le cadre d'une dynamique sociale qui nous est de fait plus
familière qu'on ne peut le penser. Ce fonctionnement social est
adossé à une mutation essentielle : le rapport à
la propriété n'est plus inscrit, comme en métropole,
dans une accumulation séculaire et visant à l'annoblissement,
mais dans une circulation économique rapide, appuyé par
un fonctionnement risqué du crédit. C'est une organisation
pragmatique et utilitaire de la société et des forces
de travail qui se met en place dans les Îles, et qui rapproche
ces sociétés des nôtres. Ce que nous appelons le
métissage a grandement à voir dans cette organisation
: La société coloniale a, du moins
dans les îles, "compensé" l'égalitarisme, la modernité,
le pouvoir de l'argent, l'esprit d'aventure, qui est d'entreprise en
vérité, par l'esclavage. La société sans
naissance, ni même hiérarchie classique, sans superstructure
inutile d'intelligence affirmée comme caractéristique
d'un groupe, ayant répudié jusqu'à l'essence du
christianisme, a remplacé le tout par le racisme de l'esclavage
(7).
C'est la question du " racisme " qu'il convient maintenant d'aborder,
et particulièrement dans le cadre de l'étude du métissage.
Le " métis " est d'emblée posé comme être
faible, déjà par son statut social d'inférieur,
comme le souligne Praslin. Il affiche par sa présence et son
effigie les stigmates sociaux de l'esclavage. Il constitue une " classe
" lisible, statique en tant que classe juridique, mobile selon les phénotypes,
comme le montre la grande taxinomie de Moreau de Saint-Méry.
Mais en même temps, s'inscrit dans le discours une caractéristique
de substance. Si le terme métis n'est pas marqué (du latin
mixticius, de mixtus, mélangé), celui de mulâtre,
en revanche, l'est lourdement : attesté depuis le début
du XVIIe siècle, le terme renvoie à la pratique du croisement,
et inscrit une animalité inféconde au premier plan. Le
terme en fait ouvre la voie justement à la possibilité
des taxinomies qui sont fondatrices de discours scientifiques. Buffon
peut ainsi théoriser la question de couleur. On trouve dans l'Histoire
de l'Académie des Sciences, année 1724, page 17, l'observation,
ou plutôt la notice suivante : " ... les
enfants d'un blanc et d'une noire ou d'un noir et d'une blanche, ce
qui est égal, sont d'une couleur jaune (...) ils ont des cheveux
noirs , courts et frisés ; on les appelle mulâtres. Les
enfants d'un mulâtre et d'une noire ou d'un noir et d'une mulâtresse,
qu'on appelle griffes, sont d'un jaune plus noir (...) Les enfants des
mulâtres et des mulâtresses, qu'on nomme casques sont d'un
jaune plus clair que les griffes". Buffon, Hist. nat. de l'homme, Addit.
à Variétés espèce humaine, Couleur des nègres.
Insidieusement, le glissement s'opère d'un marquage juridique
à un marquage phénotypique, alors que les deux sont regroupés
dans la phrase de Praslin. Il faut voir dans ce glissement l'émergence
d'une des grandes fictions scientifiques par laquelle la pensée
européenne s'est structurée, malgré les résistances
dont elle a pu ici où là faire plus ou moins preuve. C'est
aussi une machine à produire de la fiction qui s'est installée,
et sur laquelle nous vivons encore. Tout d'abord, la considération
sanguine. Elle constitue un corps de discours et d'arguments scientifiques
-dans l'acception historicisée de ces termes- qui déroule
une logique autonome, celle de la mixophobie :
1. Chaque race correspond à un type humain qu'on présume
stable. Postulat de stabilité des types.
2. Il y a des types humains supérieurs et des types humains inférieurs.
Postulat d'inégalité entre les types.
3. A chaque type correspond une qualité spécifique de
"sang". Postulat de "monohématisme" racial.
4. La valeur d'une race réside dans la pureté de son sang,
la valeur raciale d'une population mélangée réside
dans la proportion de sang de race supérieiure qu'elle contient.
5. Le métissage ou croisement entre races est un mélange
des sangs. La procréation s'opère comme une "transfusion
sanguine" censée transmettre aptitudes et inaptitudes. L'immigration
est elle-même conçue comme "une transfusion sanguine ethnique
massive", autant que comme "une greffe interraciale".
6. Le mélange détruit irréversiblement la qualité
différentielle des "sangs", donc les valeurs spécifiques
des races mélangées. Le métissage tend inévitablement
à profiter aux races inférieures : il médiocrise
(8).
Si le Noir constitue un des deux pôles de la structuration du
discours de la pensée raciste, le Métis révèle
la souillure, la trace de l'impureté, qui même minime,
circule définitivement dans la lignée. Par elle, l'identité
du Blanc comme du Noir est irrémédiablement atteinte,
et le Métis est perçu à la fois comme un trop plein
mais aussi comme un manque, impossibles à rattraper. Les personnages
des romans de Faulkner témoignent sans cesse de cette hantise.
On se souvient plus particulièrement du Sutpen d'Absalon !
Absalon ! qui répudie son épouse haïtienne pour
cette raison. Mais cette logique du discours, fondée sur les
qualités hématiques, se retrouve elle-même mise
en crise, par Gobineau notamment. Todorov a bien montré le caractère
paradoxal du raisonnement gobinien : " Race" et
"civilisation" sont, selon lui, deux entités liées entre
elles aussi étroitement que possible ; ce ne sont peut-être
que deux aspetcs d'une seule et même entité, la société.
Mais, envisagée comme civilisation, la société
est d'autant plus forte qu'elle a pu assimiler d'autres sociétés
différentes d'elles ; alors que, dans l'optique de la race, plus
elle est mélangée, et plus elle est faible. Souvenons
nous : ceux qui parviennent à surmonter la répulsion pour
les croisements forment ce qui est civilisable dans notre espèce
; mais pour la race, tout mélange est une flétrissure,
une dégénérescence. Il ne s'agit pas là
d'une contradiction chez Gobineau, mais plutôt d'un paradoxe tragique
qui pèse sur le genre humain. Dès qu'une société
est suffisemment forte, elle tend à se soumettre les autres ;
mais dès qu'elle le fait, elle est menacée dans son identité,
et elle n'est plus forte. La source du mal est dans la présence
du bien, et au fond, les peuples n'ont le choix qu'entre les moyens
de leur perte : les faibles périssent soumis par les forts, les
forts corrompus par les faibles, à travers un contact qui a été
la conséquence inévitable de leur force même
(9).
Le métissage se retrouve ainsi au centre d'une problématique
qui va s'ouvrir à cette conception de l'histoire dont le XXe
siècle a fait les frais, conception qui n'est toujours pas achevée,
loin s'en faut. Or cette conception pessimiste du déclin de la
civilisation (Madison Grant, Oswald Spengler, mais aussi Valéry,
Malraux....), ne vaut guère plus qu'un de nos grands récits,
une fiction magistrale, qui fut longtemps assénée, puis
diffusée, enfin intériorisée. Il faut en convenir,
le terme même de " métissage " ne vaut rien, car il nous
renvoie à une série discontinue de l'espèce humaine,
dont les images du Larousse de nos grand-parents, figurant l'émergence
de l'humanité, du grand singe à l'homme blanc, dessine
l'arrière-plan. Le terme fonde une différence de substance
à partir d'une observation relative au point de vue, comme l'ont
montré les analyses déjà anciennes de Micheline
Labelle. En esthétique, on appelle cela un trompe l'oeil. Ce
n'est qu'une chausse-trappe dans laquelle la pensée s'enferre.
Tout le problème vient enfin de ceci : ce que les sociétés
croient vrai finit par le devenir, et le constat pragmatique des distinctions
s'accomplit dans les efforts de reconduction. La palette de couleurs
et de caractères phénotypiques vient longtemps signaler
la place de l'individu dans le spectre social. En interne, bien évidemment.
On le lit, par exemple, avec la remarque du personnage de Cocotte dans
Les Chemins de Loco-Miroir, de Lilas Desquiron : observant du
balcon de Violaine la sortie de l'école des garçons, elle
ne peut s'empêcher en même temps de mettre en parenthèse
le souci de la ligne de couleur mais d'en nommer aussi les effets sociaux
: Le grand portail s'ouvrait en grinçant et il s'en échappait
une horde extraordinairement bruyante et pleine d'intérêt
: les garçons de l'école des Frères, jambes jaillissantes,
épaules impétueuses, toutes couleurs mêlées,
ébène, pain d'épices, ambre, cannelle, bronze,
miel, biscuit, or brun, pain bis, toutes les chatoyances de la Caraïbe
en une gerbe touffue dont les nuances se reflétaient dans la
hiérarchie de la ville (10) Ou bien tel avocaillon, dans
Compère Général Soleil de Jacques Alexis
: -Moi je vous dis, il faut en finir avec les
mulâtres, ces gens-là nous prennent toutes les places sous
le nez... Nous autres noirs, nous nous mangeons les dents. Voilà
trois ans que je n'ai pas de place. Il est temps d'agir, largement temps...(11).
En externe, et face à un européen, dans le même
contexte haïtien, Claire, l'héroïne de Amour
de Marie Chauvet, est réputée être la
plus jolie négresse jamais rencontrée. Elle est
plus foncée que ses soeurs. On ne sort qu'à grand-peine
du marquage et de la dévalorisation généralisée
: De taille moyenne et plutôt grasse, claire
de peau et les cheveux d'un blond fadasse, Félicia a les traits
fins d'une blanche. Annette, quoique blanche aussi, a de l'or sous la
peau. Et ses cheveux sont noirs, d'un noir bleu comme ses yeux. La couleur
de la peau exceptée, c'est ma copie d'il y a seize ans, retouchée.
Car ces deux mûlatresses-blanches sont mes soeurs. Je suis la
surprise que le sang-mêlé a réservé à
nos parents ; surprise désagréable à leur époque,
sans nul doute, car ils m'ont fait assez souffrir...(12). Encore
une fois, ce qui sous-tend cette articulation des discours et des individus
est une conception de l'identité essentielle et sociale fondée
par les caractères phénotypiques, même si parfois,
comme dans le roman de Lilas Desquiron, la richesse de la palette des
couleurs devient une matrice descriptive positive. On se souvient ici
du mot de Fanon : Et l'on va dans un corps à
corps avec sa noirceur ou avec sa blancheur, en plein drame narcissiste,
enfermé chacun dans sa particularité, avec de temps à
autre, il est vrai, quelques lueurs, menacées toutefois à
leur source (13) Le métis, lui, fait les frais de ce contexte
identitaire. Taguieff rappelle ce mot terrible de Livingstone, transmis
à Darwin, repris par Nietzsche, et dont on ne peut s'empêcher
de s'imaginer qu'il fut prononcé comme un mot d'esprit
: "Dieu créa l'homme blanc et Dieu créa
l'homme noir, mais le diable créa le mulâtre".
Il convient de ne pas rester sans voix en cédant à la
fascination de l'horreur. D'abord, le cadre même du discours scientifique
mérite d'être bousculé : loin de se fonder sur la
constance de la vérité, il construit et déconstruit
un rapport aux êtres concédé par l'éducation,
l'enseignement et la " situation culturelle " qui diffuse les séries
de propositions auxquelles nous sommes bien forcés de croire.
On peut l'écrire autrement, comme Richard Morgiève, qui
dans Ma vie folle, secoue violemment les épaules et se
défait de l'emprise des maîtres : Ces ordures qui m'ont
fait tant de mal en me disant que j'étais bête c'étaient
des professeurs je ne me souviens pas de leurs visages Les tuer oui
! Mais le mal c'est à moi que je le fais. Et toute cette merde
chrétienne qui enchaîne. (14). D'autres rapports aux
êtres que ceux qui procèdent par assignation et catégorisation
tissent leurs réseaux en contrepoint. Glissant ne les nomme pas
"métissage", car tout un chacun, on l'aura compris, (n')est (que)
le " métis " de l'autre. Une théorie généralisée
du " métissage " ne viserait là aussi qu'à l'indistinct.
C'est de poétique de la Relation dont il s'agit. Par elle,
une autre Histoire donne à entendre son intelligibilité
obstinée. Il y a en amont de la réflexion cette conscience
d'une contre-légitimité existentielle et silencieuse :
De même que l'arrachement primordial ne
s'accentuait d'aucun défi, ainsi la prescience et le vécu
de la Relation ne se mêlent-ils d'aucune jactance. Les peuples
qui ont fréquenté le gouffre ne se vantent pas d'être
élus. Ils ne croient pas enfanter la puissance des modernités.
Ils vivent la Relation, qu'ils défrichent, à mesure que
l'oubli du gouffre leur vient et qu'aussi bien leur mémoire se
renforce (15). Ce postulat vaut comme promesse d'un effort, en
vue d'une connaissance partagée, à la différance
du discours de l'autorité, de l'argumentation appuyée
par la scientificité. C'est reconnaître que le vrai y excède
l'assurance du fondamental. Il vise essentiellement à tous les
possibles. L'altérité de l'autre ne s'enferme pas alors
dans celle de " l'étrange étranger ", car la poétique
de la Relation nous désaltère. Elle nous indique la voie/x
du partage imprévisible. Allée cependant fragile, toujours
en danger d'être regagnée par la forêt sauvage et
inhumaine, dans ce monde dilaté, nu qui entrechoque, mélange,
malaxe - alors que nous nous obstinons par ailleurs
à ressentir (à penser) comme si nous vaquions toujours
à notre église, à notre carbet, à notre
temple, à notre synagogue ou notre mosquée, ou à
l'ombre de notre totem, près de notre feu, cuisant notre riz
ou notre igname ou notre pain, vivant la vie excluante de ceux qui ne
se rassemblent que pour se séparer des autres - [et] qui nous
précipite ainsi dans la contradiction, la contracture, la faille
engloutissante (16).
La poétique de la Relation se dit dans des moments d'exception.
Tout le mouvement de réinscription d'une identité déclenché
depuis cette origine de la Traite ne me semble pouvoir être entendu
que par ce mouvement, dont le déroulement échappe à
la pensée occidentale, ancrée dans une démarche
productrice de sens fonctionnant par démarcation, dénomination,
causalité mais aussi par assignation, ce qui la verrouille et
l'empêche souvent de prendre en compte ce qu'elle ne parvient
pas à saisir. Le vodou haïtien, par exemple, rend possibles
ce type de rencontres, et pourrait nous permettre d'approcher cette
question du " métissage ", sur un plan sans aucun doute idéal.
Avec le vodou, la relation se noue dans les moments de repossession,
moments à la fois de crise et de réintégration
identitaire. C'est une relation à trois terme : l'un, l'autre
et un tiers absent, mais non exclu, dont la fonction est précisément
de " résoudre la contradiction de ceux
qui dialoguent ", pour reprendre le mot de Laroche (17). Le temps
de la cérémonie semble caractériser ce mode de
relation : le vaudouisant n'obtient de réponse du loa que par
la possession, et cette réponse sort de sa bouche mais ce sont
les autres participants de la cérémonie qui la lui reformulent,
puisque lui même ne pouvait pas l'entendre. Circuit complexe,
circuit prudent et précautionneux, auquel tous les membres de
la société participent. De ce circuit se déroulent
des paroles et des pratiques, autour de lui, les désirs se manifestent.
La poétique de la Relation se dit aussi dans cet espace triple.
Ce devenir-autre qu'elle entraîne ouvre la voie à une altérité
qui n'est pas faite d'étrangeté, contrairement à
ce qu'on pourrait estimer. Bien au contraire, elle se fonde sur une
situation, un ensemble de conditions qui ne dépendent pas de
nous et qu'il s'agit de comprendre. Dans Le Mythe de l'individu,
Benassayag explore les conséquences de cette approche. C'est
ce qui est donné par opposition à ce qui est désiré.
C'est pour cela que la compréhension de la situation exige de
nous la tension comme un processus, sans sujet ni objet (...). Si la
situation comme organisme est un pur processus, sa compréhension
ne saurait être morphologique. (...) C'est pour cela que cette
vision "dynamique" du devenir s'oppose à la vision statique kantienne,
puisque la "chose en soi" n'est pas ce qui existerait de manière
définitive comme inaccessible pour un observateur, mais le nom
que nous pouvons donner à cette autoprésentation à
laquelle un sujet participe (18). Le " moi ", dès lors,
ne saurait être pensé autrement que comme un autre parmi
les autres. L'individu devient ainsi irréductible à une
quelconque unidimensionnalité et contient en lui la multiplicité
de l'universel dans lequel il s'inscrit. A ce compte, la palette phénotypique
ne se détermine plus à partir de repères stables,
et la notion de " métissage " se dissout dans l'émergence
ininterrompue de situations nouvelles. Enfin, on peut évoquer
avec Benassayag le moment amoureux, pour en finir avec toute l'imagerie
condescendante et moderne du " mariage mixte " et des fictions qu'il
infère : est situation l'"état amoureux", au sens de l'amour
passion qui n'est ni décidé ni maîtrisé par
chaque individu, mais qui est ce point ontologique où les amants
doivent dans leur amour décider d'un universel qui les contient.
La Caraïbe se construit et s'interprète à partir
des conditions qui lui furent imposées, et qui, malgré
la croyance occidentale de " l'exotisme " en font un miroir multiface
dans lequel se reflètent des couleurs équivoques passées
à travers le prisme de l'esclavage. Emile Ollivier rassemble
cet effet dans une évocation saisissante de ce qu'il en est de
l'île d'Haïti et de son allure paradoxale, vue de l'extérieur
: Toutes les histoires du monde sont venues échouer
sur le côté de cette île, à la machoire de
caïman endormi : galions remplis d'or et d'émeraude, navires
aux cales chargées de princes bantous, fausses Indes de l'Ouest,
anthologie de paysages, encyclopédies de jungles, survivance
de peaux cuivrées, créoles, une seule humanité
aux prises avec la chaleur des Tropiques et les rivages méphistophéliques
du temps (19).
Chaque roman, chaque texte haïtien, me semble tendu dans cet effort
pour réinvestir la dimension universelle et l'intégrer
à son propre devenir. C'est dire combien cette littérature
est préoccupée du réel. On a pourtant fait reproche
au roman haïtien -ainsi qu'au roman caraïbéen- de son
naturalisme ou de son réalisme, fût-il " merveilleux ",
comme si les romanciers ne parvenaient à se détacher de
ce réel sous le regard, et se condamnaient à la transcription
de la réalité. Peut-être aurait-il
fallu songer davantage au fait que le narrateur haïtien trouvait
la réalité historique haïtienne suffisamment futuriste
ou oxymorique pour ne pas sentir le besoin de projeter son imaginaire
dans un réel encore plus paradoxal (20).
Il existe un mythe haïtien qui désigne ce mouvement et cette
tension, celui de la renaissance en vue d'un ancrage encore plus fort
dans la compréhension de ces conditions, celui du voyage sous
la mer. Le personnage féminin séjourne un certain temps
dans l'eau, rencontre tel loa, Simbi, la sirène, Agoué,
le maître des eaux. Ce moment est en général celui
d'une initiation dont le contenu n'est jamais révélé,
lorsqu'au bout de quelques jours, cette femme devenue momentanément
sirène, revient sur l'île. Mais le séjour dans l'eau
est reconnu par les autres. Nombreuses sont les héroïnes
qui surgissent de l'eau, comme Claire-Heureuse, de Compère
général soleil, de Jacques Stephen Alexis, qui s'y
ressourcent et deviennent sirène elles-mêmes, comme La
Nina, de L'Espace d'un cillement, du même auteur ou bien
qui s'y plongent, comme Hortense, dans Mère-Solitude d'Emile
Ollivier. Elles assurent la Relation entre l'ailleurs et l'île,
en renouvellent la vitalité et font revivre la fiction, cette
façon de partager, d'éviter le soliloque, le solipsisme,
la solitude, le renfermement absolu entre ce qu'il est possible de vivre
et ce qui ne peut se vivre que par l'invention (21). Thérèse,
la femme en mille morceaux, l'héroïne du roman de Trouillot
récemment paru, connaît elle aussi ce mouvement, cette
plongée suivie d'une montée, qui lui permet non pas de
se centrer sur elle-même et rien qu'elle-même mais de comprendre
le monde, suffisamment pour pouvoir un jour espérer le changer.
Un passage étonnant du livre rassemble tous les éléments
de la cartographie haïtienne imaginaire : Thérèse
traverse le cimetière, voit la ville se transformer en mer, s'y
étend, nage dans ces eaux, s'y plonge, en " parcourt les âges
", avant d'en sortir toute humide et de gagner les hauteurs. L'espace
de la vie quotidienne, marqué jusque là par la répétition
des rituels et la platitude des conventions, après avoir été
celui des errances pour trouver une place libre, redevient alors celui
des passages (22). Cette tension vers l'autre, qui prend le chemin de
l'universel pour revenir à soi et à l'autre, cette tension
vers une compréhension qui ne se confond pas avec une appropriation
me paraît plus propre à produire de la réalité
qu'une répartition discontinue qui aurait le " métissage
" comme figure.
Notes
1 Jean Meyer, Jean Tarrade, Annie Rey-Goldzeiguer, Histoire de la
France coloniale. 1. La Conquête, Paris, Pocket, Agora, 1991,
p. 115
2 Jean-Baptiste Du Tertre, R.P., Histoire générale
des Antilles habitées par les Français, Paris, 1667.
3 Bonniol, La Couleur comme maléfice, Paris, Albin Michel,
1992, p.57.
4 André-Marcel D'Ans, Haïti. Paysage et société,
Paris, Karthala, 1987, p.183.
5 Jean Meyer, Jean Tarrade, Annie Rey-Goldzeiguer, Histoire de la
France coloniale. 1. La Conquête, p.227
6 Jean Meyer, Jean Tarrade, Annie Rey-Goldzeiguer, Histoire de la
France coloniale. 1. La Conquête, p.126
7 Jean Meyer, Jean Tarrade, Annie Rey-Goldzeiguer, Histoire de la
France coloniale. 1. La Conquête, p.208
8 D'après Pierre - André Taguieff, La Force du préjugé.Essai
sur le racisme et ses doubles, p.340
9 Tzvetan Todorov, Nous et les autres. La réflexion française
sur la diversité humaine, Paris, Seuil, 1989, p.191
10 Lilas Desquiron, Les Chemins de Loco-miroir, Paris, Stock,
1988, p.41.
11 Jacques Stephen Alexis, Compère Général Soleil,
Paris, Gallimard, coll. L'imaginaire, p.37
12 Marie Chauvet, Amour, Paris, Gallimard, p.12
13 Frantz Fanon, Peau noire masque blanc, Paris, Seuil, coll.
Esprit, 1975 ((1952), p.36
14 Richard Morgiève, Ma vie folle, Paris, Pauvert, 2000,
p.33
15 Edouard Glissant, Poétique de la Relation, Paris, Seuil,
??, p.20
16 Edouard Glissant, Faulkner, Mississipi, Paris, Gallimard,
coll. essai, 1998 (1996), p.300
17 Maximilien Laroche, La Double Scène de la Représentation.
Oraliture et Littérature dans la Caraïbe,Québec,
GRELCA/Université Laval, 1991, p.103. Cette transmission du sens
par la Relation, il semble que l'occident chrétien l'ait occultée.
Nous la lisons déjà dans l'Exode (4, 16), dans ce passage
étonnant où le Très-Haut s'adresse à Moïse
et lui attribue Aaron comme transmetteur de paroles : " Lui, il parlera
pour toi au peuple Et c'est lui-même qui sera pour toi une bouche.
Toi, pour lui, tu seras Elohîm " (je souligne).
18 Miguel Benasayag, Le Mythe de l'individu, Paris, La Découverte,
1998, p.98-100
19 Emile Ollivier, Mille Eaux, Paris, Gallimard, coll. Haute
enfance, p.102
20 Maximilien Laroche, Le Patriarche, Le Marron et la Dossa,
Québec, GRELCA/Université Laval, 1988, p.57
21 Francis Tremblay, La Fiction en question, Perpignan, Balzac-Le
Griot éditeur, p.17
22 Lyonel Trouillot, Thérèse en mille morceaux,
Arles, Acte sud, 2000
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