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Études francophones

   

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  Un poussin chez les chiens pourris

Africultures

 

 
 

Sami Tchak, Le paradis des chiots, Paris, Mercure de France, 2006. 17€

Entre l’ombre et la lumière, l’œil détecte difficilement la zone indistincte, le bord, qui demeure dans l’invisible. C’est là, dans cette sorte de non lieu, que l’on situait les Limbes, où se retrouvent les âmes des enfants morts. Et les mots manquent pour en parler, alors que tant de récits courent, sur les Enfers et sur le Paradis. Sami Tchak y est entré, et, dans la continuité de ces rares textes, tels La Gana, de Jean Douassot ou Legarçon, de Richard Morgiève, qui parviennent à mettre sous le regard du lecteur l’univers des enfants maltraités, il montre que loin de se révéler atrophié, celui-ci se distingue par la part de l’imaginaire qu’il recèle et qui leur permet d’échapper à l’abjection. L’horreur mise à jour est celle d’une vie que les protagonistes jugent presque normale et naturelle. Singulière littérature que celle qui consiste à donner au lecteur la représentation de l’intime de ceux qui sont les « marginaux », les « jetables », les « enfants des rues », considérés comme les confins de l’humanité, et dont le vécu est perçu par le lecteur depuis un regard éloigné. Kangni Alem évoquait naguères la méthode de Tchak qui consiste à « piéger le lecteur dans sa jouissance de l’horreur ». Il semble cependant que même ce registre soit dépassé dans le dispositif du Paradis des chiots. Sans devenir des héros, les personnages marginaux, la plupart du temps, objet d’un regard littéraire qui découpe leur seule manifestation dans l’espace, deviennent ici les acteurs d’une histoire qui les dépasse, et qu’ils tentent de rattraper par tous leurs maigres moyens.
C’est d’abord le fait de relayer la parole des démunis par le procédé du roman polyphonique qui est ici mis en scène. Comme le peintre Constanza Aguirre, auteur des tableaux de la série Anonymes, oubliés, disparus, apparus , confère aux êtres l’espace de leur apparition, mais aussi l’intériorité de leurs passions, et à qui Sami Tchak rend hommage, l’auteur fait des acteurs les porteurs de leur propre parole. Trois personnages racontent un écheveau d’histoires, de rencontres, de moments lumineux, mais aussi d’échecs, de relations amoindries, de rendez-vous manqués avec eux mêmes et avec les autres : Ernesto, le garçon, Linda, sa mère, et El Che, sorte de père adoptif de la précédente, qui reporte sur elle l’affection pour une enfant qu’il a eue avec sa belle-soeur. Dans ces paroles entrecroisées et relayées - un des interlocuteurs se prénomme Sami, l’autre Oscar, comme le frère d’El Che – se lève l’envers de toute société digne de ce nom, un envers qui cependant la constitue aussi. La présence en creux de cet interlocuteur installe précisément la dénonciation de la surdité habituelle à l’égard des démunis comme une défaillance de l’universalisme courant. Il faut entendre ces histoires, mais il faut aussi veiller à les rendre intelligibles, à faciliter la distinction dans le texte des postures langagières des interlocuteurs. C’est par là sans doute que le roman de Sami Tchak touche à la grandeur. Sociologue, auteur à ce titre de plusieurs études consacrées à des populations enfermées dans les plis de la prise de parole, il en mesure aussi les limites et sait que le chemin de la fiction rend possible la redistribution de ces paroles en obligeant à les entendre.
Ce qu’elles disent est insoutenable : le désastre est entier, d’autant que ces porters de paroles témoignent de leur conscience de celui-ci. Ainsi Ernesto, lors de ses voyages dans la folie, ou de l’évocation du désamour de sa mère ou de sa haine à son égard, comme elle-même de ses dérives, et de sa volonté d’assumer son corps et sa sexualité. Les champs du désir prennent pied dans cet élan de la survie, et expriment justement le refus de se laisser assimiler à la caractérisation extérieure infra humaine. Lorsque Ernesto devient chiot, c’est aussi, dans son récit, avec l’extrême conscience de ne pas en être un, totalement. La seule permanence qu’ils parviennent à élaborer est justement celle de la réversibilité des paroles et des changements successifs de signes, comme si c’était pour eux l'unique possibilité de résistance qui leur était offerte, et que le narrateur ultime mettait en mots, dans une langue à la fois somptueuse et dérisoire, qui s’empare de tous les registres, du plus trivial au sublime, comme de tous les lexiques, du caniveau au scientifique. Rien n’est plus interdit, puisque la cohérence sur laquelle s’appuie une société qui se décrit comme policée et brillante cherche à occulter justement son revers, ces limbes que les habitants nomment par dérision El Paraiso. Et justement, cette société de la brillance est perçue à partir de ce qu’elle n’est pas, par bribes, devenant justement elle-même la marge des bidonvilles. C’est que d’emblée la parole qui se voudrait policée est de fait enfermée dans le conformisme et dans le manque à vouloir dire, ce qui serait ici, à l’échelle d’un pays, d’un continent, le signe même du déséquilibre, ou, à tout le moins, de l’hypocrisie, sa sœur malingre. « C’est fou, le pays » répète Ernesto, et il est bien une manifestation de cette folie. Mais il le sait, et il vit cette folie de l’intérieur, ce qui est le véritable ressort de la tragédie. Ceux qui choisissent de s’installer dans ces marges, comme El Che, et de résister à l’appel du vide le font au prix de la déprise totale de soi et de l’emprise sur l’autre, ce qui témoigne aussi de leur échec.
Alors demeure une pure incertitude : c’est au lecteur de faire lien entre les récits, c’est lui, l’exclu de ces prises de parole, qui devient le centre de ces histoires à la fois lourdes par leur charge affective et ténue par la compréhension qu’il tente de se construire, car il ne saurait non plus accorder une confiance entière à ce qu’il lit, tant les signes sont mouvants. Telle est bien la marque des anonymes, ces énigmes vivantes qui prennent sens avec leur disparition, visages reçus de ceux qui ne sont plus et dont l’histoire sera toujours incomplète. Supervielle, on s’en souvient, était fasciné par l’Inconnue de la Seine, dont le masque mortuaire est la seule trace qu’elle fut. La très grande force du Paradis des chiots est bien dans cet entrebâillement sur l’énigme : donner corps à ce qui d’ordinaire ne fait pas sens pour tous, tout en laissant en suspens la question centrale, qui est de savoir ce qu’on en fait. La composition impeccable du roman, malgré le caractère sériel des titres de chapitres (Ernesto raconte, Linda raconte, El Che raconte, Ernesto raconte) qui sont déclinés par numéros d’ordre, apporte peut-être un début de réponse, en son centre, la huitième intervention de Linda : « j’ai réussi à nous maintenir en vie ». C’est cela, véritablement, l’énigme
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Yves Chemla

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09