|
Le roman met en scène trois lycéennes, Paola, Eliette et
Séverine, qui incarnent de façon visible l'articulation entre le
spectre social et celui des phénotypes : Paola est une métisse
dont les parents appartiennent à la classe moyenne, et qui
cherchent à se différencier radicalement des autres ; Eliette
est noire, et sa mère, marchande, élève seule sa fille, qu'elle
cherche à faire sortir de l'arrière plan social de la campagne
par la conquête de l'aisance et de l'autonomie ; Séverine est
une fille de propriétaires terriens blancs et de longue présence
dans l'île, qu'ils revendiquent comme leur propriété. Le
Couteau seul sait ce qui se passe au cœur du Giraumon / An tjé
Jiromon raconte à la fois leur amitié vivante, leurs
rapports avec un monde qui, à la fois, résiste à leurs désirs et
les fait pourtant grandir, même si toutes les trois paient d'un
prix fort le droit à leur indépendance. C'est un roman de la
transformation : les trois sales gosses du début qui tournent
leur professeur en bourrique de façon sévère acquièrent une
maturité qui leur rend le pas de côté possible, voire nécessaire
: cet ordre social qui semble de toute éternité imposé à leur
environnement comme une évidence naturelle martelée par un
discours sommaire de l'essentialisation phénotypique, est
disqualifié, devenant justement ce qu'il faut critiquer, ce dont
il faut se séparer. En ce sens, le roman porte témoignage de ce
qui s'est passé dans ces années de forte critique, et de remise
en cause des formes de la pensée. C'est le moment de la critique
de la négritude, de la montée glissantienne du Discours
antillais, de l'émergence de la réflexion sur la créolité.
Les trois jeunes femmes sont à la fois les témoins de ces
fractures qui mettent à nu le vide des consciences, mais en sont
aussi des actrices conscientes. Elles deviennent l'image des
trois parties charnues de ce potiron parvenu à sa maturité.
Elles assistent, à la fois de loin, mais aussi au plus près, de
par leur présence dans cet arrière plan agricole, à la nouvelle
transformation du paysage de la Martinique, secoué cette année
là par des grèves et leur répression.
Car il importe de considérer ceci : l'histoire est racontée
depuis le double point de vue des derniers moments des illusions
adolescentes et de l'affirmation frémissante de la féminité. En
cela, il compose une image dynamique de cette sortie de
l'évidence commune : à travers leurs émois, à travers
l'érotisation généralisée de leur présence au monde, de leur
acquiescement à la séduction et à la découverte de la
sensualité, elles disent leur exigence d'une société ouverte, et
qui pourtant les maltraite en tant que femmes. La chute sera
rude, après l'envol des désirs, la souveraineté des corps qui
ouvre à une apparente maîtrise de soi et à une image positive.
Les trois jeunes filles aimantes découvrent en même temps que la
passion, la tromperie, la difficile gestion de la fécondité,
l'avortement, l'inceste et la violence parentale. Il leur faut
échapper, et pas seulement mentalement, à la clôture du couvent
dans lequel on fait d'elles des femmes modèles : "La seule
présence masculine tolérée dans ce harem était un homme
sanguinolent, torturé et presque nu, fixé à une croix, tel un
insecte, qui posait sur elle un regard douloureux". À peu près à
la même époque, Viviane Forrester interrogeait dans La
Violence du calme (Seuil, 1980) ce qu'un horizon ainsi
barré signifiait de sauvagerie. Et dans le cours du roman, quand
Séverine désigne son amant, qu'elle ne sait pas partager avec
ses deux amies, sa manière résonne comme un lapsus : "Ecce
homo". Il y a une violence latente dont cette féminité
revendiquée prend trop brutalement la mesure.
C'est sans doute aussi par là que le roman vérifie bien ce qui
s'est passé dans ces années de transformation des consciences,
et qui a été un temps de rajeunissement et d'enchantement du
monde. Avoir été adolescent dans les années 1970 c'est sans
doute avoir ressenti cette faim du monde et s'être libéré de la
plupart des conformismes qui rigidifiaient les sociétés
arc-boutées sur des fictions sociales et existentielles. C'est
aussi avoir considéré la nécessité de sortir par le haut, par
une critique radicale de la reproduction sociale. La
considération du monde, sur les relations sociales, sur les
relations avec les autres a irrémédiablement changé, et en
particulier pour les femmes.
La trame du roman est celle de la circulation dans l'île, dans
ses composantes sociales, dans la diversité des origines et des
croyances, dans les dissemblances des rapports au sacré et aux
traditions. Dès le début du roman, sur les pas d'Eliette, le
lecteur assiste à une cérémonie hindoue, par exemple. Ou bien,
lors de l'enterrement de l'arrière grand-mère de Paola, c'est à
une veillée traditionnelle qu'est convié le même lecteur. Et cet
enterrement dit aussi, de façon particulièrement intense la
cruauté dont a été l'objet la jeune femme, qui dépose dans le
cercueil aussi toutes ses illusions, comme celle de n'avoir pas
été aimée à la mesure de ses propres attentes. Et le dernier
chapitre renvoie de façon appuyée à cette présence de l'Inde et
à un cercle presque incestueux.
Sans doute est-ce aussi un roman dans lequel les personnages
parlent beaucoup. Ce qui pourrait être un reproche doit en fait
être analysé de façon distincte. Le grand mérite du roman est
justement de déplier la parole, de mettre au jour des
soubassements insupportables, des non-dits qui semblent trouer
la société dans laquelle les trois jeunes femmes hésitent à
trouver leur place, et qu'elles décideront de poser comme un
objet d'analyse et de doute, dans leurs projets futurs.
Séverine, par exemple, aura été aphasique dans son enfance,
renvoyant ainsi cette société des blancs créoles dont
elle se sépare en fait, en tous les cas déjà sur le double plan
affectif et intellectuel, par ses jeux avec la langue d'aucun
autre, le latin, qui devient le signe de sa présence. Sa parole
est truffée de citations qui renvoient toute situation vécue à
une évidence intellectuelle et culturelle, comme ce qui a déjà
été dit, fût-ce en passant par la dérision, et le détour
parodique. L'accession à la parole passe par ce détour et le
recours à des références plus larges, même si Séverine
revendique aussi un parler créole sourcilleux, bien plus que ne
le serait celui des jeunes garçons se revendiquant d'une
antillanité qui peine à s'ancrer précisément dans le langage :
il est d'abord affaire de postures. Mais cet accent mis sur la
parole est aussi ce qui rend le roman si vivant et si dense :
par la parole, c'est la parlure adolescente et féminine d'abord
qui traverse le roman, et qui lui confère sa densité. Muriel
Tramis, par l'accent qu'elle met sur toutes ces parlures, par
les références concrètes à l'univers de référence de ce temps
(chansons, marques, paysages, feuilletons télévisés) met en
avant les béances et les reliefs de cette société qui prend peu
à peu conscience de sa présence au monde, et on est tenté
d'écrire, au tout-monde. Il n'est pas jusqu'à cet arrière-plan
de la guerre d'Algérie, encore occulté dans ces années, qui ne
réapparaisse. Le cœur du giraumon contient toutes ces parlures,
tous ces espoirs, mais aussi tous les germes de la réaction :
lorsque le père abat Zarathoustra, le cheval qui a permis à
Séverine d'entrer dans le monde, c'est d'abord cette résistance
qui est ici nommée, et qui récuse l'affranchissement. La blanche
ne saurait coucher avec un noir. Ces deux-là ne sauraient
transcender l'évidence pigmentaire. De même, la prise de
distance d'Eliette et de Paola avec leurs familles disent
l'effondrement de la confiance et la perte définitive des grands
récits.
Définitive ? Voire. Tel qu'il est construit, le roman suscite le
désir d'une suite. Que sont devenues ces trois jeunes femmes qui
se relèvent un peu groggy à la fin du roman ? Ont-elles pu,
après avoir ouvert les yeux, après avoir connu l'ivresse des
sens, après avoir réussi à se situer, résister au
désenchantement ?
|
|