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Peut-on écrire le désastre ? La littérature parvient-elle
à s'emparer de l'inhumanité même ? Réussit-elle
à se déprendre de la haine, lorsque celle-ci se manifeste
dans la lumière de l'évidence générale ?
De quel prix, enfin, se paye le droit de poser semblables questions
à une société qui n'en finit plus de reculer sans
cesse les limites à sa survie ? Il semble bien que Lyonel Trouillot
avec chacun de ses textes entraîne le lecteur dans un tel questionnement.
" ... un grand cercle d'humains autour d'un monticule d'immondices.
"
Les textes de Lyonel Trouillot dressent une épopée de
la déconfiture. Les personnages y sont sans cesse dépossédés
: le quartier change de statut et se transforme en bidonville, le chauffeur
de taxi perd son véhicule en même temps que sa jambe, l'atmosphère
en est nocturne et dans cette nuit qui semble ne prendre jamais fin,
les personnages ressassent leur désespoir et leur acrimonie.
Chacun s'observe dans l'espace privé pauvrement cloisonné,
malgré la distribution sociale de l'espace : au départ,
le quartier est "compartimenté, carreauté,
corridors, venelles autour du grand serpent de la rue principale. Les
plus riches au sommet de la colline, les grandes maisons en fer forgé
empiettant sur l'espace réservé au trottoir. La pauvreté
en bas, au pied de la colline, les cailles basses, lotées, perpendiculaires,
étranges figures géométriques couvertes de peinture
de mauvaise qualité ". Mais avec " la
révolution au pouvoir ", la décrépitude
généralisée réduit les ressources, et le
quartier " se transforme " : les ordures
envahissent les trottoirs, il n'y a plus d'intimité, on se partage
même les lits. Le bordel de la Rue des Pas perdus n'est
plus qu'un souvenir ressassé par la tenancière, ressassement
généralisée d'une antériorité mythique
qui se dégrade en généalogies conservée
dans des mémoires qui s'éteignent, avant de basculer dans
l'oubli. Derrière les fenêtres, les regards s'épient.
Les cris s'entendent. Les hommes battent leurs compagnes, tout le monde
à le droit d'en faire de même avec les enfants. La vie
n'est qu'une longue trainée de peines et de solitude, et même
après la mort, la dépossession s'accentue, radicale cette
fois. Dans la chambre où repose le cadavre d'Antoine, la foule
pratique la règle commune de " l'appropriation
clandestine ". La saleté et la misère générales
de la rue pénètrent le dernier espace du dedans. Les êtres
profitent de la confusion pour tenter de s'accoupler furtivement. Lorsque
les êtres parviennent à se rejoindre, c'est pour se retrouver
à l'état de foule vengeresse et indistincte, qui commet
l'abjection. Dans Rue des Pas-perdus, se
découvre le spectacle consternant de cet hybride d'homme et de
porc assemblé par la horde qui se débarasse des représentants
du mal : " Le gros porc aux yeux grands ouverts,
sans pattes, sans queue, prêtait sa tête, son regard perdu,
son volume à l'homme qui lui prêtait ses jambes, son sexe.
Une seule et même chair, une vraie bête humaine, un cadavre
marassa. Une charogne en double. "
Même si le cadavre brûlé par la foule est devenu,
hélas, un lieu commun de la littérature haïtienne,
cet assemblage qui n'a pas de nom irradie l'oeuvre de Trouillot d'un
sombre éclat : elle est le point aveugle de cette désolation
dont André Corten (1) nous dit qu'elle devient une syntaxe collective
de raisonnement.
" ... l'âme de cette terre malsaine... "
Si la terre est recouverte de déjections, c'est aussi que son
sous-sol accueille la puanteur de l'enfer : le quartier Saint-Antoine
serait bâti sur un cimetière " quelque
chose de moins catholique que les apparences, une puanteur souterraine
qui attire les vivants, je te dis, sous cette chapelle se cache le mauvais
génie du quartier, l'âme de cette terre malsaine qui te
fait descendre en toi-même, si loin que tu te perds à force
de chercher à comprendre tandis que tu t'enlises dans ta merde...
". Toute possibilité d'envol est niée : la statue du saint
est compissée, comme la chapelle ; le prêtre traverse la
place, ses enfants moqueurs accrochés à la soutane. Et
le paysage se réduit insensiblement à cette flaque impure
dans lesquelles les lettres tombent et ne parviennent jamais à
leurs destinataires (Mariéla, Notre
Librairie n143). Lorsque les habitants du quartier tentent d'offrir
aux loas un pigeon blanc pour une cérémonie propitiatoire,
celui-ci s'échappe et vient picorer le cadavre d'Antoine. Décapité
par la foule, il est jeté dans l'égout. Mais là
ne s'arrête pas son destin. La nuit, il est récupéré,
cuisiné, consommé. Puis il revient hanter les airs au
dessus du Palais National, inquiétant la société
tout entière lorsque celle-ci le voit dialoguer plaisamment avec
Antoine, enfin reconcilié avec lui-même, mais mort, tout
de même... Les Dieux s'absentent de cette terre, et leur pouvoirs
vengeurs sont alors récupérés par les humains,
comme la vieille Hermann, qui s'accuse d'avoir dévoré
des enfants..
Il n'y a plus d'espace commun. Le territoire se réduit au champ
clos de la maison dans laquelle s'affrontent les membres de la famille.
Thérèse voue une haine inextinguible à sa mère
et sa soeur. Angéla régente de façon absolue la
vie dans la maison. Les êtres sont séparés : il
y a celles et ceux qui sont partis vers les Etats-Unis et qui du fond
de leur nouvelle vie transforment en exilés ceux qui sont restés.
Mais, on l'a vu, les lettres n'arrivent pas. Cet exil paradoxal devient
un exil intérieur, dans lequel les êtres sont enfermés
et qui devient leur vraie nature. Les sentiments ne peuvent plus s'exprimer
: après la conception de Marie, le père disparaît
et Amélia voudrait " vomir " sa
fille qui n'aura pas droit au mot " Maman
". Lorsque les corps fusionnent, c'est la déception qui les étreint
après l'amour. Dominique quitte Antoine. Ou bien, ils sont dérangés,
parce que la loi générale est celle qu'impose la promiscuité.
Le temps lui-même est césuré par l'impossibilité
faite aux êtres de s'installer dans la durée et l'accomplissement.
Les nouvelles des Dits du Fou de l'île disent avec une
acuité et une économie de moyens peu communes combien
la séparation et l'impossible réunion dans l'amour de
l'Autre emportent les êtres dans le désengagement de soi,
la folie et l'effondrement du sentiment du temps. Est-il alors inconcevable
de désirer quitter les lieux, et d'inscrire son destin dans une
autre terre ? Pourtant, comme dans Le Livre de Marie, si la mère
enjoint à sa fille de quitter cette terre " sans
pardon qui tue par manque d'humour, par économie d'aventures
", celle-ci demeurera auprès de l'oranger où fut enfoui
le cordon ombilical.
Partir, fuir, déparler
Lorsque l'on demande à Lyonel Trouillot quels sont les rapports
entre l'insularité, la création littéraire et,
en filigrane, la cause réelle de ce désastre (Notre
Librairie, n143), il s'insurge contre l'assignation d'une qualification
dégradante. Mais en même temps, et dans un mouvement en
apparence paradoxal, il revendique cette insularité: " Je
porte l'île en moi comme la langue d'oxymore ". Car telle
est bien la réussite de cette langue littéraire, que malgré
la déchirure généralisée, elle maintient
quand même le souci du lien. Il s'agit de partir en
soi et d'écouter cette langue qui ne s'effondre pas dans
le conformisme suicidaire ni la répétition assassine.
Penseur, enseignant, écrivain, Lyonel Trouillot maintient la
distance avec le sujet de son écriture, et conjugue le double
registre de celle-ci : tous les textes traitent à la fois d'un
ensemble narratif et des conditions dans lesquelles se déroule
le récit. Le texte est traversé de ces grands vents qui
fréquemment ouvrent le début de la narration, réminiscence
de ce Vieux Vent Caraïbe naguère invoqué par
Jacques Stephen Alexis, vent porteur de toutes les histoires du monde
venues se loger dans ces terres battues et qui font de ce lieu minuscule
une sorte de pandémonium : " vingt-sept
mille kilomètres carrés de haine et de désolation".
Mais au milieu de cette tempête, s'élèvent des moments
de grâce, à peine dicibles : le chant d'Angéla,
la rencontre amoureuse du narrateur et de Laurence, la découverte
de l'amour par Thérèse, son voyage sous la mer, sa liberté
trouvée et accomplie dans une marche solaire. Au sein du plus
extrême délabrement, un texte précaire manifeste
sa présence obstinée, détachée de toute
grandiloquence et qui maintient le pari d'une humanité manifeste,
non héroïque, qui peut reprendre à son compte cette
affirmation de Trouillot, qu'on ne saurait traiter à la légère
: " en général je me sens très
peu insulaire, moyennement humain comme le reste du monde ".
Bibliographie : Depale, pwezi, en collaboration avec Pierre Richard
Narcisse, éditions de l'Association des écrivains haïtiens,
Port-au-Prince, 1979
Les Fous de Saint-Antoine, roman, éditions Deschamps,
Port-au-Prince, 1979
Le Livre de Marie, romans, éditions Mémoire, Port-au-Prince,
1993
La Petite Fille au regard d'île, poésie, éditions
Mémoire, Port-au-Prince, 1994
Zanj nan dlo, pwezi, éditions de l'Île, 1997
Rue des Pas-perdus, éditions Mémoire, Port-au-Prince,
1996 ; Actes Sud, Arles, 1998
Thérèse en mille morceaux, Actes Sud, Arles, 2000
Note
1 Corten, André, Diabolisation et mal politique. Haïti
: misère, religion et politique, Montréal, CIDHICA,
2000
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