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Côté Sud

   

Titre de l'article

 

date et lieu de parution

 
  L'Amour avant que j'oublie, de Lyonel Trouillot, Actes Sud, 2007
L 'écriture du roman, une présence différée des absents

Des Gouts et des couleurs, 07 septembre 2007

 

 
 

Comment raconter une histoire d'amour ? Le roman se prend les pieds dans cette question depuis qu'il y a des romans, depuis que les écrivains ont compris qu'ils avaient un public en demande, voire en attente. Il est possible de mettre l'accent sur telle partie de l'histoire : comment raconter ce qui commence, après avoir saturé l'histoire littéraire de toutes les fins possibles, en général tragiques et pitoyables ? Là aussi nous avons l'embarras du choix. Dans les replis de ces interrogations, qui ont toujours, désormais, quelque chose à voir avec le procédé littéraire, il y a un cas de figure assez rare : comment raconter l'histoire d'un écrivain, brusquement illuminé par un visage, par une personne – on peut ne pas apprécier l'expression du surgissement de l'amour comme une chute, un faux pas…- et qui tente d'entrer en contact avec cette personne, alors qu'il est un peu timide ? Et dans la timidité, quelle est la part de retenue ? Remarquons d'emblée que les personnages ne sont pas anodins : un écrivain, on sait ce que c'est, un être qui passe son existence "dans le souci de mettre en ordre un certain nombre de mots" (Blanchot), qui sait que ceux-ci lui tendent à chaque pas un piège, celui du cliché. Tâche délicate alors : le romancier ne choisit pas n'importe quel personnages : un écrivain, une lectrice professionnelle. Entre eux deux, c'est tout un monde qui sans cesse se déploie, à chaque allusion, à chaque parole prononcée, qui court le risque de faire déchoir l'un ou l'autre de sa condition, et de faire retourner l'écrivain à la solitude, qu'il sait nécessaire. Les temps et les lieux, aussi, jouent leur rôle : la prolifération des rencontres, salons, colloques, oblige les écrivains à sortir, du moins en apparence, de leur parole intérieure. C'est sans doute une nouvelle thématique qui se déploie, résolument moderne, car elle dit ce à quoi nous assistons dans nos pérégrinations. L'écrivain, le plus souvent à son grand dam, est aussi presque nécessairement un être public : il vend ses livres, il en parle, tout du moins.

Tel est pourtant la gageure à laquelle Lyonel Trouillot se soumet. C'est un écrivain majeur, qui a élaboré, longtemps dans le silence, une œuvre patiente, qui dit le décalage entre les aspirations des personnes et les résistances qui les contraignent, et dont ils tentent sans relâche le dépassement, l'échappée belle, fût-ce au prix de leur inscription sociale, voire de leur vie. Car la contrainte – sociale, politique, familiale-, les pesanteurs et les archaïsmes, c'est dans l'espace haïtien qu'il les évoque, au cœur d'une épopée de la déconfiture, qui se renouvelle à chaque génération, et contre laquelle les écrivains tentent pas à pas de résister, notamment en rappelant à la mémoire le souvenir des exactions. Mais aussi, depuis cet espace, ce qui oblige à se défier des postures héroïques, défiance partagée par ses aînés, comme par ses contemporains, particulièrement face aux tentations incessantes d'y céder. Il n'y a rien de plus irritant encore que d'entendre un journaliste ou un animateur de débat présenter tel écrivain comme tout d'abord haitien, et de lui demander de réagir à telle situation politique, par ailleurs mise en scène dans le roman de l'auteur interrogé.

L'Amour avant que j'oublie s'inscrit de fait dans la ligne des précédents romans de Lyonel Trouillot, ceux qui ont été publiés en France, chez Actes Sud (Rue des Pas-perdus, 1998 ; Thérèse en mille morceaux, 2000 ; Les Enfants des héros, 2002 ; Bicentenaire, 2004) comme ceux qui l'ont été en Haïti même (Les Fous de Saint-Antoine, 1989 ; Le Livre de Marie, 1993). Penseur, enseignant, écrivain, Lyonel Trouillot maintient la distance avec le sujet de son écriture, et conjugue le double registre de celle-ci : tous les livres traitent à la fois d'une histoire et des conditions dans lesquelles se déroule le récit. À cette règle s'ajoute une nouvelle, dans ce dernier roman paru, qui est la mise en scène, et en jeu, de l'écriture elle-même.
Lors d'une rencontre internationale, dans un lieu incertain, l'écrivain s'éprend d'une participante, qui prend des notes pendant les interventions. Il ose à peine lui adresser la parole, dans une retenue à la fois impatiente et pudique. Alors, il écrit un texte, long, qu'il ira déposer à la porte de sa chambre. Ce que nous lisons est ce texte, qui pour nous est un roman. Le premier artifice de la séduction est ainsi pour l'écrivain non la parole, nécessairement latérale parce qu'emportée par la charge érotique qui affleure à chaque mot, et qui peut être soumise à l'indifférence, mais une histoire possible de soi, c'est-à-dire de sa vie d'écrivain, de l'emprise sur lui du quotidien, de ce qu'il regarde, qui est aussi la matière même de ce qu'il écrit, comme de ce qui l'en écarte. L'écrivain est dans le silence, dans le retrait. Et pourtant, c'est bien tout le contraire qu'il recherche, qu'il pourrait presque réclamer : la présence de l'autre, à la fois intense et évanescente, qui suscite alors la "présence différée", dans l'écriture, d'autres personnes. Mais avant tout, la présence des mots, malgré la persistance de l'espace entre lui et ceux-ci, et que la nuit se passe à tenter de combler, sur la machine à écrire. Dans cette lutte avec l'ange, commence à se signifier ce surplus auquel ne parvient sans doute pas l'expression du seul désir, et dont il est malaisé de rendre compte, à moins de vouloir percer les secrets de l'écrivain. Mais est-ce là bien la tâche du critique ?
Il n'y a pas de justification à se contenter de la mise à nu de ces secrets, et d'y enfermer la raison même que serait alors l'écriture. L'écrivain en scène dans le roman, est aussi le personnage de cette histoire, et ce qu'il offre à la jeune femme, c'est bien un des points de départ de son métier d'écrivain. Ce n'est pas un secret : la matière même de l'écrit est de raconter des histoires que lui ont raconté des personnages rencontrés dans sa jeunesse, et qui informent littéralement et littérairement ce qu'on appellera, faute de mieux, sa vocation. Il écrit "sous la dictée des absents", qui ne se confond pas avec l'adresse à l'autre. L'expression du désir, il en a fait l'amère expérience dans sa jeunesse à travers l'écriture de poèmes, destinés à une autre jeune femme, poèmes qu'elle n'a pas acceptés. Dans la pension de famille port-au-princienne dans laquelle il s'était retiré, l'écrivain partage la vie quotidienne, les soirées, de trois autres hommes, qui sont pour lui, les Aînés, qui continuent à vivre sans son livre : l'Étranger, l'Historien et Raoul. Lui, il est tout naturellement, l'Écrivain. Et ce sont leurs histoires qu'il transmet à la jeune femme rencontrée, abordée même, malgré les obstacles, comme il nous les transmet à nous, tout en adoptant la posture de l'interlocuteur et de l'observateur. Ce sont histoires qui se croisent et qui, il faut y prêter attention, entrent en résonance, les unes les autres, comme elles retentissent sur l'écriture même du texte destiné à la jeune femme. "La vie, on la prend par les yeux" a-t-il appris des récits de l'Étranger, qui raconte à longueur de soirée ses voyages, ses rencontres fascinantes. Ce sont des paysages dessinant la cartographie de mondes possibles qui se lèvent dans ses paroles, proférées sur le seuil de sa propre disparition, histoires fabuleuses, rencontres improbables d'êtres qui laissent dans les yeux quelque chose comme le sentiment de la merveille. Elles se détachent de la réalité, que l'Historien a subie, qu'il étudie aussi, mais celle d'un autre temps, préférant la déchéance sociale, la maladie et la mort au mensonge qui a recouvert sa vie, et détruit son amitié pour l'alter ego et empêchant l'accomplissement d'un véritable amour, avec Marguerite, une vendeuse de rue. Lentement, dans la parole de ses êtres clivés, se perçoit le retentissement de la misère et de la dictature sur la vie intime de ces personnages, exceptionnels. Quant à Raoul, qui est une sorte d'archiviste des existences abîmées et détruites, sa fonction est d'inventer les histoires à venir, en les proférant à partir de ce que les autres croient qu'il peut réaliser : entendre la parole des dieux, et par eux, celle des morts, qui veillent sur les vivants. La fable, l'histoire, la transmission de la mémoire, tels semblent bien les axes que l'écriture prend en charge, telle est surtout la leçon retenue par l'Écrivain : la fidélité à un rêve, à la douleur, à la présence de l'autre que l'on n'a pas réussi à sauver. Mais aussi, l'écrivant, et faisant retour sur l'émergence en lui de cette nécessité de lier, il découvre cette vérité, surprenante, qui contredit ses propres affirmations et ses propres postures : alors que dans ses premières œuvres, le roman permettait de déployer une "stratégie de la disparition", c'est bien cette conscience de l'intime qui prend son essor désormais. L'écriture ne s'achève plus dans le "cantique" grandiloquent ni dans la "fresque" ostentatoire. C'est avec "très peu de choses" que la vie se manifeste dans l'écriture : les gestes, les lieux, leur disparition dans le temps, dans la réorganisation économique de la ville, le souvenir de conversations, la précaution à l'égard de la présence des autres, de leurs paroles, de leur sensibilité, autant de gestes d'affection qui témoignent aussi d'un amour passionné pour les démunis. Si les premières phrases du livre évoquent en même temps une rengaine reprise par toute une population qui chante la couleur bleue de l'amour, et la présence du "plus rustre des tortionnaires" de la dictature, si l'Écrivain rappelle, quelques pages plus loin : "en perdant le goût des jeunes filles, j'ai écrit sur la faim, la prison, les enfers", ce à quoi il accède, et qu'il raconte, c'est bien qu'il conserve le double cap. Chacune des existences qu'il retrace est doublement marquée de la sauvagerie, inscrite dans leur corps, comme de cette éminence de l'autre comme souci. Le personnage de Marguerite, par exemple, est sans doute un des plus bouleversants qui soit apparu dans la littérature de ces dernières années, en Haïti. Ce sont justement quelques uns de ses habitants qui se dressent dans ce livre, et que l'Écrivain ne transforme pas en faire-valoir de son métier, en les objectivant, mais bien comme présence, même si celle-ci se manifeste comme le révolu de l'absence. En même temps, un lecteur connaissant la littérature d'Haïti peut reconnaître, à travers des allusions, d'autres textes, d'autres romans, des poèmes également, comme dans l'évocation des activités de Raoul, une grande partie de la cosmogonie populaire. Chacun des trois personnages ainsi que l'alter ego de l'historien cristallise lui aussi la présence de tel ou tel écrivain, connu, de la littérature haïtienne. Mais en même temps, l'écriture n'appuie pas ces références, et s'installe à distance de toute tentative d'emprise qui limiterait la portée du texte. La part de la connaissance, ici, agi de manière à affleurer à la surface, sans jamais folkloriser la présence haïtienne, dans une ostentation qui annulerait la déférence.

C'est peut-être d'abord toute la justesse de ton, entre le saisissement du flux et la progression vers la vérité de chacune des existences, qui se manifeste ainsi. Dans le déroulement, par fragments, et le croisement, des histoires et des temps, Lyonel Trouillot parvient à installer cette articulation entre la manifestation de la langue, la présentation d'un monde que peu de lecteurs connaissent vraiment – en général, ils en ont "entendu parler" – et ce sujet qui écrit qu'il est en train d'écrire à quelqu'un, disparaissant dans son texte à mesure qu'il manifeste sa présence : le pronom "Tu" est bien le premier mot de ce roman, tout entier tourné vers l'autre. D'une certaine façon, particulièrement troublante, le lecteur devient aussi cette jeune femme à qui le texte est adressé, dans un geste d'amour.


Avant de conclure, je souhaiterais évoquer la mémoire d'un homme qui nous a quitté au mois d'août. Gérard Barthélémy est l'auteur de plusieurs ouvrages sur Haïti et notamment Le pays en dehors (1989) et Créoles-Bossales : conflit en Haïti (2000, Ibis Rouge), ouvrage qui apporte des lumières pour qui s'intéresse à ce pays. Gérard Barthélémy était menuisier, anthropologue, consultant international. Il était aussi diplômé de l'Institut de sciences politiques de Paris, et dans la première partie de sa vie, avait été diplomate. On disait de lui qu'il pensait comme un homme du sud. Son action, là-bas, a été essentielle, témoignant d'un souci de la réciprocité et du respect, à mille miles des idéologies souvent brutales du développement. C'était un grand Aîné, lui aussi, et la conversation que j'ai eu avec lui, une nuit de 1983, à Camp Perrin, résonne encore en moi. C'est pourquoi je tenais à dédier cette chronique à sa mémoire.

Yves Chemla

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09