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Comment
raconter une histoire d'amour ? Le roman se prend les pieds dans cette
question depuis qu'il y a des romans, depuis que les écrivains
ont compris qu'ils avaient un public en demande, voire en attente. Il
est possible de mettre l'accent sur telle partie de l'histoire : comment
raconter ce qui commence, après avoir saturé l'histoire
littéraire de toutes les fins possibles, en général
tragiques et pitoyables ? Là aussi nous avons l'embarras du choix.
Dans les replis de ces interrogations, qui ont toujours, désormais,
quelque chose à voir avec le procédé littéraire,
il y a un cas de figure assez rare : comment raconter l'histoire d'un
écrivain, brusquement illuminé par un visage, par une
personne – on peut ne pas apprécier l'expression du surgissement
de l'amour comme une chute, un faux pas…- et qui tente d'entrer
en contact avec cette personne, alors qu'il est un peu timide ? Et dans
la timidité, quelle est la part de retenue ? Remarquons d'emblée
que les personnages ne sont pas anodins : un écrivain, on sait
ce que c'est, un être qui passe son existence "dans
le souci de mettre en ordre un certain nombre de mots" (Blanchot),
qui sait que ceux-ci lui tendent à chaque pas un piège,
celui du cliché. Tâche délicate alors : le romancier
ne choisit pas n'importe quel personnages : un écrivain, une
lectrice professionnelle. Entre eux deux, c'est tout un monde qui sans
cesse se déploie, à chaque allusion, à chaque parole
prononcée, qui court le risque de faire déchoir l'un ou
l'autre de sa condition, et de faire retourner l'écrivain à
la solitude, qu'il sait nécessaire. Les temps et les lieux, aussi,
jouent leur rôle : la prolifération des rencontres, salons,
colloques, oblige les écrivains à sortir, du moins en
apparence, de leur parole intérieure. C'est sans doute une nouvelle
thématique qui se déploie, résolument moderne,
car elle dit ce à quoi nous assistons dans nos pérégrinations.
L'écrivain, le plus souvent à son grand dam, est aussi
presque nécessairement un être public : il vend ses livres,
il en parle, tout du moins.
Tel est pourtant la gageure à laquelle Lyonel Trouillot se soumet.
C'est un écrivain majeur, qui a élaboré, longtemps
dans le silence, une œuvre patiente, qui dit le décalage
entre les aspirations des personnes et les résistances qui les
contraignent, et dont ils tentent sans relâche le dépassement,
l'échappée belle, fût-ce au prix de leur inscription
sociale, voire de leur vie. Car la contrainte – sociale, politique,
familiale-, les pesanteurs et les archaïsmes, c'est dans l'espace
haïtien qu'il les évoque, au cœur d'une épopée
de la déconfiture, qui se renouvelle à chaque génération,
et contre laquelle les écrivains tentent pas à pas de
résister, notamment en rappelant à la mémoire le
souvenir des exactions. Mais aussi, depuis cet espace, ce qui oblige
à se défier des postures héroïques, défiance
partagée par ses aînés, comme par ses contemporains,
particulièrement face aux tentations incessantes d'y céder.
Il n'y a rien de plus irritant encore que d'entendre un journaliste
ou un animateur de débat présenter tel écrivain
comme tout d'abord haitien, et de lui demander de réagir à
telle situation politique, par ailleurs mise en scène dans le
roman de l'auteur interrogé.
L'Amour avant que j'oublie s'inscrit de fait dans la ligne des
précédents romans de Lyonel Trouillot, ceux qui ont été
publiés en France, chez Actes
Sud (Rue des Pas-perdus, 1998 ; Thérèse
en mille morceaux, 2000 ; Les Enfants des héros, 2002 ; Bicentenaire,
2004) comme ceux qui l'ont été en Haïti même
(Les Fous de Saint-Antoine, 1989 ; Le Livre de Marie,
1993). Penseur, enseignant, écrivain, Lyonel Trouillot maintient
la distance avec le sujet de son écriture, et conjugue le double
registre de celle-ci : tous les livres traitent à la fois d'une
histoire et des conditions dans lesquelles se déroule le récit.
À cette règle s'ajoute une nouvelle, dans ce dernier roman
paru, qui est la mise en scène, et en jeu, de l'écriture
elle-même.
Lors d'une rencontre internationale, dans un lieu incertain, l'écrivain
s'éprend d'une participante, qui prend des notes pendant les
interventions. Il ose à peine lui adresser la parole, dans une
retenue à la fois impatiente et pudique. Alors, il écrit
un texte, long, qu'il ira déposer à la porte de sa chambre.
Ce que nous lisons est ce texte, qui pour nous est un roman. Le premier
artifice de la séduction est ainsi pour l'écrivain non
la parole, nécessairement latérale parce qu'emportée
par la charge érotique qui affleure à chaque mot, et qui
peut être soumise à l'indifférence, mais une histoire
possible de soi, c'est-à-dire de sa vie d'écrivain, de
l'emprise sur lui du quotidien, de ce qu'il regarde, qui est aussi la
matière même de ce qu'il écrit, comme de ce qui
l'en écarte. L'écrivain est dans le silence, dans le retrait.
Et pourtant, c'est bien tout le contraire qu'il recherche, qu'il pourrait
presque réclamer : la présence de l'autre, à la
fois intense et évanescente, qui suscite alors la "présence
différée", dans l'écriture, d'autres
personnes. Mais avant tout, la présence des mots, malgré
la persistance de l'espace entre lui et ceux-ci, et que la nuit se passe
à tenter de combler, sur la machine à écrire. Dans
cette lutte avec l'ange, commence à se signifier ce surplus auquel
ne parvient sans doute pas l'expression du seul désir, et dont
il est malaisé de rendre compte, à moins de vouloir percer
les secrets de l'écrivain. Mais est-ce là bien la tâche
du critique ?
Il n'y a pas de justification à se contenter de la mise à
nu de ces secrets, et d'y enfermer la raison même que serait alors
l'écriture. L'écrivain en scène dans le roman,
est aussi le personnage de cette histoire, et ce qu'il offre à
la jeune femme, c'est bien un des points de départ de son métier
d'écrivain. Ce n'est pas un secret : la matière même
de l'écrit est de raconter des histoires que lui ont raconté
des personnages rencontrés dans sa jeunesse, et qui informent
littéralement et littérairement ce qu'on appellera, faute
de mieux, sa vocation. Il écrit "sous
la dictée des absents", qui ne se confond pas avec
l'adresse à l'autre. L'expression du désir, il en a fait
l'amère expérience dans sa jeunesse à travers l'écriture
de poèmes, destinés à une autre jeune femme, poèmes
qu'elle n'a pas acceptés. Dans la pension de famille port-au-princienne
dans laquelle il s'était retiré, l'écrivain partage
la vie quotidienne, les soirées, de trois autres hommes, qui
sont pour lui, les Aînés, qui continuent à vivre
sans son livre : l'Étranger, l'Historien et Raoul. Lui, il est
tout naturellement, l'Écrivain. Et ce sont leurs histoires qu'il
transmet à la jeune femme rencontrée, abordée même,
malgré les obstacles, comme il nous les transmet à nous,
tout en adoptant la posture de l'interlocuteur et de l'observateur.
Ce sont histoires qui se croisent et qui, il faut y prêter attention,
entrent en résonance, les unes les autres, comme elles retentissent
sur l'écriture même du texte destiné à la
jeune femme. "La vie, on la prend par les
yeux" a-t-il appris des récits de l'Étranger,
qui raconte à longueur de soirée ses voyages, ses rencontres
fascinantes. Ce sont des paysages dessinant la cartographie de mondes
possibles qui se lèvent dans ses paroles, proférées
sur le seuil de sa propre disparition, histoires fabuleuses, rencontres
improbables d'êtres qui laissent dans les yeux quelque chose comme
le sentiment de la merveille. Elles se détachent de la réalité,
que l'Historien a subie, qu'il étudie aussi, mais celle d'un
autre temps, préférant la déchéance sociale,
la maladie et la mort au mensonge qui a recouvert sa vie, et détruit
son amitié pour l'alter ego et empêchant l'accomplissement
d'un véritable amour, avec Marguerite, une vendeuse de rue. Lentement,
dans la parole de ses êtres clivés, se perçoit le
retentissement de la misère et de la dictature sur la vie intime
de ces personnages, exceptionnels. Quant à Raoul, qui est une
sorte d'archiviste des existences abîmées et détruites,
sa fonction est d'inventer les histoires à venir, en les proférant
à partir de ce que les autres croient qu'il peut réaliser
: entendre la parole des dieux, et par eux, celle des morts, qui veillent
sur les vivants. La fable, l'histoire, la transmission de la mémoire,
tels semblent bien les axes que l'écriture prend en charge, telle
est surtout la leçon retenue par l'Écrivain : la fidélité
à un rêve, à la douleur, à la présence
de l'autre que l'on n'a pas réussi à sauver. Mais aussi,
l'écrivant, et faisant retour sur l'émergence en lui de
cette nécessité de lier, il découvre cette vérité,
surprenante, qui contredit ses propres affirmations et ses propres postures
: alors que dans ses premières œuvres, le roman permettait
de déployer une "stratégie de la disparition",
c'est bien cette conscience de l'intime qui prend son essor désormais.
L'écriture ne s'achève plus dans le "cantique"
grandiloquent ni dans la "fresque"
ostentatoire. C'est avec "très peu
de choses" que la vie se manifeste dans l'écriture
: les gestes, les lieux, leur disparition dans le temps, dans la réorganisation
économique de la ville, le souvenir de conversations, la précaution
à l'égard de la présence des autres, de leurs paroles,
de leur sensibilité, autant de gestes d'affection qui témoignent
aussi d'un amour passionné pour les démunis. Si les premières
phrases du livre évoquent en même temps une rengaine reprise
par toute une population qui chante la couleur bleue de l'amour, et
la présence du "plus rustre des tortionnaires"
de la dictature, si l'Écrivain rappelle, quelques pages plus
loin : "en perdant le goût des jeunes
filles, j'ai écrit sur la faim, la prison, les enfers",
ce à quoi il accède, et qu'il raconte, c'est bien qu'il
conserve le double cap. Chacune des existences qu'il retrace est doublement
marquée de la sauvagerie, inscrite dans leur corps, comme de
cette éminence de l'autre comme souci. Le personnage de Marguerite,
par exemple, est sans doute un des plus bouleversants qui soit apparu
dans la littérature de ces dernières années, en
Haïti. Ce sont justement quelques uns de ses habitants qui se dressent
dans ce livre, et que l'Écrivain ne transforme pas en faire-valoir
de son métier, en les objectivant, mais bien comme présence,
même si celle-ci se manifeste comme le révolu de l'absence.
En même temps, un lecteur connaissant la littérature d'Haïti
peut reconnaître, à travers des allusions, d'autres textes,
d'autres romans, des poèmes également, comme dans l'évocation
des activités de Raoul, une grande partie de la cosmogonie populaire.
Chacun des trois personnages ainsi que l'alter ego de l'historien
cristallise lui aussi la présence de tel ou tel écrivain,
connu, de la littérature haïtienne. Mais en même temps,
l'écriture n'appuie pas ces références, et s'installe
à distance de toute tentative d'emprise qui limiterait la portée
du texte. La part de la connaissance, ici, agi de manière à
affleurer à la surface, sans jamais folkloriser la présence
haïtienne, dans une ostentation qui annulerait la déférence.
C'est peut-être d'abord toute la justesse de ton, entre le saisissement
du flux et la progression vers la vérité de chacune des
existences, qui se manifeste ainsi. Dans le déroulement, par
fragments, et le croisement, des histoires et des temps, Lyonel Trouillot
parvient à installer cette articulation entre la manifestation
de la langue, la présentation d'un monde que peu de lecteurs
connaissent vraiment – en général, ils en ont "entendu
parler" – et ce sujet qui écrit qu'il est en train
d'écrire à quelqu'un, disparaissant dans son texte à
mesure qu'il manifeste sa présence : le pronom "Tu"
est bien le premier mot de ce roman, tout entier tourné vers
l'autre. D'une certaine façon, particulièrement troublante,
le lecteur devient aussi cette jeune femme à qui le texte est
adressé, dans un geste d'amour.
Avant de conclure, je souhaiterais évoquer la mémoire
d'un homme qui nous a quitté au mois d'août. Gérard
Barthélémy est l'auteur de plusieurs ouvrages sur Haïti
et notamment Le pays en dehors (1989) et
Créoles-Bossales : conflit en Haïti
(2000, Ibis Rouge), ouvrage qui apporte des lumières pour qui
s'intéresse à ce pays. Gérard Barthélémy
était menuisier, anthropologue, consultant international. Il
était aussi diplômé de l'Institut de sciences politiques
de Paris, et dans la première partie de sa vie, avait été
diplomate. On disait de lui qu'il pensait comme un homme du sud. Son
action, là-bas, a été essentielle, témoignant
d'un souci de la réciprocité et du respect, à mille
miles des idéologies souvent brutales du développement.
C'était un grand Aîné, lui aussi, et la conversation
que j'ai eu avec lui, une nuit de 1983, à Camp Perrin, résonne
encore en moi. C'est pourquoi je tenais à dédier cette
chronique à sa mémoire.
Yves Chemla
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