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On
sait que lorsque le roman s'empare de la représentation de la
misère, il court à chaque phrase le risque de plonger
le lecteur dans la confusion, en substituant " impunément
les signes de la charité à la réalité de
la justice " (1). La représentation, qui a longtemps alimenté
les littératures bien-pensantes, de l'enfant confronté
à de telles situations est un thème particulièrement
critique à cet égard. Et pourtant : depuis quelque temps
déjà, la parole de l'enfant, affrontant le dénuement,
la guerre, le mal, se fait insistante dans les romans du Sud : enfants
ou adolescents instrumentalisés et dont la dernière ressource
est de raconter jusqu'au bout leur histoire lamentable, une dernière
fois, avant que leur corps ne soit jeté dans une décharge.
Dans le roman de Lyonel Trouillot, Les Enfants des héros,
la distance radicale qui les distingue, ces personnages, des lecteurs
de leurs histoires devient l'enjeu majeur de l'écriture : à
aucun moment, le lecteur ne peut s'engluer dans la compassion ou, pire,
dans l'infantilité silencieuse. Car, démentant l'étymologie
qui affirme que l'infans est celui qui ne parle pas, le narrateur-enfant
du roman de Trouillot se voit attribuer les mots qui manquent et qui
parviennent à dire le monde. La première justice que lui
rend l'auteur est de lui faire don de la langue. Par là, cette
parole interroge le réel, ne s'arrêtant pas à une
description misérable. Une parole de l'intérieur, en décalage
par rapport à la rhétorique, comme déboîtée,
s'offre ainsi à la perception, dans sa complexité, comme
un emblème haïtien découpé dans un drum.
L'histoire que l'enfant prend en charge est pourtant particulièrement
terrible et lourde : dans un bidonville de Port-au-Prince, la famille
de Colin, dit Corazon depuis qu'il est parti boxer en République
Dominicaine, survit grâce aux mandats envoyés par Man Yvonne,
sa mère, qui réside aux Etats-Unis. Joséphine,
l'épouse silencieuse, vouée à la dévotion,
est régulièrement battue par son compagnon. Les deux enfants,
Mariéla l'ainée et le narrateur, tentent d'échapper
à l'étouffement, à la promiscuité du minuscule
huis-clos de la cahute. Dès qu'il peut s'emparer d'un peu d'argent,
Corazon le boit, empêchant les enfants d'aller à l'école.
Il passe son temps à raconter des combats de boxe, qu'il n'a
ni vus ni vécus, en réalité. Il se fait passer
pour mécanicien travaillant dans un garage. Les deux enfants
découvrent un jour que leur père n'est en fait qu'une
loque humiliée par son patron.
Au paroxysme d'une crise domestique, ils le tuent, et s'enfuient. Ils
errent dans la ville, s'appropriant un espace jusqu'alors inconnu. Ils
parviennent même à jouir d'une vraie journée de
liberté dans la montagne au-dessus de la capitale. Mais le crime
ayant été signalé, ils sont reconnus, arrêtés
par la foule, et séparés.
On retrouve dans cette histoire les interrogations et les motifs constants
de l'oeuvre de Trouillot : l'enfermement dans la maison et sa résolution
violente ; la parentalité éprouvée, partagée
par le silence de l'une contre la violence de l'autre ; le refus de
l'héritage ; l'impossible traversée de la société,
réduite à des individus hébétés,
agrégés par la violence sociale sous la forme de populace
(2). Mais l'enfance est, comme nous le rappelle le narrateur, ce moment
exceptionnel où se vit l'altérité, alors que l'adulte
devient ce non-être tout juste bon à répéter
" des mots sans fil conducteur, des phrases sans
ancrage, juste bonnes à tuer le temps " (p.72). Même
si le narrateur parvient à dire : " Je
ne sais pas ce que nous sommes ", la montée vers les hauteurs
et l'appel de la mer rendent possible une échappée momentanée.
Il faut en remercier Lyonel Trouillot.
Notes
1 Selon le mot de Barthes, dans la Mythologie consacrée
à l'abbé Pierre (Paris, Seuil, 1957)
2 C'est que " les pauvres suivent la route des
pauvres. Nous ne connaissons que les terres plates où la foule
fait le paysage" (p.122).
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