Ecrire

Suite haïtienne

   

Ne m’appelle pas capitaine

 

 

 
 

Le Nouvelliste

 

 
 

Ce n’est pas courant de voir un titre de roman prendre la forme d’une interdiction. Le mode injonctif est pourtant des plus intéressants : il laisse immédiatement supposer la présence de l’autre. Il ne saurait exister d’injonction sans interlocuteur sur qui le preneur de parole souhaiterait avoir barre.  
 
 



Et puis le sens même de cette injonction : le fait d’appeler est toujours l’affaire de l’autre. On ne s’appelle pas soi-même sauf dans des cas extrêmes, en général patholo-giques. « Call me Ishmael » exigeait le narrateur de Moby Dick, dont la fonction narrative avait été de survivre au naufrage du Peaquod et de raconter l’histoire extraordinaire. Sa position latérale d’acteur était compensée par son caractère central dans la narration, ce qui lui facilitait le contact avec le lecteur. Fonction phatique alors de l’interpellation. Le lecteur trouve assez aisément sa place dans ce dispositif. Mais que l’injonction se tourne en interdit, et le système se mue en énigme. Qui parle ? Et pourquoi ? N’est-ce pas la parole elle-même qui est à la source de cet interdit ? Qu’est-ce qui est vraiment interdit ? De dire ? Et pourquoi « capitaine » ? Et à qui s’adresse cette défense ?

Le roman de Lyonel Trouillot met en scène la parole elle-même, et répond à ces questions : ce sont des personnages, Francis, Antoine, qui racontent des temps passés pas si anciens que cela à la jeune Aude, temps passés dont on commence peut-être à oublier le caractère violent, tant les années récentes ont apporté leur comptant aussi de violences. Ce n’est pas très étonnant : plus de la moitié de la population haïtienne actuelle est née après la chute de la maison Duvalier. Moins de 20 % d’entre elle a connu les années 1960 et l’épouvante de ces temps. Cette période de terreur a été aussi une période de résistance, dont plusieurs épisodes sont connus, souvent rappelés donc mal connus. Mais il y a aussi un pan romanesque de cette résistance : Anthony Phelps avait dès Moins l’Infini, repris quarante ans après la première parution sous le titre Des Fleurs pour les héros, tracé les premiers contours de cette résistance à la fois politique, morale et langagière. Lyonel Trouillot met en perspective la transmission de cette histoire parce qu’elle n’est advenue que de manière parcellaire.
Au tout point de départ, il y a le clivage d’abord social qui place les très riches dans un ailleurs social. Ils ne fréquentent les autres que très peu, en général sur le mode de l’exploitation. L’idéologie coloriste vient parasiter ce souci de la distinction au point qu’elle passe au premier plan, comme un fait de nature. L’entre-soi est celui de la blancheur, enfin d’une façon de couleur claire, parce que pour ce qu’il en est des couleurs, noir, blanc, ne veulent pas dire grand chose. Mulâtre ainsi n’est pas un nom de couleur, mais il désigne la pâleur. La langue ici peine encore à sortir de la fange, comme le fait souvent remarquer le personnage de la narratrice, Aude, qui est d’une de ces familles de l’entre-soi et qui est devenue particulièrement attentive à la boue malsaine que charrient les mots de la famille.
L’histoire racontée est d’abord celle de la rencontre des autres et de la sortie de cette reproduction désespérante du même. L’essentiel est de comprendre, c’est-à-dire de se donner la possibilité de raconter soi-même ce qui manque à être transmis. Mais l’histoire racontée est elle-même une histoire racontée : Aude rapporte les histoires des personnages Francis et Antoine, son oncle, et découvre à l’occasion d’une enquête journalistique menée sur un quartier, un morne de Port-au-Prince, qu’il y a eu une vie à cet endroit, des gens qui avaient noms et n’étaient pas dans l’indifférencié comme le croient sans doute certains privilégiés de la Montagne Noire. Qu’il y a eu malfaisance, résistance, et répression, que l’on a tenté la bienveillance contre la haine, puis que l’on a baissé les bras. Répondre à la violence sans limite par le meurtre s’avère finalement un acte de portée médiocre. Le rapport de force n’a pas changé. Mais surtout, pour en arriver là, il aura fallu instrumentaliser les rapports humains. Certains héros de ces temps encore vivants surprennent parfois leurs amis à évoquer ces années de combat dans l’ombre et certaines éliminations sans autre objet qu’idéologique. Lyonel Trouillot ap-proche aussi ces modes de fonctionnement, déconstruit par touches l’héroïsation stali-nienne qui a fait le fonds d’histoires en fait impossible à raconter. Francis, passé na-guère à l’action politique aux dépens de ses espérances amoureuses éprouve une colère sourde, toute rentrée : « le crime politique n’est que la forme la plus vulgaire de la vio-lence humaine et de l’indifférence ». L’insurgé revient de loin, effectivement. Antoine a laissé le temps passer.
À un autre niveau, ce que manque à dire la littérature est le désastre social : la re-présentation de l’autre passe d’abord par un questionnement. Il y a bien longtemps que les écrivains en Haïti s’interrogent sur le bien fondé de la description sociale littéraire. Celle-ci est adossée à une extériorité de l’espace représenté, et dont les concernés n’ont aucun contrôle. Mettre en scène la société haïtienne a toujours peu ou prou à voir avec une altérité représentée de manière plus ou moins subtile. Il s’agit alors de désagréger cette manière d’être - les pauvres ne sont pas réellement des autres dénués de paroles, dénués de mots, et ils tiennent un discours sur leur résistance à la désaffiliation voire à la démentification communes - de désaltérer cette approche si souvent perçue sur le mode de la nature. Toute l’oeuvre de Lyonel Trouillot tend vers cette perspective.
Il faut l’inscrire jusque dans le dispositif narratif, particulièrement subtil dans ce roman : Aude, la narratrice raconte un itinéraire de défection et de reconstruction. La le-çon de la rupture hystérique et momentanément autogratifiante mais néfaste sur le long terme a été apprise. La famille comme système de reproduction du même aussi : une mère atteinte de psittacisme, un frère qui pousse la rupture au delà de ce que sa propre conscience peut accepter, un père monomaniaque, des cousins, des tantes aussi ternes que reclus dans des espaces conformistes, constituent le seul « nous » de cet environnement : « il n’y avait en dehors du cercle qu’une sorte de matière ou d’être hybride, inqualifiable. Un spectre indéfini, entre l’hydre et le bric-à-brac, dont l’identité est : les autres ». Premier accroc aux paroles répétées : les « autres » ont des noms. Ils ont vécu des histoires.
Le second niveau est celui des regards. Il faut apprendre à se regarder dans le re-gard de l’autre qui regarde notre propre regard, tandis qu’autour la foule s’interroge : que vient faire cette claire dans ce cloaque ? Que vient-elle regarder ? Qui ? C’est déjà un grand pas que de prendre conscience de cet entrelacement par lequel commencent déjà à se désaltérer les tenants de cette histoire. Ce n’est pas tant une affaire de connais-sance que de reconnaissance. Aborder l’autre sur le mode de la connaissance nous dit le philosophe Lévinas c’est maintenir le surplomb désastreux et dévastateur.
Mais Aude change : pour entendre les autres, il faut commencer par la bienveillance, et vivre avec eux. Même si c’est difficile, et que ça provoque la désaprobation. Ce n’est qu’ainsi que sera résolue la contradiction majeure qui entraîne la littérature vers son propre ailleurs, sans doute sa propre déchéance. On peut considérer cette proposi-tion de Aude au pied de la lettre, comme étant valable sur plusieurs niveaux : « La meilleure façon de disparaître, c’est d’offrir au regard des autres ce que leurs yeux veulent voir ». Or la littérature est de toute autre vocation : elle interpelle. Elle peut le faire avec véhémence comme dans la bouche du personnage de Francis. Sa bouche et son corps : Francis est devenu par sa volonté propre un maître des arts martiaux. On ne le dit pas assez : le corps urbain exige un entretien constant en plus de la bienveillance, ou bien il s’affale. La littérature peine encore à le dire. Et c’est par et dans le le corps que le désir se manifeste.
Parce qu’au fond même de cette histoire, il y a un amour déçu et qui a déclenché la perte de soi du personnage de Francis. Il devient une autre qui se tient au dedans de lui, et qui est une meurtrière, encore qu’elle a fait croire à la possibilité du bonheur. Ce sont ces histoires-là qui nous dévorent de l’intérieur, et contre lesquelles seules d’autres histoires peuvent nous libérer : « Le pire qu’on puisse faire subir à quelqu’un a qui l’on a permis de fausses espérances, c’est de ne pas lui laisser les moyens d’oublier ». Là encore, le procès de la violence politique est radical. Il faut parvenir à sortir de cette répéti-tion du même, et au ressassement.
Aude partage ainsi les nuits avec les enfants accueillis par Francis, encore capitaine d’un vaisseau trop longtemps demeurés à quai, et qu’il faut faire repartir en haute mer, avant que le capitaine ne gise sur le pont, « Fallen cold and dead », comme le célèbre le poème de Whitman, "Captain ! My captain !". La rencontre avec ces jeunes gens est parfois difficile pour tous, mais elle vaut aussi des moments d’une grande cocasserie. Chacun a conscience des codes utilisés par l’autre, et qui sont autant de repères, pour Magda, Jameson, Foufoune et Abner, en particulier lors de la visite impromptue dans la maison familiale sur la montagne noire. Et Ti Fritz de poser la véritable question alors du politique et que rapporte Aude : « ‘À chaque acte qu’on pose, comment savoir si, à ce moment précis, dans cette circonstance, c’est bien ce qu’il faut faire ? ‘». C’est là tout le prix du pari qui permet de dépasser l’interdiction, et d’engager réellement dans la bienveillance. Et dans l’espoir.

 

  Mise à jour le : 21/10/2018      
   

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