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Etudes haïtiennes

   

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date et lieu de parution

 
  Note de lecture : Thérèse en mille morceaux, de Lyonel Trouillot

Notre Librairie, N° 145, Décembre 2001

 

 
 

L'essayiste haïtien Price-Mars avait longuement médité cette phrase de Jules de Gaultier : "Tout être se conçoit nécessairement autre qu'il n'est". Le décalage intérieur entre soi et soi, qui a longtemps caractérisé une manière de pecevoir les cultures haïtiennes, ne doit pas faire oublier qu'ainsi l'altérité est introduite au sein même de l'identité, et il n'y a aucune raison de la voir diminuer dans l'absolu : j'ai beau réduire les différences entre les autres et moi, pour une identité assignée par la culture sociale, ces différences se reproduisent au sein du moi lui-même.
C'est bien la mise en paroles de cette renaissance impatiente et complexe que mène l'héroïne du livre de Lyonel Trouillot, Thérèse en mille morceaux. Le roman est présenté sous la forme d'un cahier, écrit par une jeune femme, abandonnant la ville du Cap-Haïtien, un jour de mars 1962. Plusieurs axes constituent la trame de ces notes éparpillées qui témoignent d'une crise : Thérèse découvre progressivement le décalage entre son apparence sociale assignée par les conventions sociales et celle qu'elle appelle " l'autre Thérèse ", que les autres renvoient dans la folie. Les autres, justement, et notamment Elise, la soeur de Thérèse, ne se dévoilent que dans la médiocrité de leurs existences ainsi que la mesquinerie de leur pensée. Le champ de vision du monde en est circonscrit : c'est la maison, où s'enferment les deux filles et leur mère dès la nuit tombée, l'église, et les habitations jouxtant celle-ci. Dans ce champ clos, la haine peut se développer. Entre le père et la mère, cette haine a basculé dans la violence. Pour comprendre le mécanisme qui perpétue celle-ci, il faut à Thérèse mener une quête initiatique qui lui permettra d'apprendre et interpréter tout à la fois la lente dépossession des terres, les changements sociaux qui marquent la ville, mais aussi les circonstances de la mort de son père. Le fil conducteur de ces notes éparses est constitué par l'écriture, par laquelle Thérèse fait retour sur sa conscience, et sur les exigences de son corps, particulièrement le plaisir, qu'elle ne peut connaître avec son mari, fonctionnaire conformiste, prêt à servir le régime pour permettre l'envol de sa carrière. La veille de son départ, elle rend visite à son beau-frère, pharmacien de son état, qui sous couvert de préparations médicinales, s'enferme la nuit pour fabriquer des maquettes de bateaux, depuis son plus jeune âge. Il lui remet un pécule. Elle rentre chez elle, entourée des jumeaux de sa voisine, avec lesquels elle découvre le plaisir. Puis elle part. Dans le camion qui l'emmène, les réflexions incessante d'un homme âgé, qui fait l'éloge d'une éducation contrainte, adossée à la lutte contre le mal, représenté par l'esprit de liberté, provoquent la dernière révolte de l'héroïne. Thérèse hurle, fait arrêter le car, descend, puis marche sur la route, désormais libérée, ayant jeté ses carnets dans le vide.

Mais la fiction ne se restreint pas à ces aspects circonstanciels. Ce que tente de prendre en charge l'écriture de Thérèse peut ici s'interpréter comme une dialectique paradoxale de l'enfermement et de l'inapartenance. Le premier terme n'est pas seulement géographique : il recouvre la conception aristocratique de la lignée, qui remonterait à Christophe, dont l'ombre plane toujours sur la ville et inscrit son emprise dans le jeu des conventions sociales et religieuses. Le second terme est plus imprécis, mais tellement présent : il est constitué de ce sentiment diffus de l'accessoire, aussi bien dans le rapport à soi qu'à celui de l'espace géograpique, finalement inconnus et sans cesse écartés du regard. Thérèse évoque ainsi sa mère " jamais nue avec elle-même ", bandant les yeux de sa fille " avec le voile de la Sainte Vierge (...) pour que les cris et les odeurs n'arrivent pas jusqu'à [elle] ". L'écriture, pour Thérèse est précisément le seul lieu où se confrontent les deux termes. A la différence de Jérôme qui fabrique des bateaux depuis qu'on l'a obligé à ne pas naviguer, et qui vit " déchiré, boitant de tous côtés, vide et plein en même temps, vrai et faux en même temps, en cage et libre en même temps ", Thérèse franchit le pas, et s'accomplit dans l'écriture. Car ce qui se déplie insensiblement dans l'écriture, c'est la possibilité de se découvrir soi-même, notre propre réalité, ce que nous sommes à nos yeux, et non pas en effigie, ce que les autres ne peuvent connaître, car ils ne voient que le spectacle et jamais ne peuvent être bien sûr de ce qu'il signifie. On aurait tort cependant de réduire Thérèse à un personnage biface : elle se déprend progressivement à la fois de l'être imposé par sa culture familiale, mais aussi de l'autre en elle-même, qui vacille effectivement dans la folie. La complexité qu'elle rencontre est particulièrement révélatrice de soi, et cette découverte pathétique remet en cause tout son rapport au monde : " A défaut d'une parole droite, j'écris pour rassembler mes voix ". Reconstruire l'unité altérée pour sortir de la triade mensongère de la ville du Cap, " peur, silence, morcellement " : cette tâche à la fois essentielle et existentielle, l'héroïne la conduit par une anamnèse des désastres. Il lui faut résoudre l'émiettement de la conscience, inscrite dans la lignée depuis les origines : " J'ai pu croire un instant avoir assez de savoir-faire pour amener mes moi à conclure une entente mais mes chemins s'opposent et se radicalisent dans cette bataille pour mon corps. On n'habite pas en paix cette différence avec soi-même. Où conduisent les différences ? Elles ont guidé mes parents vers la haine ". Cette anamnèse résout aussi la question, puisque le rappel des origines, de la déconfiture sociale, de la césure du lien social entre paysans et propriétaires, est aussi le moment de la fin de cette histoire : " Nous sommes les derniers héritiers, le bout de la chaîne, la fin des fins ", lui dit le Houngan Haut-la-main. Il n'y a alors plus de raison d'avoir peur, ni de parler et d'exposer la face des choses en public, ce qui vaut à Thérèse la réprobation de tous.
Il lui faut donc partir, en se déprenant de tous les miasmes qui saturent la ville. Est-ce à dire que sur le plan symbolique, c'est toute la culture haïtienne qui est rejetée ? Ce serait là une interprétation erronée : quand on y regarde de près, cette sortie de l'espace clos est traité par Thérèse comme une cérémonie intitiatique qui redouble le travail de l'écriture. Comme une initiée, et grâce à l'intercession des jumeaux-marassas, elle plonge dans la mer, y séjourne un temps, avant d'en sortir régénérée, prête au départ. Un passage étonnant rassemble tous les éléments de la cartographie haïtienne imaginaire : Thérèse traverse le cimetière, voit la ville se transformer en mer, s'y étend, nage dans ces eaux, s'y plonge, en " parcourt les âges ", avant d'en sortir toute humide et de gagner les hauteurs. L'espace de la vie quotidienne, marqué jusque là par la répétition des rituels et la platitude des conventions, après avoir été celui des errances, redevient alors celui des passages.
Le roman de Lyonel Trouillot ouvre, on le voit, des perspectives nouvelles à l'espace littéraire haïtien. Reprenant la problématique du bovarysme largement balisée depuis le mouvement indigéniste, il lui confère une perspective critique à la mesure d'une véritable insurrection : contre l'emprise de l'âme, contre la dépossession du corps, contre le mutisme de l'esprit. Par ce soulèvement, il gagne une dimension universelle, et rejoint cette littérature de l'inquiétude, si proche de nos questionnements contemporains .

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09