L'espace
décrit par le roman haïtien présente depuis Gouverneurs
de la rosée un paradoxe de taille : si les mouvements indigénistes
en avaient appelé à un ressourcement littéraire par une
inscription plus décisive du terroir dans l'espace littéraire,
ce ressourcement témoigne d'une inscription chaque jour plus difficile,
puisque ce terroir lui-même disparaît, aussi bien dans ses aspects
humains que dans celui de la description des lieux et des paysages. Prenant
en compte cette catastrophe, les fictions étudiées témoignent
en diachronie du mouvement des paysans vers des terres plus cultivables, puis,
peu à peu vers le bourg, puis la ville, avant que la fuite hors d'Haïti
ne revête un caractère irrésistible. Ce mouvement s'inscrit
à l'intérieur d'un système d'identifications et de désignations
des personnages particulièrement complexe : ceux-ci se reconnaissent
à partir d'un lignage, d'une origine géographique, de phénotypes,
fondent des différences où les narrateurs et les descripteurs
trouvent matière à analyse. Un des ressorts narratifs courant
consiste alors à confronter cette assignation avec la critique de celle-ci,
comme si à l'hétéro-assignation répondait une homo-assignation
prenant le contrepied de la désignation par l'autre. Dans ces conditions,
des questions comme celles des conditions de lecture, des a priori idéologiques,
notamment celle du préjugé, et des effets de résonnances,
d'échos par rapport à d'autres littératures ne peuvent
pas être considérées comme des évidences dénuées
d'importance. Si, d'une part, pour des raisons méthodologiques, il convient
de constituer cet espace littéraire comme un en-soi tissant ses propres
relations idéologiques, historiques et textuelles, la question de la
motivation de l'intérêt du lecteur pour cette littérature,
d'autre part, ne saurait être passée sous silence : la lecture
du roman haïtien provoque un étrange
décalage fondé à la fois sur le sentiment d'altérité
de cette littérature, et celui d'une reconnaissance de la part la plus
inavouée de ce lecteur, constituée de la face ténébreuse
des idéologies et des cultures occidentales.