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Etudes haïtiennes

   

Titre de l'article

 

date et lieu de parution

 
  L'Autre Face de la mer

Revue Notre Librairie, Paris, 1999, nÿ 136

 

 
 

Louis-Philippe Dalembert Paris, Stock, 1998

Après avoir interrogé dans Le Crayon du Bon Dieu n'a pas de gomme le rapport de l'exilé à la terre natale retrouvée, Louis-Philippe Dalembert remonte plus avant dans le temps de l'imaginaire, portant cette fois ses regards sur les départs, et donnant une nouvelle impulsion au projet d'écriture ouvert dans la nouvelle intitulée " Le songe d'une photo d'enfance ", parue en 1993 dans le recueil du même titre. L'île représentée devient ainsi un champ clos, traversé d'aspirations à la fuite, vers l'intérieur, d'une part, mais aussi vers cet autre bord de l'eau, que les navires qui accostent au port laissent pressentir. La mer, placée sans relâche sous les regards des personnages est là pour inciter aux départs. Cependant, elle porte aussi sur elle d'autres souvenirs. Cette autre face de la mer qui hante ainsi l'imaginaire est, nous le savons bien, celle qui conduisit la Traite. Dalembert rend inséparables le traitement de la fuite et celui de la déportation. D'abord dans la composition du roman : la narration est organisée par la succession de trois textes : " le récit de Grannie, " la grand-mère, qui porte en elle la mémoire familiale, c'est-à-dire désormais le délitement de celle-ci ; " le récit de Jonas ", qui témoigne de l'éloignement grandissant à l'égard de cette société qui justement se délite. Ces deux récits encadrent une partie centrale, " la ville ", où un narrateur extérieur rend compte de la vision terrifiée qu'a Jonas de Port-aux-Crasses. Les deux récits sont régulièrement interrompus par de courts textes, des moments d'outre-conscience, sans ponctuation, et qui plongent le lecteur dans la cale négrière. Le détail montre que ces traces de la mélopée fondatrice du fond de la cale résonnent comme des contrepoints subtils aux moments des récits qu'ils interrompent, apportant une scansion qui vient à chaque fois remotiver la présentation des actions décrites et racontées.

Le temps du roman est désormais pour le narrateur celui du long terme. Quatre générations sont représentées dans les deux récits. On voit ainsi les parents de Grannie, elle même fascinée par les bateaux qui accostent au port, tenter leur chance en République Dominicaine, traçant en profondeur le sillon entamé par l'exploitation des esclaves, et subir la violence de l'opération pelehil. On la voit se réinstaller, meurtrie au plus profond, et dans l'incapacité à surmonter les deuils et le sentiment d'horreur provoqués par le massacre. On voit enfin ses membres disparaître ou partir peu à peu, poussés par la pression économique, politique et sociale provoquée par le régime de Duvalier. Sous les yeux de Jonas, le représentant de la dernière génération, le spectacle de ceux qui restent s'achève alors comme le bord ultime du gouffre où l'humanité connaît son effondrement. De surcroît, sans nommer d'explications, ni rationaliser la compréhension de ce mouvement, Jonas parvient à plonger son regard au coeur de cette angoisse existentielle fondatrice. Le mouvement même du texte anime cette plongée : la description de l'horreur quotidienne est assurée par un narrateur extérieur, comme si Jonas tentait par tous les moyens de maintenir la distance entre cette horreur et lui-même. La partie centrale du triptyque présente en cinq chapitres un épitomé de l'actualité de cette angoisse : Jonas a sous les yeux le spectacle d'une foule misérable, qui lynche un homme, dans les plus brutales conditions, le brûle, donne à manger son corps carbonisé aux porcs qui errent dans la ville et la souillent de leurs excréments. Au centre du roman, Jonas se sépare brutalement de ce lumpen auquel pourtant il a tenté pendant des années de s'identifier, justifiant par là l'émergence de son projet d'écriture.
Ce n'est qu'à partir de ce constat que Jonas prend la parole. A la différence de Grannie, fascinée par les bateaux, son propre " roman de formation " témoigne d'une volonté quasi viscérale d'ancrage dans la société haïtienne et dans le territoire. C'est en fait l'amplification du mouvement de fuite et sa relation avec le souvenir intérieur de la Traite qui va déclencher la séparation définitive. Dans une vision hallucinée, Grannie et Jonas assistent impuissants à la migration générale des habitants du pays vers la Terre Promise. Celle-ci se fait par mer sur des esquifs construits avec les derniers arbres du pays. Malgré les squales, malgré les marines de la Terre Promise et de leurs alliés, la population poursuit un exode évoqué explicitement comme une contre-création. C'est en regardant ce spectacle à la télévision que la grand-mère meurt étouffée. C'est aussi à ce moment du texte que le dernier contrepoint de la spirale de la Traite décrit à la fois l'arrivée du " cheptel " sur la terre non promise, étape de ce " voyage vers l'inconnu le rien et la négation de l'humain " et la tentative de retour, qui se solde par la noyade de ces êtres sans nom : la voix de la cale, dans le roman de Dalembert, rappelle avec insistance que le crime fut commis au nom d'un déni d'humanité. Il n'est pas étonnant alors que tant de références bibliques investissent le texte. Rarement sans doute, la figure majeure de l'écriture haïtienne qui travaille " entre l'ancrage et la fuite ", pour reprendre l'image inventée par Yannick Lahens, n'a atteint une telle force d'évocation que dans ce rapprochement avec le " Livre de Jonas ". L'Autre Face de la mer de Louis-Philippe Dalembert décrit une des formes radicales dont cette opposition permet le pressentiment : le déni de l'humanité, comme figure erratique du regard posé par l'autre sur l'être au monde haïtien.

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09