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Louis-Philippe Dalembert Paris, Stock, 1998
Après avoir interrogé dans Le
Crayon du Bon Dieu n'a pas de gomme le rapport de l'exilé
à la terre natale retrouvée, Louis-Philippe Dalembert
remonte plus avant dans le temps de l'imaginaire, portant cette fois
ses regards sur les départs, et donnant une nouvelle impulsion
au projet d'écriture ouvert dans la nouvelle intitulée
" Le songe d'une photo d'enfance ", parue en 1993 dans le recueil du
même titre. L'île représentée devient ainsi
un champ clos, traversé d'aspirations à la fuite, vers
l'intérieur, d'une part, mais aussi vers cet autre bord de l'eau,
que les navires qui accostent au port laissent pressentir. La mer, placée
sans relâche sous les regards des personnages est là pour
inciter aux départs. Cependant, elle porte aussi sur elle d'autres
souvenirs. Cette autre face de la mer qui hante ainsi l'imaginaire est,
nous le savons bien, celle qui conduisit la Traite. Dalembert rend inséparables
le traitement de la fuite et celui de la déportation. D'abord
dans la composition du roman : la narration est organisée par
la succession de trois textes : " le récit de Grannie,
" la grand-mère, qui porte en elle la mémoire familiale,
c'est-à-dire désormais le délitement de celle-ci
; " le récit de Jonas ", qui témoigne de l'éloignement
grandissant à l'égard de cette société qui
justement se délite. Ces deux récits encadrent une partie
centrale, " la ville ", où un narrateur extérieur
rend compte de la vision terrifiée qu'a Jonas de Port-aux-Crasses.
Les deux récits sont régulièrement interrompus
par de courts textes, des moments d'outre-conscience, sans ponctuation,
et qui plongent le lecteur dans la cale négrière. Le détail
montre que ces traces de la mélopée fondatrice du fond
de la cale résonnent comme des contrepoints subtils aux moments
des récits qu'ils interrompent, apportant une scansion qui vient
à chaque fois remotiver la présentation des actions décrites
et racontées.
Le temps du roman est désormais pour le narrateur celui du long
terme. Quatre générations sont représentées
dans les deux récits. On voit ainsi les parents de Grannie, elle
même fascinée par les bateaux qui accostent au port, tenter
leur chance en République Dominicaine, traçant en profondeur
le sillon entamé par l'exploitation des esclaves, et subir la
violence de l'opération pelehil. On la voit se réinstaller,
meurtrie au plus profond, et dans l'incapacité à surmonter
les deuils et le sentiment d'horreur provoqués par le massacre.
On voit enfin ses membres disparaître ou partir peu à peu,
poussés par la pression économique, politique et sociale
provoquée par le régime de Duvalier. Sous les yeux de
Jonas, le représentant de la dernière génération,
le spectacle de ceux qui restent s'achève alors comme le bord
ultime du gouffre où l'humanité connaît son effondrement.
De surcroît, sans nommer d'explications, ni rationaliser la compréhension
de ce mouvement, Jonas parvient à plonger son regard au coeur
de cette angoisse existentielle fondatrice. Le mouvement même
du texte anime cette plongée : la description de l'horreur quotidienne
est assurée par un narrateur extérieur, comme si Jonas
tentait par tous les moyens de maintenir la distance entre cette horreur
et lui-même. La partie centrale du triptyque présente en
cinq chapitres un épitomé de l'actualité
de cette angoisse : Jonas a sous les yeux le spectacle d'une foule misérable,
qui lynche un homme, dans les plus brutales conditions, le brûle,
donne à manger son corps carbonisé aux porcs qui errent
dans la ville et la souillent de leurs excréments. Au centre
du roman, Jonas se sépare brutalement de ce lumpen auquel pourtant
il a tenté pendant des années de s'identifier, justifiant
par là l'émergence de son projet d'écriture.
Ce n'est qu'à partir de ce constat que Jonas prend la parole.
A la différence de Grannie, fascinée par les bateaux,
son propre " roman de formation " témoigne d'une volonté
quasi viscérale d'ancrage dans la société haïtienne
et dans le territoire. C'est en fait l'amplification du mouvement de
fuite et sa relation avec le souvenir intérieur de la Traite
qui va déclencher la séparation définitive. Dans
une vision hallucinée, Grannie et Jonas assistent impuissants
à la migration générale des habitants du pays vers
la Terre Promise. Celle-ci se fait par mer sur des esquifs construits
avec les derniers arbres du pays. Malgré les squales, malgré
les marines de la Terre Promise et de leurs alliés, la
population poursuit un exode évoqué explicitement comme
une contre-création. C'est en regardant ce spectacle à
la télévision que la grand-mère meurt étouffée.
C'est aussi à ce moment du texte que le dernier contrepoint de
la spirale de la Traite décrit à la fois l'arrivée
du " cheptel " sur la terre non promise, étape de ce " voyage
vers l'inconnu le rien et la négation de l'humain " et
la tentative de retour, qui se solde par la noyade de ces êtres
sans nom : la voix de la cale, dans le roman de Dalembert, rappelle
avec insistance que le crime fut commis au nom d'un déni d'humanité.
Il n'est pas étonnant alors que tant de références
bibliques investissent le texte. Rarement sans doute, la figure majeure
de l'écriture haïtienne qui travaille " entre
l'ancrage et la fuite ", pour reprendre l'image inventée
par Yannick Lahens, n'a atteint une telle force d'évocation que
dans ce rapprochement avec le " Livre de Jonas ". L'Autre
Face de la mer de Louis-Philippe Dalembert décrit une des
formes radicales dont cette opposition permet le pressentiment : le
déni de l'humanité, comme figure erratique du regard posé
par l'autre sur l'être au monde haïtien.
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