www.ychemla.net

 

Ecrire

Etudes haïtiennes

   

Titre de l'article

 

date et lieu de parution

 
  L'Espace d'un cillement

Dictionnaire des Oeuvres des littératures de langue française (Couty et Beaumarchais), Paris, Bordas, 1994

 

 
 

L'Espace d'un cillement, roman de l'écrivain haïtien Jacques Stephen Alexis (1922-1961), publié en 1959 (Gallimard).
Premier volet d'une tétralogie qu'Alexis ne pourra, faute de temps et confronté à d'autres urgences, terminer, L'Espace d'un cillement fut écrit en France en 1956-57, comme le Romancero aux Etoiles. Cette époque - qui fut aussi celle de la première remise en question de la révolution en U.R.S.S. - fut particulièrement féconde pour Alexis, qui expose en septembre 1956 le résultat de ses réflexions dans les célèbres Prolégomènes à un Manifeste du Réalisme Merveilleux des Haïtiens. Il s'y propose comme objectif d'"avoir une claire conscience des problèmes précis (à) et des drames que confrontent le peuple".
L'histoire est racontée depuis les points de vue alternés des deux protagonistes, El Caucho et la Nina.
I LA VUE. En Haïti, sous la présidence d'Estimé (1946-1950), alors qu'une escadre américaine est au mouillage, le matin du premier dimanche de la Semaine sainte, deux êtres se regardent dans la rue : la Nina Estrellita, prostituée travaillant au Sensation Bar et El Caucho, un ouvrier mécanicien. Tous deux sont nés à Cuba. Ils s'observent longuement, avant que la Nina ne monte avec des clients. De retour le soir même, El Caucho la retrouve.
II L'ODORAT. Le lundi matin, La Nina médite sur son histoire, sur l'oubli de son enfance. De son côté, El Caucho arrive en retard au travail. Il vient d'apprendre l'assassinat à Cuba de son père spirituel, le syndicaliste Jésus Ménendez. Il se rend à midi et le soir au Sensation bar. La Nina et lui se sentent attirés l'un vers l'autre. Elle reconnaît sur El Caucho l'odeur des cigares cubains, tandis qu'il accueille en lui un souvenir d'enfance,, une prairie de soucis.
III L'OUIE. Mardi. El Caucho sauve devant le bar un enfant qui s'est blessé. Pendant la soirée, la Nina a la confirmation de l'origine cubaine d'El Caucho, par son accent. Une bagarre éclate dans le bar, un marine ayant égaré sa bague (volée en fait par la Nina). El Caucho défend le patron et se bat victorieusement contre plusieurs soldats.
IV. LE GOUT. L'escadre américaine s'en va le mercredi. Les prostituées sont au repos. El Caucho leur rend visite alors qu'elles jouent au loto. La Nina gagne. Restés seuls, ils s'embrassent mais El Caucho la quitte violemment à la suite d'un malentendu. Dans la méditation qui suit, il compare la société caribéenne à un vaste bordel. La Nina fume une cigarette de marie-jeanne, en songeant au goût salé de la lèvre d'El Caucho. Assailli par des bribes de souvenirs, ce dernier ne parvient pas à dormir. Il cherche une photo.
V. LE TOUCHER. Vers midi, le Jeudi-saint, El Caucho médite sur la situation d'Haïti par rapport aux Etats-Unis. Dans la cathédrale la Nina demande l'aide de la Vierge. Ils se retrouvent au bar. Ils dansent. Dans la chambre de La Nina, ils essaient de trouver le souvenir qui les réunit. Ils se rejoignent, s'endorment. Au milieu de la nuit, El Caucho la réveille, l'appelle par son nom, Eglantina. Elle reconnait alors Rafaël, son premier amour. Ils trouvent dans les affaires d'Eglantina la photo recherchée.
VI. LE SIXIEME SENS. Ils restent enfermés deux jours dans la chambre, préparant un nouvel avenir. Eglantina craint de décevoir Rafaël. Il part, et reviendra la chercher en fin de matinée.
CODA, L'ESPACE D'UN CILLEMENT. Eglantina range ses affaires et se prépare à partir. Quand El Caucho revient la chercher au bar, Eglantina a disparu. Elle a laissé une lettre dans laquellle elle annonce qu'elle va travailler afin d'oublier la Nina.

De Compère Général Soleil à L'Espace d'un Cillement, le trajet suivi par l'écriture d'Alexis est exemplaire à plusieurs titres. D'abord, s'il écrit un texte politique, le politique ne s'y arroge pas une part appuyée et démonstrative. Il n'y a plus de héraut partisan, dans l'histoire. Ensuite, s'il évoque encore la cellule primordiale, le couple, c'est en envisageant les deux partenaires dans leurs différences radicales. Enfin, si le projet de Compère Général Soleil était de rapporter "l'avancée d'une inconscience à une conscience" (Séonnet), cette fois, c'est la présence et la perception de l'autre et de soi par l'autre qui fondent l'avènement d'un projet de vie. Pour "rebâtir le coeur humain" et participer à la renaissance d'Haïti, voire de tout l'espace caraïbéen, Alexis part de la situation de La Nina : un corps objet, mort car privé de jouissances. Mais face à cet être zombifié qui n'a plus rien d'humain ("à il y a quelque chose de pire que la mort dans ce mufle", I), un autre être éveille le désir et du même coup introduit un nouveau désordre dans son existence, par un regard qui déclenche immédiatement une sorte de "gêne physique" (I, p.26). Ce signe naturel, qui, on l'apprendra plus tard, plonge ses racines dans le plus profond, ouvre les espaces des cinq sens, introduits, dans le texte par des citations de cinq poètes. Le sixième sens - l'amour physique - nous ramène en Haïti (l'auteur cité cette fois est Roumain), avant une nouvelle ouverture, la Coda, introduite par une citation de Soeur Inès de la Cruz. C'est peut-être qu'il est surtout question d'un mystère : chaque partie est qualifiée de mansion et s'apparente ainsi aux décors simultanés des mystères médiévaux. Ainsi, reconnaissant le caractère discontinu de leurs expériences, les personnages tentent néanmoins de rattraper les fines attaches qui les unissent. Ce que perçoivent leurs sens forme et s'informe d'un système de signes qui s'achève dans une mutuelle re(con)naissance. Or l'écriture au présent du roman confère à cette maturation un aspect nettement performatif : le texte n'est souvent que la trace des pensées, des réflexions et des paroles prononcées, ce qui fait que l'histoire se construit en même temps dans l'actualité constante des personnages et dans l'espace de la lecture. C'est pourquoi, à la différence de Compère Général Soleil, le roman n'est pas à la recherche d'un narrateur relais prenant en charge la dimension politique et testimoniale : du même coup, Alexis se démarque de la littérature haïtienne, préoccupée le plus souvent par l'origine problématique de la voix narrative. L'écriture découvre ainsi une autonomie littéraire et politique qui lui permet de décrire Haïti ("un îlot de sauvagerie à quelques heures de Miami", V, p.273) avec aussi le point de vue de l'autre, notamment américain. Il faut noter, aussi, que pour la première fois dans un roman haïtien, des soldats américains sont battus, assommés par El Caucho. Cette anecdote est révélatrice de l'affranchissement de l'auteur, par rapport à de nombreux tabous. Dans les trois premiers et uniques chapitres de la suite prévues, L'Etoile Absinthe, Alexis se délivrera résolument des derniéres réticences stylistiques et inventera une langue tourmentée et prise de vertige devant sa liberté enfin trouvée. Il pouvait aussi écrire en 1960 à Duvalier qui le persécutait : "Je crois avoir prouvé que je suis un enfant de l'avenir".

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09