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Nos
cirques de pierre ont vu décroître le pas de l'homme sur
la scène.
Saint-John Perse, Amers, III, Les tragédiennes sont venues
« Et nous autres vieux rêveurs, quelle
tâche originelle avons-nous lavée sur la face humaine depuis
quatre ou cinq mille ans que nous jaunissons avec nos livres ?
» demande Philippe Strozzi, dans Lorenzaccio. Chaque tragédie
de l'histoire nous renvoie un miroir de ce peu d'efficacité des
discours, opposés à ces puissances inaltérées
installées au cœur des rapports de force. Il y a d'un côté
cette longue conquête du discours de la démocratie, d'une
libération sociale qui tiendrait ses promesses, et qui a ses
repères politiques, sociaux et culturels ; de l'autre la permanence
de la destruction brutale et souvent sans appel de ce qui est, l'humanité.
Les deux, bien souvent, étroitement mêlés. On se
souvient par exemple ici de la phrase de Levinas :
Que le marxisme ait tourné au stalinisme,
c'est la plus grosse offense à la cause de l'humain, car le marxisme
portait un espoir de l'humanité, c'est peut-être un des
plus grands chocs psychologiques pour l'Européen du XXe siècle.1
Les guerres récentes prennent elles aussi la forme d'une offense
à l'humanité et qui rejoint l'Irréparable. Il y
a un décalage constant entre l'énoncé des aspirations,
le vocabulaire saturé d'un humanisme trompeur, et la réalité
des conflits.
Et pourtant les ouvrages ne manquent pas, qui mettent en crise les contradictions
multiples et témoignent de cette complexité. Les essais,
les livres d'histoire tentent de nous mettre en mesure de comprendre,
mais nous assistons depuis nos déficiences, au déferlement
des puissances sur des populations peu à peu installées
dans la terreur et jetée dans la stupeur et l'hébétude.
Nous défilons, manifestant par là notre opposition, et
rejoignons ces communautés temporaires qui se redressent dans
le refus partagé. Mais ces fondations successives et limitées
ne se dressent pas pour tous, il faut le reconnaître. Tous les
théâtres de meurtre n'intéressent pas de façon
égale les citoyens. Et puis, la manifestation n'a pas pour effet
de faire cesser les pluies de missiles ni les exactions. Chacun ici
prendra l'exemple qui lui convient. Alors, on en revient à l'écrit,
tant l'image est déformée, suspecte de détournement,
de ce parti pris qui occulte ce qui n'est pas placé immédiatement
sous l'objectif. Mais l'écrit a quelque chose de rassurant dans
sa linéarité, dans son caractère discipliné
et ordonné. Ou bien alors, l'écrit s'achève dans
le cri forcément haineux, qui ne peut pas être entendu.
L'écriture de la fiction se voit atteinte de cette crise : le
roman est une construction du sens, qui fait sens dans des ensembles
de plus en plus vastes, comme le suggère la métaphore
de l'image dans le tapis, de James2.
Les livres entrent en résonance les uns avec les autres, et c'est
par là que se poursuit la construction de discours qui nous mettent
à même de prendre en charge l'horreur, c'est-à-dire
finalement de l'admettre comme un bien en partage. Or, cette rationalité
rassurante participe de la même démarche qui fait de la
guerre moderne ce qu'elle est : une opération de destruction
massive dans laquelle l'humanité est détruite, voire effacée
des regards de ceux qui auraient pu la voir. Il semblerait que nous
toucherions là un triste paradoxe : le travail de la rationalité
congédierait non seulement « la raison
dans le monde mais le monde de la raison »3.
L'occidentalisation du monde, cette marque apposée aux discours
par une rationalité à la fois douteuse d'elle-même
mais aussi assurée dans ses résultats, a modifié
considérablement l'espace des représentations. Les techniques
diverses, radicalement différentes de celles qui ont été
transmises depuis le néolithique, saturent le champ de la vie
quotidienne depuis près d'un siècle, c'est un truisme
que de le relever, et impriment une cohérence inconnue jusque
là, mais pour une frange étroite de la population mondiale.
En même temps, elle en exclut le plus grand nombre, quand elle
n'a pas pour vocation de l'éliminer. On le pressent : en drapant
de son discours, la technique devient technologie, tente d'occulter
sa part d'ignominie et de dissimuler dans les replis de la rhétorique
- notamment dans l'euphémisme- ce qui radicalise en elle l'exclusion
de l'humanité. Mais l'affirmer n'a pas réussi à
la contraindre, et il est des lieux en Europe où on se souvient
encore un peu de la présence des usines de mort. Partout des
discours, partout de la grandiloquence pathétique. Au «
plus jamais », à la règle morale définie
par Adorno4,
répondent, dans l'hébétude des regards, les désastres
successifs qui ont marqué les générations nées
après 1950.
C'est de cette stupeur dont nous fait part Lindqvist. Dans l'ouvrage
précédent, Exterminez toutes ces brutes5,
paru chez le même éditeur, il avait déjà
secoué les mythes féroces des colonisations, montrant
par là qu'en deçà de la parole civilisatrice, ce
qui s'était tramé était bien la rationalisation
des préjugés et leur fondation comme sciences. La mission
civilisatrice n'était qu'un alibi -bien mince, il faut néanmoins
le reconnaître- qui masquait la réalité des pratiques
exterminatrices. Maintenant tu es mort interroge cette fois la question
des bombardements aériens, pratiques ouvertes elles aussi pendant
les guerres coloniales.
Ouvrage bizarre, ouvrage de déconstruction. D'abord celle du
livre, proprement dit : la linéarité textuelle - la forme
tenue pour aboutie et efficace, la plus sobre semble-t-il pour transmettre
le texte dans un environnement lettré, le résultat de
cultures pluriséculaires - est découpée en entrées
transversales. L'ordre de la lecture classique est celui de la chronologie.
Mais nous sommes rapidement prévenus : cet ordre fait le lit
du non-sens, celui de l'ordinaire. Nous sommes « libres »
de le poursuivre, comme on poursuit l'illusion. L'illusion de la maîtrise,
de la compréhension, l'illusion du sens. Nous pouvons dérouler
des chronologies indéfinies : un législateur de Bagdad
tente au VIIIème siècle d'édicter un corps de textes
interdisant la mise à mort des non-combattants en temps de guerre
et il meurt lui-même en prison ; vers le XIème siècle,
la Chine a inventé la poudre, puis le canon, puis cela est arrivé
: 1207, premiers textes militaires décrivant l'utilisation des
bombes... Comme des statisticiens interrogeant la diversité de
la production de nombres dans le temps et la retenant par de vastes
tableaux voués à des synthèses productrices de
sens aléatoires, nous pourrions recueillir la masse indistincte
des discours, des faits, des jugements, des prouesses techniques et
discursives, et tenter nous mêmes de construire un tableau de
l'horreur. Mais c'est là l'œuvre d'une vie : les écrits
de Braudel nous en donnent un aperçu, et aussi nous bouleversent,
tant nous parvenons à nous approprier aisément cette Histoire,
tant malgré la pesanteur de celle-ci, la grâce de son écriture
atteint son lecteur. La chronologie, le déroulement du temps
nous est aussi une évidence immaîtrisée, comme nous
le rappelle Ricoeur6,
et si nous sommes capable de la dérouler, sa matière elle-même
échappe à notre compréhension.
Mais contre ces horreurs - la guerre décrite comme mise en scène
des combattants, alors qu'elle est en réalité d'abord
destruction des civils -, nous partageons l'urgence. Nous ne pouvons
vouer toute notre existence à nous pencher sur les linéaments
nombreux, touffus, multifaces, de ces misères
sales reconduites, répandues et multipliées. Il
faut aller vite. Il faut déconstruire les logiques navrantes
mises en œuvre et tenter le pari des raccourcis. Il faut à
la fois qualifier et désigner l'origine de ces misères,
afin de la sortir de sa rassurante opacité, comme on fait sortir
de son trou la bête. Dire l'origine, c'est aussi croire à
la possible guérison. La pleine lumière doit rendre possible
le changement. Pourtant, c'est d'une évidence aveuglante dont
nous parle l'auteur. Elle est déjà placée dans
la pleine lumière de la conscience, et elle demeure pourtant
dans l'invisible. Maintenant, tu es mort,
annonce le titre, et nous le savons bien, que nous portons cette part
d'ombre en nous, cette évidence d'une disparition réaffirmée
sans relâche.
Revenir à l'essentiel : je suis un civil. Je suis protégé
par les militaires, la guerre est pour moi un service encore lointain,
ou alors qui a déjà eu lieu. Là où j'habite,
loin du front, je n'encours que les conséquences les plus lointaines
des combats. Mais tout, autour de moi, m'indique le danger, et me fait
ressentir en moi cette stupeur tétanisante de ma disparition
sans cesse possible dans la guerre. Lindqvist commence par là
: enfant, tout enfant, il prend en charge cette dimension. Il faut se
protéger, prévoir des abris, acquérir une porte
blindée, dont la publicité couvre les magazines, cette
« porte antigaz avec calfeutrage en caoutchouc
» (§ 167) dont l'enfant a tant espoir. Car l'enfant sait
: la guerre viendra des avions. L'enfant apprend déjà
non à mourir, mais à disparaître. Il y aurait beaucoup
à écrire, beaucoup à réfléchir sur
les techniques sociales de banalisation de l'horreur. Mais c'est de
ce centre là, l'être qui est préparé à
disparaître, que part l'auteur. « Je
jouais à la guerre ». Ce que met en jeu le bombardement,
c'est ma propre disparition, celle de mes proches, de mon environnement
affectif le plus immédiat. Evidence trop vite rejetée.
Ce que met en jeu le discours de cela, c'est ma compréhension
: je vis, je joue, je cours, mais dans la nuit, ce que j'entends c'est
le vrombissement des avions aux ventres chargés de bombes et
non le chant des oiseaux, et je me prépare à chaque instant
à me dresser pour courir dans l'abri. Mais je comprends très
vite, dans une compréhension obscure qui peu à peu fouille
ma conscience, que cela ne servira à rien : je vais mourir, étouffé,
gazé, enseveli sous les décombres, réduit en cendres,
je ne serai plus rien, à peine la trace de ce rien imprimé
sur le sol et que personne ne pourra relever, car il n'y aura plus personne.
Je suis enfant, et je le sais. Je l'ai en fait toujours su, que ma crainte,
que ma stupeur, étaient inversement proportionnelle à
la trace que je laisserai. Partout où je vais, partout où
je lis, partout où j'apprends à vivre, j'apprends cela,
que je ne suis rien. Dans la nuit silencieuse, peut s'élancer
le chant du rossignol, je ne l'écoute plus, je suis déjà
de l'autre côté. Le silence de la déraison s'est
installé en moi, et ne me quittera plus. Je suis civil, je suis
encore jeune, et ce que m'apprennent de la citoyenneté mes maîtres,
j'en doute déjà. Je suis un sceptique, je suis un inquiet.
Par cette inquiétude, je vais tenter d'approcher au plus près
du corps de cela rendu possible.
Ainsi, confronté à une chrono-logique, c'est depuis mon
corps, depuis mon rapport premier à autrui, que je vais tenter
d'apprivoiser la bête, car je crois encore possible de l'encager.
Il est déterminant alors de considérer l'ordre de la préparation
à cet état de guerre, d'examiner au plus près le
discours commun dans lequel est tramé la préparation à
la destruction de la culture à laquelle je suis préparé
: la culture, c'est peut-être d'abord cela, la transmission de
sa disparition, quand ce n'est pas l'appel de celle-ci. Lindqvist procède
à un examen de la littérature la plus informe pour la
conscience. Il invite son lecteur à traverser avec lui les linéaments
de la modernité : Au commencement était la bombe. Il faut
entendre cela, cette sortie de l'ancien, et l'apparition du nouveau,
détaché du tohu-et-bohu de l'ancienne histoire. Au souffle
divin, s'est substitué celui de la technique, de l'ingéniosité
de l'homme. Ingéniosité qui ouvre l'âge du nouveau
: avec la bombe, apparaît aussi le mythe de la machine volante,
et dès le XVIIème siècle, la pensée technique
voit en même temps les deux séries confrontées l'une
à l'autre : si la machine volante promet un nouvel âge
des transhumances - déjà l'appel vers le sud contre les
froids hivernaux -, l'inquiétude taraudante se distingue que
nul n'est désormais à l'abri de ce qui pourrait en être
jeté sur les villes. Au commencement était la bombe :
dans le déroulement des âges de l'humanité, ce que
nous ne voulions pas voir après l'âge du fer et de la guerre,
des incendies et des destructions, un âge aérien, elfique,
dont s'emparent les aspirations de l'humanité. L'avion, machine
et oiseau, nous soulève, nous transporte, chasse le divin de
notre ciel, désoccupe l'espace de cette présence commune,
et nous promet que nous serons enfin hommes. Et nous utiliserons alors
cette capacité à nous dépasser, à nous alléger
du souci marqué par le poids et l'appesantissement de Dieu sur
nos nuques, infiniment en silence. Parmi les mythes, il y a celui de
la pureté de l'air d'en haut, dégagé des miasmes
populaires. On se souvient ici du travail de Corbin :
Abolir les exhalaisons de tous les excreta permet
de libérer les odeurs individuelles de la perspiration, révélatrices
de l'identité profonde du moi. Rebuté par les lourdes
senteurs du peuple, signe de la difficile émergence de la notion
de personne en ce milieu, aiguillonné par les interdits qui frappent
le toucher, le bourgeois se révèle de plus en plus sensible
à la respiration de ces troublants messages d'intimité.
La signification sociale de ce comportement s'impose avec évidence.
L'absence d'odeur importune permet de se distinguer du peuple putride,
puant comme la mort, comme le péché et, du même
coup, de justifier implicitement le traitement qu'on lui impose. Souligner
la fétidité des classes laborieuses, et donc mettre l'accent
sur le risque d'infection que leur seule présence comporte, contribue
à entretenir cette terreur justificatrice dans laquelle la bourgeoisie
se complaît et qui endigue l'expression de son remords. Ainsi
se trouve induite une stratégie hygiéniste qui assimile
la désinfection et la soumission. "La fétidité
énorme des catastrophes sociales", qu'il s'agisse de l'émeute
ou de l'épidémie, donne à penser que rendre le
prolétaire inodore pourrait instituer la discipline et le travail.
Les avions-sanatoriums voleraient au dessus des Alpes, arrachant l'humanité
à la souillure. Nous vivons encore de ce mythe. Lindqvist en
entend les maléfices.
Nous entrons aussi de plein pied dans l'ère utilitariste : l'avion
est l'instrument même de la panoptique. Je vois de loin, sans
rien toucher, sinon par la bombe. En bas, le monde de la merde.
Lindqvist repère ensuite un discours singulier : il lit des romans
d'anticipation publiés à la charnière des XIXème
et XXème siècles. Ils sont portés par des fantasmes
génocidaires : les histoires projettent les lecteurs dans un
avenir radieux, où toute la planète est conquise par les
Européens, voire les anglo-américains. L'Asie et l'Afrique
ont été colonisées, « les races inférieures
» sont éteintes, en général massacrées,
pour le bien de l'humanité blanche. Fardeau essentiel difficile
à mettre en oeuvre que cette mission salubre : mais des engins
aériens rendent possible une telle liquidation. Bombes, certes,
mais aussi rayons désintégrateurs, armes bactériologiques,
deviennent, avant leur invention, les armes du progrès contre
les fausses civilisations. Le fantasme génocidaire est généralisé,
et ne prête pas à rire. Dans la littérature, on
se passe de l'alibi civilisateur. Il faut détruire et détruire
et détruire. L'homme blanc devient démiurge pour inventer
le monde à sa (dé)mesure. C'est aussi le temps de la guerre
des mondes : les extra-terrestres sont tout aussi voués à
l'extermination. En deçà du fantasme, bien installé
dans le découplage entre la guerre et les combattants, c'est
le concept de « guerre préventive
» qui trouve sa place. Il s'est frayé un chemin, et permet
alors de s'acclimater à l'horreur. « Le
rêve consistant à résoudre tous les problèmes
par une extermination venue des airs existe avant même que la
première bombe soit larguée d'un avion »
(§ 73). « Rêve »,
« résoudre tous les problèmes
» : la pensée utilitaire et technique s'effondre dans l'étroit,
dans le champ limité de la vision. Un peu auparavant, Rimbaud
écrivait :
Si les vieux imbéciles n'avaient pas trouvé
du Moi que la signification fausse, nous n'aurions pas à balayer
ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ont accumulé
les produits de leur intelligence borgnesse, en s'en clamant les auteurs
!7
Exterminez toutes ces brutes avait entr'ouvert le chemin par
lequel le discours de la science s'était transformé et
avait fondé des sciences de l'Homme par différenciation
et discontinuité : celui qui doit l'emporter, ceux qui doivent
disparaître. Opération magique ? Légitimation irrationnelle
? Il convient d'y voir de plus près. Ce qui est en marche dans
la littérature accompagne le discours de la racisation. Discours
devenu désormais opaque, mais fondateur semble-t-il de nos catégorisations
insoupçonnables. Qui n'a jamais médité longuement
devant les textes et les planches du Grand Larousse du XXème
siècle ne peut s'en rendre compte. La littérature
participe de cette autorité-ci. Elle mêle les trois grands
modes de légitimation de l'autorité : par la tradition,
par la Révélation, par la raison. Toutes trois imbriquées.
C'est cela, la magie. Une façon de s'enferrer dans une imagination
qui ne distingue pas le réel de sa représentation, ne
voir que d'un seul œil. Et ressasser l'évidence transmise,
la parant des oripeaux de la divinité, réduisant par pas
successifs la raison en rationalité, voire en rationalisme. La
technicisation du monde se paie de ce prix : rêve panoptique d'une
évidence sans ombre, Frankenstein poursuit son travail d'assemblage
des corps pour la refondation d'une unité qui n'a jamais été
là. Le tout n'est que la somme de parties dont certaines sont
amputables, puisqu'inutiles. L'incertain est renvoyé dans les
limbes :
L'individu identifie conscience, raison et déterminisme
; c'est là l'origine du rationalisme et du scientisme comme idéologie
du pouvoir. Car, aux yeux de cet individu qui se prétend autonome
et qui a comme projet sa propre maîtrise et celle du réel,
l'incertitude apparaît comme l'ennemi le plus dangereux. Celle-ci
prendra la forme dans l'imaginaire de la modernité, du caractère
"récalcitrant" du réel qui met systématiquement
en échec le projet de transparence panoptique du rationalisme.
Pour ce dernier (...), n'est admis comme rationnel que l'analytiquement
prévisible, de sorte que tout ce qui ne rentre pas dans les capacités
de prédictibilité humaine sera nommé "incertain".
En procédant par là à une fusion d'autorité
entre l'imprévisible qui regarde le sujet et l'incertain qui
serait du côté de l'objet étudié.8
Etroitesse d'un rêve : l'aérien trace désormais
le champ des possibles guerriers et conquérants. La mort, désormais,
viendra aussi des airs. Pouvoir de mort.
Il y a un moment fondateur : le premier bombardement aérien a
lieu en Libye, en 1911. Ce n'est pas une légende : Lindqvist
donne le nom du pilote, ainsi que la marque commerciale de la première
bombe. Elle est jetée sur une oasis. Tout peut alors commencer
: la réalité s'est emparée de la théorie
et de la fiction. Les civils deviennent des cibles. Lindqvist remet
en situation l'événement, du point de vue de l'agresseur
mais aussi de l'agressé. La conquête de la Libye sous domination
ottomane par les armées italiennes se fait au prix de massacres
de la population et avec les encouragements littéraires de D'Annunzio
et des prolégomènes du futurisme : ils applaudissent à
ce déferlement de la modernité. Chassées des oasis,
les populations tentent de rejoindre l'Egypte par le désert,
et périssent, assoiffées, desséchées, jusqu'à
la momification : « selon les chiffres officiels,
la population arabe a diminué de 37% entre 1928 et 1931. Près
de la moitié des survivants ont été répartis
entre cinq camps de concentration. » (§135). L'événement
est reconnu, et ce que certains ouvrages mettent en avant c'est d'une
part l'aporie civilisatrice, qui permet d'établir le bombardement
des inférieurs comme une mission de progrès, et d'autre
part, que désormais, même les capitales européennes
ne sont à l'abri de cette forme de guerre.
Il convient alors de repérer les linéaments de cette histoire
du droit de la guerre : qu'est-il juste et injuste de pratiquer dans
la guerre ? comment qualifier la guerre ? Qu'est-ce qui fait varier
les comportements militaires dans la guerre ? Depuis longtemps, on fait
la différence entre bellum hostile et bellum romanum.
La première, entre gens de compagnie, la seconde, destruction
totale. C'est la guerre contre l'autre définitif, celui dont
la présence en face de soi est une insulte à la tradition,
à la révélation et à la raison. Tout est
possible face à cette altérité. Pourtant, la guerre
est entre les Etats, en non pas entre les individus (Grotius, Montesquieu,
Rousseau). Mais déjà, l'exclusion prend sa part, contre
les Infidèles, les rebelles, les sauvages.
Contre ces derniers, il n'y a pas de loi, sinon l'absence de loi, proclamée
comme loi. Il est entendu que justement ceux-là ne peuvent justement
entendre la loi, et même que la catégorie de la loi leur
est inessentielle.
On retrouvera bien plus tard, chez Rorty, par exemple, avec le relativisme
ethnocentrique, un discours analogue : « nous
ne pouvons justifier nos croyances (en physique ou en éthique)
devant tout le monde, mais seulement devant ceux dont les croyances
coïncident dans une certain mesure avec les nôtres
»9.
A l'opposé, ce qui se dit, proclame « la
relation immédiate à une réalité non humaine
». D'une part, le pragmatisme, de l'autre, le réalisme.
Mais ce sont bien l'avers et le revers d'une même pièce.
Le débat n'interdit pas la mise à mort du rebelle, et
Lindqvist de rappeler très opportunément les conditions
de la conquête de l'Irlande par l'Angleterre, ainsi que la politique
de maintien de l'ordre par les exactions et la famine, essentiellement
dirigées contre les civils. Le pouvoir démocratique rend
cela possible, car la démocratie est aussi le régime des
évidences partagées, celui de l'altérité
refoulée dans le hors-champ de l'humanité des égaux.
La conquête des Amériques par les descendants des Pilgrims
fathers en fournit un second exemple assez décisif, qui
s'appuie sur la dénonciation et la négation radicales
de la tradition de l'Autre.
C'est aussi l'œuvre du discours de la Révélation
: l'auteur rappelle la teneur de certains textes du Deutéronome,
célébrant l'arrivée des fuyards d'Egypte en terre
de Canaan, et qui, par la désignation de l'abjection et de l'abomination,
promettent la destruction et l'extermination. Et pourtant, là
aussi, texte fondateur s'il en est, par lequel le judaïsme fonde
sa sortie définitive du mythe et son accomplissement face à
la Loi. Matrice des textes juridiques à venir. Nœud obscur
de l'aporie initiale. Mais le récit bégaie, comme ce que
la Bible et ses commentateurs nous rapportent, par exemple Chouraqui
:
Comment Elohîms a-t-il pu choisir un bègue
pour défendre sa cause ? ! Voici l'explication inattendue et
émouvante que proposent les auteurs d'une antique midrash.
A l'origine, Moshè était le plus éloquent des Hébreux.
Un jour voyant un Egyptien prier ses dieux, enflammé de zèle,
il lui reproche son aveuglement, le bouscule et brûle ses statues.
La voix d'Elohîms retentit alors : Cet homme dit-il à Moshè,
au delà de sa statue s'adressait à Moi. J'ai entendu sa
prière et je l'exaucerai. Quant à toi pour t'apprendre
à mieux comprendre ma Thora et le sens de mon unité, afin
d'être plus réfléchi, tu bégaieras désormais.
C'est ainsi que Moshè compris la différence qu'il y a
, entre dire : Il n'y a qu'un Dieu ou dire ce qu'affirme la Thora :
Les Elohîms sont un.10
La Révélation est toujours accompagnée de son commentaire.
Il en est du commentaire comme de tous les textes : il prononce l'infinie
variation des arguments et des anecdotes. Celle-ci fut bien oubliée
pendant la conquête des Amériques. L'infini répertoire
des manifestations du divin ne sera revendiquée que bien tardivement
dans le droit chrétien. La midrash rappelée par Chouraqui
dit à la fois l'universalité des forces, mais surtout
la continuité de celles-ci. Texte rare et fragile, image de l'image
dans le tapis, à la fois recueillie dans son évidence
et traquée dans l'opaque. L'effacement de la Loi est dans le
regard de celui qui jette un œil distrait sur le monde, un oeil
aveuglé par sa propre interprétation, et même Moïse
commet cette suspension. Le discours de l'extermination, en revanche
est celui de l'ampleur, de l'affirmation radicale. Il se fonde sur le
visible le plus immédiat. Sur l'évidence partagée
qui aboutit à la suspension de la Loi. C'est d'un tel aveuglément,
d'une telle ombre entourée de lumières que procède
la rationalité dans le geste qui suspend l'épreuve de
la raison. L'évidence ne procède pas du bégaiement,
elle pose souverainement. Lorsque la pensée bégaie, elle
dépose, elle déplace, elle porte l'inquiétude dans
son dire, elle hésite au seuil de l'affirmation. Son maître
mot : « peut-être », qui n'est pas un maître.
Mais le Deutéronome affirme néanmoins la nécessité
de l'extermination, comme les textes antiques qui nous sont essentiels
: l'Iliade, l'Odyssée.
Les lois de la guerre s'apparient aux injonctions du scientisme raciste,
au XIXème siècle. L'espace vital doit d'abord être
nettoyé des sauvages et des rebelles. La guerre de Sécession,
aux Etats-Unis en apporte une preuve éclatante : ce sont les
destructions systématiques accomplies par Sherman, incendiant
les villes, ne laissant même pas les chiens en vie derrière
lui. Le scénario sera poursuivi par l'extermination des indiens.
Les législateurs internationaux - des juristes suisses - ne pourront
qu'opposer des codes forclos, critiquant le recours à la Révélation,
les décisions continueront à exclure les rebelles et les
sauvages de la protection et du respect de l'humanité, au nom
de la civilisation. Tout le problème inaperçu est de prédire
comment se comporteront les armées sur les théâtres
« civilisés », une fois
les pratiques de destruction systématique acquises sur les terrains
coloniaux. La sauvagerie entame la civilisation : le droit est de moins
en moins respecté, « toutes les inhibitions
sont levées » (§ 49). L'ennemi est assimilé
à un criminel, dont le seul mode de soumission désormais
reconnu est la capitulation sans condition. On comprend aussi un peu
mieux cette réflexion d'un personnage de Naipaul, qualifiant
le christianisme de
superstition récente que l'on exporte en
gros aux sauvages du monde entier 11
La convention de La Haye trame peu à peu les conditions de la
guerre : si le caractère destructeur des nouvelles armes est
diversement apprécié, il n'en reste pas moins que la guerre
contre les sauvages ne reçoit, elle, pas de cadre qui en limiterait
les effets. De même, la représentation anticipée
du conflit en préparation - la première guerre mondiale
- n'est pas partagée. Seuls les militaires sont confiants. Mais
ce n'est pas là l'essentiel. L'essentiel est dans la question
: qu'a-t-on le droit de faire à la guerre ? Le pragmatisme des
juristes est confondant : la guerre est d'emblée considérée
comme une activité humaine décente, qui dispose de son
économie, de sa recherche et de son développement. La
guerre est motivée par la présence inquiétante
de l'autre. La guerre veut la victoire sur l'autre. Le monde sans guerre
ne serait pas monde : évidence inéluctable, clôture
de la pensée sur son inéluctabilité. L'hétérotopie
ne parvient pas à la conscience, le décentrement - un
instant peut-être entrevu, mais suspendu en Europe par l'assassinat
de Jaurès - n'impose pas sa démarcation. Qu'a-t-on le
droit de faire à la guerre ? Nous nous acclimatons chaque jour
à une autre suspension, celle de l'humanité. Nous apprivoisons
l'inhumain. « Exister, écrivait
Bousquet au lendemain de la seconde guerre mondiale, c'est
se manifester dans une forme, mais la refouler du même coup, l'annuler
sous l'averse des sables où se pousse la vie. Les jours ont la
traîtrise d'un escalier de cendres »12.
Et dans le même recueil, Benjamin Péret réactualise
la conscience de l'horreur que cette magie familière de la guerre
permet de nier : « les superstitions sur
l'ombre que l'homme peut perdre se trouvent confirmées à
Hiroshima. Tué, l'homme d'Hiroshima a définitivement perdu
son ombre qui, à jamais séparée de son cadavre,
continue d'accuser ses assassins »13.
Mais en 1947, la manifestation de l'horreur a eu lieu dans son évidence.
En 1898, si tous savent, peu nombreux sont ceux qui ont représentation
de cette séparation de l'ombre d'avec les corps.
Certains chiffres doivent inciter à la réflexion : «
entre 1815 et 1914, le territoire mondial sous
contrôle européen passe de 35% à 85% »
(§ 50), principalement par le fait de canonnades sur des populations
civiles. Les représailles ne sont pas encore à craindre,
la supériorité technique des Européens étant
considérée comme définitive. Ce type de guerre,
si la guerre entre puissances c'est-à-dire entre armées
de puissance égale éclatait, ne pourrait s'achever dans
la victoire d'un des acteurs. Il devient très vite tentant d'appliquer,
du moins en théorie, aux fronts européens possibles, les
pratiques de destruction totale que connaissent les guerres coloniales.
Il faut encore monter une marche pour le reconnaître.
Cette marche est celle du bombardement aérien systématique
: l'aéronef trouve alors sa véritable vocation, celle
d'assurer rapidement, à moins de frais que lors des guerres de
surface, la conquête et, désormais, le maintien de l'ordre.
La transformation de l'adversaire en ennemi instinctif a déjà
eu lieu, il n'est plus qu'un bandit, contre qui la seule règle
est celle de la « tolérance zéro
» : fange du langage et de la pensée. Les Britanniques
utilisent systématiquement l'aviation dès la fin de la
première guerre mondiale - la fin des opérations terrestres
dans le Nord de la France. Lindqvist énumère alors un
véritable martyrologue des populations frappées par la
mort venue du ciel. L'énumération est, dans l'écriture,
le style de l'absence de style. Au lecteur d'établir ou de rétablir
les articulations temporelles, logiques. L'écriture ici inscrit
la neutralité du il y a : les visages effarés se perdent
dans la nuit des bombes expérimentées (fragmentation,
phosphore, empoisonnantes...). Un passage intéressant du texte
évoque a contrario Churchill exigeant que la destruction des
effets des bombardements et des mitraillades systématiques sur
les femmes et les enfant ne soient plus rédigés. L'horreur
doit être repliée dans le Neutre. En Irak, cela porte un
nom : « contrôle sans occupation
». La marque essentielle est celle de l'efficace.
Ce Neutre se dresse à la hauteur des tours de New-York. Avant
de visiter Manhattan, il s'est installé en Egypte, en Chine,
en Irak, au Maroc, en Syrie, en Namibie, en Ethiopie, en Inde, en Birmanie,
aux Philippines... Le nihilisme est avant tout la marque des crimes
accomplis dans le silence par ces puissances européennes : on
n'en guérit pas facilement, il faut le croire. L'utilisation
systématique des gaz de combat contre les populations civiles
- le gaz moutarde, notamment en Ethiopie -, par exemple, estampe durablement
les rapports futurs avec ces puissances. L'extermination systématique
de populations ciblées n'est pas non plus l'apanage des régimes
totalitaires les plus voyants. En Ethiopie, encore, ce fut le cas pour
les instituteurs et des intellectuels. L'Ethiopie, seul état
d'Afrique indépendant membre de la Société des
Nations, ne s'en relèvera jamais. Efficacité quasi définitive
de ces massacres. Le FMI, la Banque mondiale, le poids de la dette...
achèvent depuis le « travail
». On le savait depuis un moment : la guerre contre les «
sauvages » loin d'apporter la «
civilisation » à ces mêmes
sauvages, « barbarise » la
« civilisation ». Nous pressentons
dans nos lectures la part de l'ombre, mais nous ne savons pas la nommer,
tant le vertige nous prend. Le reproche le plus courant est celui des
« sanglots de l'homme Blanc ».
Le registre de l'émotion est en effet le plus immédiat.
On oublie la peur panique, qui tétanise le jugement : l'enfant
découvre brusquement la scène de la mort, une autre scène
primitive rarement évoquée. Ainsi, cet animal que je dévore
à pleines dents était un être vivant. Je vis de
cette destruction. Tout l'effort de la culture est de parvenir à
se l'approprier, tranquillement, heureusement, tout en en marquant les
bornes. La culture occidentale - encore que l'on ne saurait vraiment
en donner une définition dictionnariale - serait ce monstre-là
: elle se nourrit de la perte des autres et de leur absence dans le
souvenir occulté de leur présence ancienne. Faut il des
efforts pour en dépasser les limites de la culpabilité
: entendre chez Jules Vernes que le progrès est bâti sur
l'impérialisme, et sur le déni de l'Autre.
L'argument juridique est en soi un pauvre argument. « C'est
la loi » permet de suspendre l'exercice de la raison, indique
la classe des actions et des pensées possibles, tranche avec
l'interdit. Mais l'édifice juridique n'a jamais empêché
le crime, et l'adulte le sait bien. L'enfant commence par le soupçonner.
Il ouvre l'espace du doute systématique. Il peut s'accomplir
dans ce doute, cette séparation qui le retranche sans cesse des
paroles entendues comme des rumeurs dont il s'absente. «
La rigueur de vivre se rode sans cesse / à convoiter l'exil
» écrit René Char (Conduite).
Il n'a pas le choix : il lui faut se déprendre, déposer
cette poisse dont il sent bien qu'elle le rend incapable d'être
libre. Lorsque le jeune étudiant Lindqvist, en Angleterre en
1947, évoque dans un foyer d'accueil la question des bombardements
des civils par l'aviation britannique (Hambourg, notamment), le «
chef de famille » le fait taire :
ce sont là discours de traîtres. L'enfant, le jeune homme,
sont donc traîtres et rebelles. Ils sont donc eux aussi bandits
menacés. Le lieu de l'évidence est celui de la plus grande
opacité. L'édifice de la pensée se déconstruit
en même temps qu'il est pensé : l'enfant assiste à
la déclosion de sa pensée. Il est irrémédiablement
altéré et désaltéré de cette découverte.
Cela seul peut s'appeler « identité
». Celle qui marque le véritable Interdit et détermine
le véritable champ des possibles.
Parmi les possibles, il y a le retour sur soi de la catastrophe infligée
à l'autre, dans une histoire dont on s'est pourtant absenté.
Mais le réel est tenace : ce qui a été possible
là-bas, nous revient comme nous revient l'absent de tout souci.
On en a alors vraiment peur : si les autres sont bombardés, alors
nous pouvons l'être aussi. Il n'y a plus de hâvre contre
la terreur. Lindqvist rappelle cette littérature apocalyptique
de l'entre deux guerres qui évoque les villes européennes
bombardées, les populations gazées, la vie et la culture
mises en suspens, le retour à la barbarie, au salut par l'ignorance.
Things fall apart, comme le rappelle Chinua Achebe. Le monde
s'effondre. Un monde s'effondre.
La prescience du crime contre l'humanité se lève, peu
à peu. La littérature poursuit une trajectoire parallèle
à celle du droit : entre les deux guerres mondiales, les juristes
poursuivent leurs réflexions et leur travail de légalisation
des bombardements sur les civils. Peu à peu, la distinction entre
civils et combattants est levée : c'est de toute la nation dont
il faut abattre le moral, afin que la demande de paix soit la plus rapide
possible, afin que la vie des soldats soit épargnée. Déjà,
les blocus économiques permettaient d'atteindre les populations
civiles. Bombarder les centres des villes, permet d'accélérer
le processus dépressif. Les théoriciens actualisent cet
état de la pensée. A aucun moment, alors que la montée
vers la guerre est particulièrement perceptible, il n'est possible
de poser un frein. La seule question qui a vraiment cours est celle
du rayon suivant lequel le champ du possible militaire est tracé
: tous les territoires ou bien le théâtre des opérations
? Dans la confusion générale, c'est bien la notion de
guerre totale qui l'emportera. Guerre totale : il n'y a plus de hâvre,
plus d'espace possible refermé sur l'intime. Plus de distinction
possible entre l'efficace et la vie. La pensée utilitaire l'emporte
désormais. Nous avons assisté, nous y assistons chaque
fois que nous nous replongeons dans les textes, à la restriction
arbitraire du champ de la raison, c'est-à-dire plus justement
à son effondrement. La faculté sur laquelle une bonne
part du champ de la réflexion s'est fondé est en fait
un nœud obscur dont l'ensemble n'est apprécié qu'à
des moments choisis. Un certain exercice nous accoutume à une
pensée déformée, comparable à ce bâton
plongé dans l'eau de la fontaine et que par la volonté
nous voyons si droit. Guerre totale : cela porte désormais un
nom en Europe, Guernica. Mais toutes les colonies sont trouées
de ses semblables, et c'est bien parce que cela est arrivé, parce
que cela a été rendu possible dans les opérations
de police contre les sauvages, que Guernica n'a pas échappé
à l'impossible. Lindqvist montre combien, peu à peu, le
théâtre de ces bombardements s'est rapproché de
l'Europe. Il rappelle le rôle de la guerre du Rif, et la constitution
de la Légion espagnole, qui fut utilisée ensuite par les
troupes franquiste durant la guerre civile. L'interdit une fois levé,
quel que soit le lieu, alors l'Europe n'est plus à l'abri. L'unidimensionnalité
l'emporte, elle revêt l'uniforme de l'homme ordinaire :
On sait son portrait : illettré, inculte, cupide, limité,
sacrifiant aux mots d'ordre de la tribu, fort avec les faibles, simple,
prévisible, amateur forcené de jeux et de stades, dévot
de l'argent et sectateur de l'irrationnel, prophète spécialisé
en banalités, en idées courtes, sot, niais, narcissique,
égocentrique, grégaire, consumériste, consommateur
des mythologies du moment, amoral, sans mémoire, raciste, cynique,
sexiste, misogyne, conservateur, réactionnaire, opportuniste
et porteur encore de quelques traits du même acabit qui définissent
un fascisme ordinaire 14.
Fascisme quotidien dont la pensée terrestre se complait dans
la fuite en avant : ce que j'inflige à l'autre, il faut que je
m'en protège, et que j'empêche cet autre de la commettre
envers moi : la notion de « guerre préventive
» peut alors devenir commune. L'imminence du désastre est
sensible : la toile de Picasso annonce ces temps de gris, de flamme
et de stupeur ; mais en fait, tout le monde s'y attendait, en Europe.
Tout le monde s'y attend. Nous n'avons cessé depuis de survivre
dans cette appréhension attendue et occulte.
L'étape décisive est franchie par les Britanniques, lorsque
Churchill prend en 1940 la décision du bombardement systématique
des villes allemandes. Le verrou a définitivement sauté,
et contrairement aux idées reçues, l'Allemagne nazie ne
disposait pas d'une flotte de bombardiers lourds rendant possible la
décision opposée. Je me souviens de mon cours de khâgne
sur la seconde guerre mondiale, au programme cette année-là
: on y parla longuement de Coventry, et pas de Hambourg.
Le 11 mai 1940, quand les Britanniques envoient
dix-huit bombardiers sur la paisible campagne de Westphallie dans le
but d'y détruire quelques gares de chemins de fer, cela a-t-il
un sens sur le plan militaire ? En réalité, on vise tout
autre chose : provoquer des représailles allemandes et, ce faisant,
entretenir la volonté de guerre des Anglais. On incite ainsi
le public anglais à rendre les chefs allemands responsables du
Blitz, alors qu'en réalité (...), ils faisaient tout ce
qu'ils pouvaient pour mettre fin à cette guerre de bombardement.
(§ 179)
Thèse révisionniste ? A aucun moment, cependant, Lindqvist
ne prend la défense de l'Allemagne nazie ni de ses alliés,
comme il n'occulte pas la réalité des crimes. Le problème,
désormais, est que la compréhension des opérations
de cette guerre doit être revue. Que les manuels scolaires notamment
prennent acte de cette nouvelle compréhension. La conduite vers
le pire ne saurait rester dans l'inconnu. Il faudrait que les textes
des décisions officielles britanniques connaissent une mise en
évidence : bombes incendiaires pour mettre le feu, ensuite bombes
explosives, pour empêcher d'éteindre les incendies. Coventry
fut la réponse au bombardement de Munich. La désorganisation
toute relative de l'industrie d'armement n'y dura pas trois mois. En
revanche, le dispositif vendettal permit le durcissement des positions
et celui des discours.
Lindqvist va plus loin. Et la deuxième thèse est encore
plus inquiétante que la première. Nous savons désormais
que les Alliés étaient au courant de la définition
de « la solution globale de la question
juive dans les territoires d'influence allemande en Europe »
(Goering à Heydrich, §192) : malgré leur supériorité
aérienne, les Britanniques n'ont jamais tenté d'imposer
un échange, celui de l'arrêt des bombardements sur les
villes contre l'arrêt des massacres systématiques. La dissuasion
n'aura même pas été tentée. En revanche,
Lindqvist montre que la montée en charge de la « solution
finale » et celle des bombardements sur les civils allemands
sont concomitantes. L'utilisation systématique de bombes incendiaires
va exacerber les passions vengeresses. Certes, les deux ne sont pas
assimilables, ne serait-ce que déjà par le nombre des
victimes, mais surtout par les objectifs poursuivis : les Alliés
ne poursuivent pas un objectif d'extermination. Le bombardement systématique
et nocturne des villes allemandes est justifié par la démoralisation.
La banalisation ainsi que l'occultation de cette horreur par les gouvernements
britanniques ainsi que par les décideurs disent aussi la mauvaise
conscience de ces mêmes décideurs : dans le silence des
bureaux d'études, les statisticiens, les mathématiciens
calculent efficacement les meilleurs moyens de tuer à moindre
frais cinquante, cent mille femmes et enfants de plus. Si la réalité
du crime est radicalement différente, un même fil de la
pensée technique relie Hambourg, Auschwitz, Dresde, sur le théâtre
européen de la guerre. Telle est bien la conclusion provisoire
de Lindqvist. Cette conclusion est confirmée par l'analyse des
travaux de chimistes américains sur le divinylacétylène,
puis sur le napalm, mis au point en 1943. Mais là encore, le
discours et les pratiques ne sont pas d'emblée monolitiques :
les stratèges américains mettent en avant plutôt
le bombardement de précision, de jour, sur les objectifs militaro-industriels,
contre les bombardements de zone, nocturnes. Du moins, sur le théâtre
européen. En revanche, pour le Japon, dont la population est
assimilée à une sous-humanité, les stratégies
vont évoluer. Le discours de l'extermination y est de plein droit.
Il faut toucher l'anéantissement de la partie adverse. Les armées
japonaises avaient déjà visé un tel but dans la
guerre contre la Chine : bombes incendiaires, bombes explosives sur
les quartiers résidentiels. Désormais, la rosée
gélifiée du napalm. Il y a cent mille morts à Tokyo,
transformé en brasier dans la nuit du 9 mars 1945. Puis, d'autres
villes. Le Japon est à genoux, mais nul ne songe à déclencher
des pourparlers. L'anéantissement par le napalm devient en quelques
semaines une fin en soi, un but de guerre.
La littérature d'anticipation a préparé le terrain,
là aussi. Dans un impressionnant catalogue, Lindqvist montre
combien le rêve de la superarme est dirigé contre le «
péril jaune », quasi systématiquement.
Au début, la simple démonstration de cette superarme suffit
à faire courber l'échine aux peuples d'Asie. Mais très
rapidement, la fiction décrit l'extermination de la « race
mongole » comme une fin en soi, garante de la véritable
survie de la civilisation et de la culture. D'un côté la
science et l'histoire, de l'autre les singes et la vermine. La superarme
permet en plus d'instaurer une paix universelle qui repose sur un équilibre
de la terreur. Mais en même temps que la dissuasion se manifeste
à la pensée, survient son aporie : pour que cet équilibre
soit manifeste, il faut que les systèmes de déclenchement
de riposte et de contre riposte soient intégralement automatisés.
Mais s'ils sont automatisés, rien ne peut les arrêter.
Le dilemme de la dissuasion nucléaire est en place avant même
l'invention de la superarme. Il repose sur la peur de la peur de l'autre.
Le vertige s'empare des états-majors.
Le traitement de la question de la superarme est surtout pour le lecteur
le moment de confirmation de la méthode de l'écrivain
: l'argument est arrivé dans la série précédente,
vers la fin. Il en recherche d'abord les traces dans la littérature.
Il s'affirme ainsi comme lecteur, et renvoie à sa propre place,
soit au moment de l'enfance, soit en tant que critique. Il confronte
la figuration du réel aux découvertes techniques et scientifiques,
situe la chronologie de sa propre histoire à l'intérieur
de ce schéma. Ainsi dans le § 138 : « En
1932 (l'année de ma naissance), le monde a fait un grand pas...
». A partir de là, il va recenser les faits, à partir
desquels une nouvelle série va pouvoir apparaître, presque
se manifester avec insistance. L'être qui écrit ainsi ne
s'absente pas de cette histoire : il parvient à rendre perceptible
la seule question qui vaille la peine d'être posée, et
qu'Hamlet a formulée. Si la pensée s'égare, si
le phénomène est laissé dans l'inaperçu,
alors la question s'efface. Lindqvist est tenace. Laisser cette question
dans l'opaque équivaut à rien de moins qu'à perdre
son âme. Toutes les entrées ont ceci de commun, qu'elles
pistent la succession de défaites par lesquelles l'humanité
a été entamée, dans la posture des victimes comme
dans le regard des tueurs, et dans leur double langage. L'explosion
de la Bombe sur Hiroshima est particulièrement révélateur
de cette double défaite. Dernier point, le travail de la mémoire
: la mémoire de l'événement appartient aussi à
la série. Il faut également déterminer, analyser
comment l'événement est souvent décontextualisé
par un renvoi au domaine technique. Le discours technique est alors
prolongé par l'auteur dans le détail des souffrances infligées,
à partir de récits qui, eux, sont très fortement
contextualisés. Parmi les 10 000, 50 000, 100 000 victimes, voici
un survivant, une survivante. Cet être a un nom, un prénom.
Voilà son corps, voilà les brûlures, voilà
les éclats, voilà la peste atomique. Voilà des
témoins, voici les ouvrages qui ont été publiés.
Il faut aussi rappeler comment cette mémoire est oblitérée
par les mensonges d'Etat : « l'irradiation
ne cause aucune « souffrance excessive » à ses victimes.
« Il paraît qu'en fait c'est une façon très
agréable de mourir » ». (§ 242). Les
Bombes ont permis d'accélérer la capitulation du Japon.
Les Bombes ont permis de sauver des centaines de milliers de soldats
américains. Mais l'oblitération n'est pas complète
: là aussi, la pensée procède par compartiments.
Cette mémoire est en fait partagée. On le sait. Elle alimente
le domaine de la fiction. La règle qui prévaut est que
la réalité ne saurait apparaître autrement que mise
en fiction. Elle ne doit pas être dite comme réalité.
C'est le rapport du langage au réel qui est ici fortement contesté.
Déni de ce réel, mais déni particulier : ce qui
est nié ne l'est pas dans sa vérité, seulement
dans son énoncé. On connaît le raccourci barthien
: le fascisme oblige à dire, et donc à ne pas dire. Je
ne pense pas que la qualification de fascisme soit la plus juste - elle
permet surtout de contourner la pensée -, mais elle dit ici ce
qu'il est si difficile justement de poser : de quel prix faut-il payer
cette exigence de vérité ? Ne retrouve-t-on pas ici aussi
ce rêve d'un monde transparent, irradié d'une lumière
sèche, un autre dispositif panoptique ? C'est cette aporie là
que le dispositif de lecture parvient à déposer : en cherchant
son chemin dans les passages d'un paragraphe au suivant, en revenant
en arrière, en sautant des étapes, le lecteur accepte
forcément des suspensions dans la lecture. Temps de réflexion,
où la pensée se fait latence, et par lesquels l'éclairage
des argumentaires s'opère dans l'interdépendance et non
dans de simples chaînes causales. Temps de suspens sur l'horreur
qui habite le lecteur. Temps de silence aussi.
On pourrait estimer que la peste atomique était l'expression
du plus haut degré de l'abjection, dans cette compréhension
du pourquoi mourir et du pourquoi tuer. Mais la fin de la guerre coïncide,
en France exactement avec le début d'une autre : le bombardement
de Sétif et de la région commence en fait le 8 mai 1945.
La logique qui prévaut dans la guerre coloniale est en fait toujours
la même, malgré la convention de Genève, malgré
la fondation des Nations Unies : tortures, ratissages, bombardements,
mitraillages. Et le double langage des puissances impériales
: agréer à l'ONU, ne fût-ce que du bout des lèvres
au discours de l'autodétermination, et dans la réalité,
considérer que les colonies font partie du territoire national.
L'exemple français de l'Algérie sera édifiant.
On pourrait aisément le comparer à celui du Kenya pour
les Britanniques. Mais dans quasi tous les cas, l'échec est programmé.
L'auto-détermination est acquise, malgré le bombardement
des populations civiles, son enfermement dans des réserves :
ce sera le vivier de la bonne conscience. Ainsi, pendant la guerre d'Algérie,
la légitimité de cette guerre a été de quasiment
tous les discours en France, pendant qu'une armée de 500 000
jeunes hommes pourrissait sur le théâtre des opérations.
Ces jeunes hommes dont la plupart devaient se murer ensuite dans le
silence, et dans l'incapacité de l'oubli. En 1958, le village
de Sakiet-Sidi-Youssef était bombardé. J'ai un an, et
bientôt, ma mère assistera à des conférences
données par Fanon, à Tunis, et ce qu'elle entendra, déterminera
une bonne part de ses déterminations existentielles.
L'exemple le plus accompli pour la destruction par bombardement est
sans doute celui de la Corée. En quelques paragraphes saisissants,
remontant un peu en arrière dans le temps, Lindqvist montre que
la question ne lui est pas étrangère. Que cette question
n'a pas seulement à voir avec le déroulement figé
par l'histoire de ce qui a déjà eu lieu, mais que les
linéaments en sont à la fois politiques et stratégiques.
Que des soucis intérieurs aux puissances (Etats-Unis, Chine,
URSS) ont peu à peu transformé ce conflit mineur et local
en conflit aux enjeux mondiaux. Quelques paragraphes, pour montrer comment
l'aveuglément, la pensée simple, verrouillent peu à
peu les postures et crispent les attitudes. En Corée, la destruction
a été totale et radicale : l'épitomé de
toutes les théories stratégiques et de toutes les tactiques
de bombardement. En Corée, le napalm a eu une utilisation systématique.
La guerre se termine, sur le front. Elle ne se termine jamais pour ceux
qui ont été atteint par une coulée de feu rosâtre.
Elle se poursuit indéfiniment dans les sillons tracés
dans le corps qui n'est plus un corps mais la trace de ce qui aurait
dû en être un. L'humanité ne se repère plus
par cet accomplissement. Les êtres atteints, ce sont des Survivants.
Il faut tracer un parallèle entre ces corps mutilés, ces
êtres disparus à jamais -près de 5 millions, en
Corée, 5 millions de vies qui n'ont pas pu modifier le monde
par leur présence, imprimer leur marque sur la terre, et dont
beaucoup n'ont même pas de tombe - ils ont été comme
des chiffres, ils n'ont depuis longtemps plus de nom - et la présence
des autres qui leur ont survécu et qui veillent, et ceux qui
vivent avec comme horizon la présence du dernier homme, de la
dernière femme. Je songe à ce passage de Bober :
Au cimetière de Bagneux, tous les ans,
entre Roch Hachana et Yom Kippour, la communauté juive se réunit
pour commémorer ses disparus. Pour chaque ville, pour chaque
bourgade, une pierre tombale. Sur chaque pierre tombale des noms. Des
noms gravés. La liste de ceux qui justement n'ont pas eu de sépulture.
Et on lit les noms tout simplement. Tous les noms inscrits sans en oublier
aucun. (...)
Au cimetière de Bagneux, on est toujours debout. Il y a des pierres
tombales et personne en dessous. Personne n'est enterré là.
C'est tout ce qu'on peut en dire. Ils ne sont pas là. Ils n'ont
jamais été là. Les tombes des sociétés
dont les survivants se réunissent chaque année sont des
tombes aux corps absents. Les corps des morts sont inaccessibles et
c'est cela qui est inacceptable et c'est pourquoi on lit à haute
voix les noms gravés dans la pierre. 15
Indéfiniment résonnent en nous les paroles de Celan. Impossible
désormais de lire ces noms, les êtres ont été
liquéfiés, poussiérisés, évaporés.
Il ne reste rien, pas même la trace d'une absence. Et pour les
vainqueurs, l'obscure certitude qu'un jour, le Dernier Homme contemplera
solitaire cette absence. La dissuasion nucléaire est née.
L'espérance de liberté et d'intimité, de civilisation
et de champs ouverts à des possibles démocratiques est
fondée sur les centaines de millions de disparitions possibles,
à chaque instant. L' « après guerre » est
établie sur la conception, la réalisation et la production
d'armes de destructions massives entraînant la destruction mutuelle.
Mais au delà de celle-ci, la rationalité en œuvre
permet l'élimination de toute vie sur terre. Il n'y aura même
pas de Dernier Homme. Dans la littérature, on voit surgir la
figure de l'homme qui refuse la posture du Dernier : il pilote l'avion,
il est au fond du silo, il a pour mission de jeter la bombe, c'est-à-dire
de ne pas la jeter, puisque la bombe trouve sa justification dans le
refus de son utilisation. Ce sont figures de la double contrainte, et
les états-majors s'enferment dans un discours contradictoire
; la rationalité se mesure à ce degré de folie.
Mais en même temps ce qui se dit là, dans la littérature,
puis bientôt au cinéma, c'est la responsabilité
: « Nous portons tous - chacun d'entre nous
- la responsabilité de faire échec à notre anéantissement
» (§ 296). Le néant recouvre tout le champ du vivre
: ce n'est pas de l'homme seul dont il s'agit désormais, mais
de tout ce qui se démarque du minéral. L'accomplissement
technique de l'humanité verrait sa fin, dans le silence des espaces
balayés par les poussières nucléaires. Parfois,
se dégage la pensée que cet hiver se répand par
manque d'imagination, dans la parcimonie du rêve.
Contre la menace nucléaire, on voit les abris familiaux se multiplier,
illusoires. La société s'atomise, se parcellise. Le rêve
de grandeur et d'accomplissement s'achève dans le repli dans
un trou.
[En 1964, j'arrive à Genève, venant de Tunisie. Nous
habitons dans la petite commune de Meyrin, dans un immeuble moderne.
La cave est un espace interdit : c'est une zone militarisée.
Bien entendu, nous y passons nos journées, à jouer à
la guerre atomique, plongés dans une lueur blafarde, parfois
même un éclairage rouge. Les murs sont épais, les
portes blindées, remplies de béton, avec d'énormes
leviers pour les verrouiller. Nous devons avoir en permanence dans notre
propre espace des produits (huile, sucre, céréales). Parfois,
on se fait enfermer par les camarades. C'est une sanction, parce qu'on
a désobéi. La porte se ferme. Je n'entends plus rien,
pas même la galopade. Tout est dans le silence. Heureusement,
il reste encore la lumière. Tous les interrupteurs sont à
l'intérieur des espaces confinés. Il faut attendre que
le concierge - un suisse allemand épais, à la langue gutturale,
faisant dans la journée une ronde - nous rouvre la porte. Au
début, il nous raccompagnait à l'appartement, et exigeait
que nos parents nous sanctionnent. Puis il ne l'a plus fait. Il finissait
par nous délivrer et nous engueulait lui-même. Il était
très gros et m'a toujours semblé très bête.
Il insistait toujours sur le fait que ce n'était pas bien, de
ne pas prendre au sérieux la sécurité. Que nous
étions étrangers et qu'on ne pouvait pas comprendre. Un
jour, il a commencé à maigrir. Et puis il n'a plus été
là. Le cancer avait été plus rapide que la guerre.
Un couple espagnol lui succéda, qui se foutait de cette histoire
de cave. Ces caves existent toujours, dans l'immeuble où habitent
mes parents. Les portes sont toujours là, mais personne ne joue
plus avec elles. Les joints ont filé, rongés par le temps
et le salpêtre. Ces espaces là ont dû coûter
des fortunes. Elles ne nous ont qu'en partie acclimatés à
l'espérance de devenir le Dernier Homme.]
La guerre du Viêt-Nam va montrer une autre limite de la tactique
du bombardement : même si celui-ci est massif -Tonnerre
roulant est le nom de l'opération initiale- les infrastructures
légères sont immédiatement reconstituées.
La guerre technique ne semble prendre sens que quand l'ennemi dispose
des mêmes armes, et que les logiques de guerre sont opposées
mais pas dissemblables. En 1975, un dessin a fait le tour du monde :
on voyait un ordinateur transpercé par une lance de bambou.
Mais en attendant, la guerre est l'occasion de tester des bombes qui
peu à peu vont combler le fossé entre les armes «
conventionnelles » et l'arme atomique. Ce sont les bombes à
fragmentation, ainsi que des bombes incendiaires à très
fort pouvoir de diffusion. Elles sont dirigées exclusivement
contre les personnes, c'est-à-dire en priorité les civils.
Mais cette fois, le contexte international est différent : l'année
1968 est celle de la révolte généralisée.
Et puis l'image est présente. Nul ne peut ignorer ce qui se passe
vraiment, là-bas, au Viêt-Nam, l'horreur napalmisée
et quotidienne. L'efficacité technique des bombes est sans cesse
accrue. Elle est inversement proportionnelle à l'efficacité
politique. On a évoqué le traumatisme ressenti par le
peuple américain à la vue des images de la fuite, le 30
avril 1975. Il y en a au Viêt-Nam qui ne se sont jamais remis
de la micro goutte de napalm qui était tombée sur leur
visage. Il y a aussi tous ceux qui sont revenus meurtris définitivement,
tel Ron Kovic. Cette guerre aura peu à peu fait émerger
ce que Pierre Nepveu dans un livre scintillant nomme les Intérieurs
du Nouveau monde 16
et qui est l'élaboration d'une culture depuis un espace restreint,
une autre manière d'être au (nouveau) monde. La question
posée par Kovic et que reprend Nepveu :
Qui d'autre pouvait-on croire que ceux qui avaient
vu l'horreur de leurs yeux et qui en étaient revenus meurtris
dans leur âme et diminués dans leurs corps ? 17
est la seule qui vaille d'être posée, la seule qui puisse
permettre de saisir l'essentiel : la guerre est d'emblée un crime
contre l'humanité, entendue dans sa multiple acception : le caractère
de ce qui est humain ; sa réalisation en chacun ; le genre humain
en tant qu'il est par nature distinct des autres genres ; mais aussi
la présence pressentie du visage de l'autre, hors de toute neutralisation.
Revenir sur cela, c'est accepter sa propre conversion comme fonctionnaire
du crime et planificateur de la destruction. Le physicien Freeman Dyson,
qui fut analyste opérationnel pendant la deuxième guerre
au Bomber Command britannique se compare lui-même, assassin
de bureau, aux bureaucrates de la machine de mort d'Eichmann. «
Eux aussi étaient restés assis, à rédiger
des mémorandums et à calculer la manière la plus
efficace de tuer d'assassiner des gens, exactement comme moi. Mais la
grande différence, c'est qu'ils avaient été mis
en prison ou pendus comme criminels de guerre pour ce qu'ils avaient
fait, alors que moi, j'étais libre. » (§ 205)
Il savait, il lisait les rapports que l'on cachait au peuple britannique.
« Jusqu'à la fin, je suis resté
assis dans mon bureau, occupé à calculer minutieusement
les méthodes les plus économiques pour assassiner cent
mille hommes de plus. »
C'est par cette étroitesse du rêve et la restriction de
l'imagination, par cette absorption et cette dilution du désir
dans l'en-dehors, cette fuite hors de l'intériorité, que
la raison est absentée, et s'achève dans le souci technique.
Nous devons partager cette intelligence, sous peine de perpétuer
la gestion du parc humain, et de nous enraciner dans la barbarie. Mais
tout nous y conduit aussi et d'abord notre façon de baisser les
yeux sur la détresse, le mépris dont nous faisons preuve
à l'égard des pauvres et des affamés.
Lindqvist parvient à dépasser son écoeurement,
à nommer ses propres mesquineries - l'histoire de la barrière
devant sa maison en est un excellent exemple : dresser des murs s'avère
le plus souvent inutile, surtout lorsque le danger vient exclusivement
du ciel, ce qui est désormais le cas avec la « conquête
spatiale », dont un des axes essentiels fut le développement
des lanceurs.
Ainsi, on nous faisait vibrer dans mon enfance avec cette « conquête
spatiale ». On faisait en sorte que le lancement des fusées
ne soit pas marqué du sceau de la guerre. Il fallait être
bien naïf : je me souviens des entretiens de von Braun avec les
journalistes. J'ai en fait toujours su que le problème essentiel
tenait à celui de la stabilisation de la fusée, à
la fiabilité des gyroscopes. Il ne faut pas perdre le nord. 1957
est l'année de ma naissance. C'est celle, pour une part de l'humanité,
de la présence dans l'espace rendue visible à tous, je
suis un enfant Spoutnik. J'ai vécu cette conquête et je
m'en suis ému. En 1969, depuis un hôtel dans le sud tunisien,
j'ai vu en direct les premiers pas sur la lune. Je me rappelle de mon
émotion. Je me rappelle que le Nautilus fut une des machines
de mon enfance, et que j'ai souvent rêvé de cette apparition
du monstre fuselé au pôle Nord. Je savais aussi qu'il avait
le ventre chargé de missiles Polaris. Nautilus, Polaris, Spoutnik,
Voskhod, Vostok, capsule, Gemini, Apollo, Atlas, Saturne, sont des mots
qui appartiennent à mon vocabulaire. Missile balistique, missile
intercontinental également.
Le pire est d'avoir persuadé chacun de la précision des
tirs. Aucun missile n'a jamais fait le tour de la terre chargé
d'une ogive nucléaire. Heureusement. Personne n'est à
même de vérifier que les explosions ne provoqueraient pas
un dérèglement généralisé du système
de tir, et donc, une action dont la moindre qualification serait celle
de génocidaire. Mais le génocide est inscrit dans les
plans de guerre : plus personne ne doute en fait que les victimes seront
des civils, et les calculs opérés sont ceux de la rupture
de l'équilibre dans la logique de dévastation : quelles
sont les minorités ethniques dont on peut affirmer à coup
sûr que la destruction n'affecte que peu le camp du vainqueur
? Dans ces conditions, quel est l'intérêt de développer
la « frappe chirurgicale »
? Les stratèges disposent désormais, selon les estimations
les plus courantes, d'une puissance de destruction globale équivalant
à « un million de fois Hiroshima
» (§ 358). Cette capacité de destruction concerne
en priorité les villes, c'est-à-dire les populations civiles.
Maintenant, nous sommes morts.
Le droit de la guerre a été sensiblement modifié
dès 1945 : si les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité
deviennent punissables par un tribunal international, le bombardement
des civils est exclu de la définition du crime. La Convention
de La Haye est en partie caduque. Les Alliés changent la loi,
car elle aurait pu s'appliquer à leurs propres pratiques. Analogie
: si le discours de la biologie est au XIXème siècle un
discours fondateur du racisme, et au XXème, celui de la dénégation
du racisme, ce qui est en jeu, ce n'est pas tant la biologie ou la génétique
que les fondements même du discours scientifique. Il en devient
de même pour le droit : s'il suffit de changer le droit pour rendre
l'impossible possible désormais, c'est bien le droit qui est
en jeu dans une telle dérive. Il n'y a plus d' « obstacles
légaux à l'utilisation future d'armes nucléaires
» (§240). Nous le savons, nous l'avons toujours su.
Ce qui est en jeu n'est pas seulement le droit de la réplique
-surtout lorsque progressivement sont définis et installés
des systèmes autorépliquants- mais bien un nouvel ordre
du monde. Le seul argument juridique tenable est que les effets de l'utilisation
de la bombe ne s'estompent pas avec la fin du conflit, ce qui est contraire
à la règle essentielle de la guerre. L'hégémonie
ne peut se satisfaire du fantasme génocidaire, quand celui-ci
vient d'une part rendre inexploitables les territoires conquis, et d'autre
part venir frapper en retour le camp de la victoire. A moins que nous
soyons encore guidés par le fantasme mortifère du dernier
homme. Les juristes internationaux élaborent une tentative d'interdiction
des armes nucléaires, dans l'indifférence des puissances
hégémoniques. Le droit international ne parvient jamais
à sortir de l'ornière dans laquelle il s'est fourvoyé.
Et pourtant, les calculs font apparaître que si seulement 5000
mégatonnes des 13000, environ, actuellement disponibles explosaient,
l'hiver nucléaire balaierait toute vie à la surface de
la terre. L'arme nucléaire, dont la conception et la fabrication
mettent les économies à genoux se révèle
en fin de compte inutilisable. Le tribunal de La Haye peut alors légiférer.
Les juges réunis en 1996 ne parviennent pas à une autre
résolution qu'un compromis : si les armes nucléaires sont
déclarées illégales, leur utilisation peut être
nécessitée par les cas de force majeure, de légitime
défense, et seulement si elles permettent de différencier
les objectifs militaires des objectifs civils. Le clivage entre les
juges provenant de puissances nucléaires et de pays qui ne disposent
pas de cette puissance est particulièrement marquant. Ce sont
en fait les grandes puissances qui parviennent à tracer cette
fissure, car nous l'avons compris, aucune différenciation n'est
possible dans l'emploi de la dissuasion nucléaire. La parole
de l'intime est désormais légitimement en danger. Jusque
là, elle l'était sur un plan accidentel. Plus rien, désormais,
ne peut s'opposer dans le droit international à l'emploi du feu
nucléaire. Voilà comme les mots peuvent ouvrir des béances
silencieuses. La préparation des plans de destruction massive
peuvent continuer tranquillement dans le silence des états-majors
et des écoles de guerre. Il n'y a plus d'abri, plus de retrait
possible : « par une mince fissure juridique,
apparemment insignifiante, rampent vers nous des centaines de milliers
d'Hiroshima. Nus, écorchés, aveugles, les yeux et la bouche
en sang, ils continuent de ramper vers cette fissure »
(§379). C'est bien là le visage de l'humanité quand
la raison est congédiée.
La dernière entrée du livre tente d'approcher au plus
près les justification de ce congédiement.
D'abord, le fantasme exterminateur et génocidaire est celui du
paradis de la virilité. Dulce bellum inexpertis,
la guerre est douce pour ceux qui ne l'ont pas faite. On peut désormais
ajouter depuis la deuxième guerre du Golfe, la guerre est douce
à ceux qui ne la voient pas. Dans l'aveuglement des téléviseurs,
le visible était limité à la monstration de tirs
de précision, réputés « frappes
chirurgicales ». Dans la réalité, les bombes
sont tombées sur les villages, sur les autocars bondés
de civils fuyards, sur les villes et leurs quartiers populaires. Dans
la réalité, le blocus international a provoqué
la mort de centaines de milliers de civils. Depuis cent cinquante ans
que les fantasmes génocidaires laminent les consciences, cette
vérité-là n'a pas trouvé d'écho suffisant
pour faire se lever les esprits. Les puissances et les nations coalisées
n'ont eu que peu de difficulté à écraser par leurs
armes massives un pays du tiers monde, aux frontières tracées
par ces mêmes puissances, amputée d'une région fondée
en état pour les seuls intérêts britanniques. L'Irak
a retrouvé, et récemment encore, la politique de police
exercée depuis les hauteurs, comme au moment de l'occupation
britannique. Mais la guerre menée ainsi est aussi porteuse de
mauvaise conscience de la part de ces puissances. Lindqvist rappelle
que toutes les guerres de l'auto-détermination, qui se sont traduites
sur les terrains par le déferlement d'un cruauté sans
égale, ont aussi abouti à la fondation de plus d'une centaine
d'états nouveaux. La victoire sur le plan militaire a toujours
été une défaite politique. Dans sa fameuse Lettre
du seigneur Erasme de Rotterdam au seigneur Antoine de Berghes, abbé
de Saint-Bertin, montrant les multiples dommages de la guerre et
tout ce qui en résulte de maux, d'inconvénients et d'accidents
monstrueux, on lit ceci :
La guerre est si néfaste, si affreuse,
que même avec l'excuse de la justice parfaite, elle ne peut être
approuvée d'un homme de bien 18
L'histoire de l'humanisme européen se confond pourtant avec cette
voix. Mais comme pour la rotondité de la terre connue des Grecs,
la sentence a été en partie oubliée. Il n'en est
resté que le souci du paraître. Oublieuse mémoire.
Le bien s'est réduit à celui de l'homme blanc - contre
les femmes et contre les autres.
Mais les « indépendances » se sont quand même
traduites aussi par une victoire économique. Le fond du questionnement
est peut être là. Le niveau de consommation atteint grâce
aux progrès techniques dans les pays développés
constitue un modèle qui semble difficilement généralisable
à tous les êtres humains : les ressources en eau et en
énergie actuellement disponibles n'y pourvoiraient pas, du moins
tant que nous puisons sans compter. La croissance démographique
est une réalité têtue. Les fortes classes moyennes
de ces pays, mais aussi les classes privilégiées des pays
sous-développés s'accrochent à cette capacité
de consommation, confondue avec la vie même, ainsi qu'avec l'espérance
de vie, devenue une fin en soi. Il n'est pas étonnant que ceci
soit objet de désir au delà du besoin le plus élémentaire
de manger, de se vêtir, de vivre dans la sécurité,
des populations les plus pauvres.
Par toutes les ouvertures possibles, les pauvres tentent de rejoindre
ces contrées désignées et auto-désignées
comme l'antichambre du paradis. Et les seules réponses actuellement
sont données par la construction de murs, la définition
de compartiments sécurisés. L'altérité est
reçue, quand elle est assimilée. Sinon, il faut considérer
que l'exclusion est la porte d'entrée au fantasme exterminateur.
Depuis le 11 septembre 2001, a été apportée la
preuve que les murs ne tiennent pas. Mais nous le savions déjà
: la peur des stratégies de terreur est généralisée
dans les pays du nord, depuis près de trente ans. Ce sont des
coups de boutoirs que ces pays entendent et ils ont peur. Mais enfin,
au lieu de penser, et de mesurer à quelles conditions un nouvel
ordre mondial est possible, la fuite en avant s'accélère.
Et les brookers de Wall-Street et des autres places boursières
du monde riche inventent tous les jours de nouveaux moyens de pillage
et de rapine.
Classes moyennes : elles ont des désirs parcimonieux, des rêves
étroits. Elles convertissent l'amour en contrat, la conversation
en gestion d'intendance, la tendresse aux enfants en facilitateurs de
réussite sociale. Toute la socialisation est infectée
de cette peste anonymante, dénuée de rayonnement et surtout
d'intelligence. Une apparente surdité semble affecter les populations
moyennes, une absence de contrainte qui est une contrainte encore plus
forte, ces attaches par lesquelles elles sont enfermées, cloisonnées,
stagnantes, alors que pour la première fois, sans doute, nous
pouvons vivre comme des funambules, travaillant sur nous mêmes
la recherche de l'équilibre et du déséquilibre.
Mais cette construction a la vertu de la patience et ne se décrit
pas sans effort, ni fragilité accomplie, à la fois posant
et déposant les fardeaux imposés. Mais également,
elle prend acte non de la prétendue transparence des discours
politiques, mais de leur mise en travail, de leur mise en perspective,
de leur confrontation. Toute autre posture est magique, et dégrade
la parole dans le slogan. Et avec le slogan, c'est une part de mort
qui s'installe au cœur des consciences vaincues dans la pensée
commune, la configuration moyenne. Le pari que fait Lindqvist - et que
beaucoup partagent - est que la lecture de ce livre soit aussi écriture
d'une histoire, celle du lecteur, selon les modalités peut-être
ici repérée : l'inscription en soi de cette histoire et
de cette perspective, mon siècle des bombes. Je ne peux
me contenter de répéter ce que je fais semblant de ne
pas savoir, ou alors, j'abolis en moi toute perspective de libération
du troupeau. Ecrire devient nécessité absolue, dans une
démarche non de vaticination ou de séduction, mais bien
de pensée du politique c'est-à-dire de dépassement
de soi, dans le va-et-vient de l'un vers l'autre. Si le mouvement n'est
pas amorcé, si le texte n'est pas mis en circulation, alors toute
velléité de sortie de l'anonymat de la classe moyenne
s'effondre dans le discours de la plainte et de la compassion ineffective
et triste. La question essentielle est bien la suivante : Qui vive ?
Et nous risquons de la poser dans le vide des « cirques de pierre
», de n'entendre plus pour réponse que l'écho de
notre propre voix, que l'écho de nos propres pas. Je rappelle
ici ces mots de Viviane Forrester, dont l'ouvrage décrit un monde
peuplé ni de morts, ni de vivants, mais de ces êtres à
l'horizon barré, à la fois morts et vivants, nous-mêmes,
lointains parents des zombies haïtiens, dont l'exploitation servile
a facilité l'émergence du capitalisme :
Tant que le discours politique ne pourra être
un discours technique et/ou philosophique, le plus difficile soit-il,
et que chacun ne pourra entendre, comprendre, tenir ce discours, il
n'y aura pas histoire mais imposture. Tant que le discours politique
ne dira pas le pire, tant que le pire ne pourra pas être dit,
et supporté, et assumé, commenté par tous, non
expurgé et que l'on fuira l'exactitude pour mieux manoeuvrer
les masses, tant qu'il y aura des masses, non des identités,
l'utilisation de la mort abrogera chaque vie durant tout son vécu.
Tant que dire signifiera celer, assourdir, abrutir, afin de contraindre
; tant que pour mieux embrigader, asservir, on détournera l'organisme
humain de la pensée, de l'exercice ardu, viscéral, dangereux
de la pensée ; tant qu'il semblera naturel que l'écriture,
les textes de leur temps soient illisibles, inaudibles à leurs
contemporains, non armés pour les entendre ; tant que le lieu
géographique de l'histoire - des histoires - ne sera pas le corps
de chacun, sa vie, ses identités, il n'y aura histoire ni des
hommes ni des femmes, mais l'épopée d'un troupeau.19
C'est de cette épopée dont il faut dégager l'emprise
: le sort de la planète est en jeu. Les plus pauvres, eux, sont
déjà enfermés dans la permanence du désastre.
L'exclusion contraint. Elle efface le visage des autres de notre possible
reconnaissance, elle abolit l'inconnu, par quoi l'existence est à
chaque instant inventée, instable dans sa volonté, improvisatrice
par essence. Elle dresse le premier mur, prélude à tous
les préparatifs de guerre, alors que nous le savons, et depuis
bien longtemps : la paix n'est jamais payée trop cher.
Yves Chemla, Ozoir la Ferrières, 17 avril 2004
-------
1 Levinas, Emmanuel, Altérité et transcendance,
Fata Morgana, , 1995 p.116
2 Casanova, Pascale, La République mondiale des Lettres,
Paris, Seuil, 1999
3 Blanchot, Maurice, Les Intellectuels en question. Ebauche d'une
réflexion, Paris, Fourbis, 1996, p.17
4 « Pense et agis de telle manière qu'Auschwitz ne se répète
jamais. »
5 Lindqvist, Sven, Exterminez toutes ces brutes. L'odyssée
d'un homme au coeur de la nuit et les origines du génocide européen,
Paris, Le Serpent à Plumes, 1998. Voir Chemla, Yves, «
La colonisation, un laboratoire des génocides
», Notre Librairie, N°143, Paris, février-mars 2001
6 Ricœur, Paul, Temps et récit. 1. L'intrigue et le récit
historique, Paris, Editions du Seuil, Points, 1983, p.25
7 Lettre à Paul Demeny , datée du 15 mai 1871
8 Benasayag, Miguel, Le Mythe de l'individu, Paris, La Découverte,
coll. Armillaire, 1998, p.63
9 Cité par Taguieff, Pierre-André, La Force du préjugé.
Essai sur le racisme et ses doubles, Paris, La Découverte,
Tel Gallimard, 1987, p.538
10 Chouraqui, André, Moïse, Paris, Flammarion, coll.
Champs, 1997, p.111
11 Naipaul, V.S., Une Maison pour Monsieur Biswas, Paris, Gallimard,
L'Imaginaire, 1964 p.476
12 Bousquet, Joë, « Vue d'outre-noir », in Le Surréalisme
en 1947. Exposition Internationale du Surréalisme présentée
par André Breton et Marcel Duchamp, Paris, Pierre à
feu et Maeght éditeur, p.99
13 Péret, Benjamin, « Le sel répandu », ibid.,
p. 23
14 Onfray, Michel, Politique du Rebelle. Traité de résistance
et d'insoumission, Paris, ivre de poche, Biblio, 1997 p.193
15 Bober, Robert, Quoi de neuf sur la guerre ?, Paris, P.O.L.,
1993, p.224-234
16 Nepveu, Pierre, Intérieurs du Nouveau Monde. Essai sur
les littératures du Québec et des Amériques,
Québec, Editions du Boréal, 1998
17 Id°, p.16
18 Margolin, Jean-Claude, Erasme, Paris, Seuil, coll. Ecrivains
de toujours, 1965, p.91
19 Forrester, Viviane, La Violence du calme, Paris, Seuil, Fiction
& Cie, 1980, p.35
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