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Etudes postcoloniales

   

Titre de l'article

 

date et lieu de parution

 
  La colonisation, un laboratoire des génocides

Notre Librairie, Nš143, février-mars 2001

 

 
 

A propos du livre Exterminez toutes ces brutes..., de Sven Lindqvist, Paris, Le Serpent à plumes, 2000


Nous vivons désormais avec la conscience aiguë que les massacres commis aux dix-neuvième et vingtième siècle ont brisé la confiance que les hommes pouvaient avoir dans le monde. Chacun de ces massacres a sa propre histoire, son caractère singulier qui bouleverse les catégories de notre entendement. Nous tentons quand même d'en reconnaître les linéaments, ainsi que les principes, par un effort redoublé de la raison.
Nous distinguons d'abord cette volonté d'exterminer l'autre, ne lui accordant même pas le droit au souvenir. Alors qu'Achille se rend aux funérailles d'Hector, comme le rappelle Hannah Arendt, ces génocides s'exercent de sorte que l'autre n'ait jamais existé.
Nous découvrons par là que la vision biologisante de la vie et du politique qui rend possibles ces catastrophes est fondée sur le rabaissement voire l'exclusion de l'autre hors de l'humanité, ce qui est antinomique avec la prétention humaniste de l'enseignement.
Nous reconnaissons enfin la fonction des rationalisations techniques, avec le développement notamment d'un armement toujours plus meurtrier.
Ainsi que nous le rappelle Exterminez toutes ces brutes, les colonisations, amorcées par les Découvertes de "Nouveaux Mondes" concentrèrent ces trois dimensions, et s'organisèrent comme un vaste champ de manoeuvre ainsi qu'un laboratoire des désastres à venir.

Le livre de Lindqvist est hanté d'un questionnement essentiel : animés par quelle raison les Européens ont-ils perpétré les catastrophes génocidaires que l'on sait ? Si à cette question complexe il n'apporte pas de réponse immédiate, Exterminez toutes ces brutes parvient en revanche à remonter les traces des discours et des actes qui ont apporté justification à ces vomissures de l'Histoire si proches de nous. Il les trouve en partie dans celle de l'impérialisme européen. Et pourtant, nous savons combien ces traces sont peu visibles, tant elles appartiennent à la conscience européenne. Il nous faut un regard décalé pour les percevoir. La nouvelle de Conrad, Coeur des ténèbres, agit pour l'auteur comme un révélateur de ces empreintes. En relisant cette nouvelle, dépliant son appareil fictionnel, argumentatif et narratif, Lindqvist réalise une opération bouleversante pour le lecteur, le faisant participer au travail de sa propre conscience quand elle cherche à comprendre : " Vous le savez déjà. Moi aussi. Ce ne sont pas les informations qui nous font défaut. Ce qui nous manque, c'est le courage de comprendre ce que nous savons et d'en tirer les conséquences ". Il est vrai. Les témoignages existent, les faits connus, transformés depuis longtemps déjà en grandes narrations, tissent dans notre pensée un corps de savoir étudié et balisé. Ce qu'il nous faut, c'est incessament les intégrer dans une démarche existentielle sans laquelle le phénomène perdure, et ponctuellement culmine dans l'atrocité. La Shoah a été un de ces sommets de l'horreur, unique dans l'histoire, mais pour Linqvist, inscrit dans le paradigme de l'extermination de races prétendument inférieures. L'antisémitisme de tradition millénaire a entraîné à des massacres, il a rencontré au XXe siècle les génocides exécutés déjà par l'expansion impérialiste. Si le devoir de compréhension existentielle est si nécessaire c'est enfin qu'il doit toujours obliger à agir, sans relâche : " aujourd'hui, les Européens cultivés et informés savent comment les enfants meurent lorsque le fouet de la dette siffle au-dessus des pays pauvres. Ce ne sont pas les informations qui font défaut ". Quand on ne parvient pas à défendre le droit au travail, on doit se demander si on parvient encore à défendre le droit à vivre. La situation de misère dans laquelle se débat une large partie de l'humanité incarne cette interrogation. A sa manière, Conrad posait déjà le problème : on se souvient que le rapport rédigé par Kurtz sur un ton et dans la thématique kiplingienne du " fardeau de l'homme blanc ", se termine par une injonction rageuse : " Exterminez toutes ces brutes ". Il y a là une distorsion qui ne cesse d'interroger le lecteur.

Pour la comprendre et l'interpréter, Linqvist réalise un travail d'entomologiste des paroles qui prolifèrent à l'époque de Conrad, dans cette Angleterre victorienne triomphant sur les cinq continents. Avec beaucoup de patience et de précision, il remet en place les pièces du discours, et en montre la cohérence. Il y a eu d'abord des actes menés par les colonisateurs : les figures de Léopold III, de Stanley, de Kitchener, qui ont mené des combats sans pitié, et fait du terrain militaire de la colonisation un laboratoire des armes les plus efficaces ainsi qu'un champ de manoeuvres. Contemporains de Conrad, mais le fait d'autres nations européennes, il y eut d'autres exemples : les massacres systématiques des Indiens des Amériques, celui des Tasmaniens par les Australiens, des Herero par les troupes allemandes à partir de 1890, lors de tueries organisées, et de l'enfermement en camps de concentation. L'exemplarité française n'est pas oubliée : Lindqvist rappelle à notre bon souvenir l'histoire de la colonne Voulet et Chanoine, qui traça un sillon de feu et de sang sur les bords du fleuve Niger. Mais cela, tout cela, nous le savons déjà. Il y en a d'autres, encore plus nombreux, comme des cadavres dissimulés dans un vieux coffre oublié dans la cave. Il faut quand même signaler ici que le livre a paru aux Etats-Unis dans une version allégée, c'est-à-dire censurée.

Il importe en fait de s'interroger aussi sur la phraséologie qui a validé l'horreur, tant nous sommes préoccupés par ce qui fonde nos croyances. Lindqvist convoque alors quelques uns des discours scientifiques, et montre comment de Cuvier à Darwin, en passant par Lyell, la théorie génétique de l'évolution, par la loi de la sélection naturelle, déplacée de la nature à l'humanité, a rendu évident l'ensemble de ces conceptions. Si les peuples indigènes, moins ou non développés, disparaissent, c'est en vertu d'une loi naturelle raciale qui voit l'extermination des non-européens. La formulation de cette loi permet aussi la validation scientifique du discours raciste. Vers 1850, Knox avait déjà divisé l'humanité en deux espèces, les Blancs et les Noirs, et énoncé la prévalence des Blancs. L'autre doit mourir, en raison de la loi naturelle, et donc le massacre obéit à un principe philanthropique. C'est vraisemblablement armé de cette conviction que les officiers, les colonisateurs, les commerçants ont conquis les territoires immenses. C'est là une des vérités de l'impérialisme. C'est aussi ce qui a permis à la race de passer du statut d'un des nombreux facteurs de la culture à celui d'explication déterminante. Enfin l'anthropologie elle-même s'appuie sur un tel édifice : " La menace de l'extermination motivait une recherche anthropologique qui, en retour, fournissait un alibi aux exterminateurs en déclarant l'extermination inévitable ". Dans le sillage de ce corps idéologique, Lindqvist nous fait assister à la naissance de la " biologie raciale ", dont on sait les errances. A partir de ce corps de pensée, il était possible de glisser de la colonisation de contrées éloignés à celle de pays limitrophes : les penseurs allemands lus par les nazis montraient que la Russie ou la Pologne pouvaient faire office d'espaces d'implantations.
Une part non négligeable de la pensée européenne s'est baignée dans cette eau, la considérant comme un corps de valeurs qu'il n'était pas nécessaire de remettre en question. Les Européens ont ainsi toujours su ce qu'il arrivait aux " races inférieures ". Ce qui n'est pas nommé directement, sauf à de rares exceptions, c'est la façon dont cela s'est effectivement produit. Cela fut au mieux suggéré. " Et lorsque ce qui avait été commis au coeur des ténèbres se répéta au coeur de l'Europe, personne ne le reconnut. Personne ne voulut reconnaître ce que chacun savait ".

Il faut admettre que ce qui émerge ici est un ordre du discours qui bouleverse les catégories habituelles de l'entendement et les figures classiques de la culture telle que nous l'a enseignée l'humanisme en vigueur dans le monde scolaire. Cette culture s'est ainsi construite par exclusion de l'autre hors de l'humanité. Avec le temps des conquêtes, est arrivé celui du premier génocide. A la fois exemplaire et fondatrice la disparition des habitants des Canaries, les Guanches, réalisée dès 1541, montre comment la présence des Européens entraîne rapidement une diminution radicale de la population. Aux Amériques, peu de temps après, la violence, les maladies, les conditions de travail inhumaines, le démantèlement des organisations sociales originelles firent fondre les populations de 90 à 95 %. Cette période nous est encore enseignée comme celle de la Renaissance et de l'Humanisme. Le livre de Linqvist nous enjoint de réviser nos découpages périodiques, ainsi que notre désignation de l'histoire. Avec les " Découvertes ", s'est ouvert le temps du génocide. L'exemple qui suit fait alors sens pour nous : en 1665, alors qu'à Versailles, Le Nôtre dessine un parc, et que l'aube de la pensée classique illumine l'émergence d'une certaine idée de la raison, Colbert donne ses instructions à l'intendant de la Nouvelle France : "Les Iroquois, qui sont distingués en diverses nations et qui sont tous ennemis irréconciliables de la colonie, ayant, par le massacre de quantités de Français et par les inhumanités qu'ils exercent contre ceux qui tombent en leur pouvoir, empesché que le pays ne soit pas peuplé plus qu'il ne l'est à présent, et par leurs surprises et courses inopinées tenant toujours le pays en échec, le Roy, pour y apporter un remède convenable, a résolu de leur apporter la guerre jusque dans leurs foyers pour les exterminer entièrement, n'y ayant aucune sûreté en leur parole ; et violant leur foy aussy souvent qu'ils trouvent les habitants et d'ordonner de recruter trois à quatre cents soldats qui scavent la manière de combattre ces peuples de sauvages" (1).

Mais pour Lindqvist, la démarche de compréhension ne s'arrête pas à une démonstration. Il importait pour comprendre la signification de la dernière phrase de Kurtz, de venir lui-même en Afrique, de disparaître en quelque sorte, dans le désert. C'est de là que le livre est écrit, témoignant de son rapport au monde. Le lecteur suit tout à la fois le cheminement argumentatif de l'essai et le récit du voyage, entre In Salah et Agadès. Et ce voyage-ci n'est pas négligeable. L'auteur montre une attention aux êtres et aux paysages particulièrement sensible, qui constitue le contrepoint aux discours de négation de l'autre que l'écrivain ressasse. La compréhension en devient parfois particulièrement aiguë, par exemple dans le regard porté sur la prolétarisation des Touaregs. A aucun moment, la fascination pour l'horreur ne s'empare de cette écriture. Elle procède selon le mot de Conrad " comme une sorte de pélerinage parmi des éléments de cauchemar ". Mais aussi, elle s'intéresse à ce " je " perplexe qui, à mesure qu'il avance dans son cheminement, rend compte de ce qui se passe en lui, et ne dissocie pas les manifestations de sa vie intérieure, notamment les rêves, des résonnances du monde en lui. La position du sujet qui s'adresse à l'autre n'est pas masquée. Les lieux géographiques, psychologiques et scientifiques d'où parle l'essayiste assoient son discours. On est loin des schémas discursifs habituels, fondés sur une autorité conférée.

Il fallait aussi une écriture particulière pour rendre compte de ce mouvement. Le texte est découpé en 169 fragments, de longueur inégale. C'est là une écriture par césures, où la construction argumentative ne se drape pas dans les ornements de la rhétorique. Les fragments tissent entre eux des fines attaches qui se constituent comme des réseaux de sens. Ainsi le rapport à l'enfance : celle du narrateur, marquée par la sévérité parentale (le fouet, choisi par la mère dans la forêt, administré par le père, parce que Sven à juré), la description des jeunes captifs emmenés en bateau, fouettés eux aussi, démunis et assimilés à des bêtes maltraitées, et enfermées dans la misère concentrationnaire, les cadavres jetés à l'eau, puis le bébé de Tam, que sa mère laisse hurler toute la journée dans l'hôtel, rappellent au lecteur que les enfants sont les premiers dans l'ordre de la souffrance. De ce noyau, partent des réseaux : le rapport à la religion, la cruauté des châtiments, la solitude. Par là, il revient à l'étude de la personnalité de Conrad, à son mode de relation aux autres, ses amis notamment. La relecture proposée des romans de Graham et de Wells, surtout, rappelle combien le triomphalisme victorien laissant peu de place aux paroles hérétiques, exigeait une contestation en contrepoint, prenant les détours de la fiction. Il montre enfin combien la situation dans laquelle le récit de Marlow mené dans Coeur des Ténèbres fait sens : c'est entre amis, sur un bateau isolé de la foule, que le narrateur raconte ce qu'il a vu en Afrique et qui était Kurz, réellement. A aucun moment ce narrateur ne cède lui non plus à " la fascination de l'abominable ". Ainsi se dénoue, pour lui comme pour Conrad le noeud confus qui accouple le meurtre systématique à l'alibi de la civilisation. Exterminez toutes ces brutes peut être considéré comme un livre de repères pour l'étude des littératures post coloniales, au même titre que ceux de Taguieff (2) et de Todorov (3). Non qu'il soit un essai bardé de notes : c'est plutôt un de ces ouvrages qui par ses haltes inquiètes et sans repos entraîne son lecteur vers des questionnements toujours plus radicaux. Il paraît important d'articuler ces interrogations aux travaux en cours dans les sciences humaines, ouverts par cette archéologie du savoir qu'a initiée Foucauld, ou bien par la continuation des travaux d'Arendt sur l'impérialisme. Cette démarche nous conduirait à revoir de près notre propre histoire coloniale.


Notes
1 Jean Meyer, Jean Tarrade, Annie Rey-Goldzeiguer, Histoire de la France coloniale. 1. La Conquête,Paris, Arman Colin, 1991 p.58
2 Pierre - André Taguieff, La Force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, Paris, éditions La Découverte, 1987
3 Tzvetan Todorov, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Seuil, 1989

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09