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A propos du livre Exterminez toutes ces brutes..., de Sven Lindqvist,
Paris, Le Serpent à plumes, 2000
Nous vivons désormais avec la conscience aiguë que les massacres
commis aux dix-neuvième et vingtième siècle ont
brisé la confiance que les hommes pouvaient avoir dans le monde.
Chacun de ces massacres a sa propre histoire, son caractère singulier
qui bouleverse les catégories de notre entendement. Nous tentons
quand même d'en reconnaître les linéaments, ainsi
que les principes, par un effort redoublé de la raison.
Nous distinguons d'abord cette volonté d'exterminer l'autre,
ne lui accordant même pas le droit au souvenir. Alors qu'Achille
se rend aux funérailles d'Hector, comme le rappelle Hannah Arendt,
ces génocides s'exercent de sorte que l'autre n'ait jamais existé.
Nous découvrons par là que la vision biologisante de la
vie et du politique qui rend possibles ces catastrophes est fondée
sur le rabaissement voire l'exclusion de l'autre hors de l'humanité,
ce qui est antinomique avec la prétention humaniste de l'enseignement.
Nous reconnaissons enfin la fonction des rationalisations techniques,
avec le développement notamment d'un armement toujours plus meurtrier.
Ainsi que nous le rappelle Exterminez toutes ces brutes, les
colonisations, amorcées par les Découvertes de "Nouveaux
Mondes" concentrèrent ces trois dimensions, et s'organisèrent
comme un vaste champ de manoeuvre ainsi qu'un laboratoire des désastres
à venir.
Le livre de Lindqvist est hanté d'un questionnement essentiel
: animés par quelle raison les Européens ont-ils perpétré
les catastrophes génocidaires que l'on sait ? Si à cette
question complexe il n'apporte pas de réponse immédiate,
Exterminez toutes ces brutes parvient en revanche à remonter
les traces des discours et des actes qui ont apporté justification
à ces vomissures de l'Histoire si proches de nous. Il les trouve
en partie dans celle de l'impérialisme européen. Et pourtant,
nous savons combien ces traces sont peu visibles, tant elles appartiennent
à la conscience européenne. Il nous faut un regard décalé
pour les percevoir. La nouvelle de Conrad, Coeur des ténèbres,
agit pour l'auteur comme un révélateur de ces empreintes.
En relisant cette nouvelle, dépliant son appareil fictionnel,
argumentatif et narratif, Lindqvist réalise une opération
bouleversante pour le lecteur, le faisant participer au travail de sa
propre conscience quand elle cherche à comprendre : " Vous
le savez déjà. Moi aussi. Ce ne sont pas les informations
qui nous font défaut. Ce qui nous manque, c'est le courage de
comprendre ce que nous savons et d'en tirer les conséquences
". Il est vrai. Les témoignages existent, les faits connus,
transformés depuis longtemps déjà en grandes narrations,
tissent dans notre pensée un corps de savoir étudié
et balisé. Ce qu'il nous faut, c'est incessament les intégrer
dans une démarche existentielle sans laquelle le phénomène
perdure, et ponctuellement culmine dans l'atrocité. La Shoah
a été un de ces sommets de l'horreur, unique dans l'histoire,
mais pour Linqvist, inscrit dans le paradigme de l'extermination de
races prétendument inférieures. L'antisémitisme
de tradition millénaire a entraîné à des
massacres, il a rencontré au XXe siècle les génocides
exécutés déjà par l'expansion impérialiste.
Si le devoir de compréhension existentielle est si nécessaire
c'est enfin qu'il doit toujours obliger à agir, sans relâche
: " aujourd'hui, les Européens cultivés
et informés savent comment les enfants meurent lorsque le fouet
de la dette siffle au-dessus des pays pauvres. Ce ne sont pas les informations
qui font défaut ". Quand on ne parvient pas à défendre
le droit au travail, on doit se demander si on parvient encore à
défendre le droit à vivre. La situation de misère
dans laquelle se débat une large partie de l'humanité
incarne cette interrogation. A sa manière, Conrad posait déjà
le problème : on se souvient que le rapport rédigé
par Kurtz sur un ton et dans la thématique kiplingienne du "
fardeau de l'homme blanc ", se termine
par une injonction rageuse : " Exterminez toutes
ces brutes ". Il y a là une distorsion qui ne cesse d'interroger
le lecteur.
Pour la comprendre et l'interpréter, Linqvist réalise
un travail d'entomologiste des paroles qui prolifèrent à
l'époque de Conrad, dans cette Angleterre victorienne triomphant
sur les cinq continents. Avec beaucoup de patience et de précision,
il remet en place les pièces du discours, et en montre la cohérence.
Il y a eu d'abord des actes menés par les colonisateurs : les
figures de Léopold III, de Stanley, de Kitchener, qui ont mené
des combats sans pitié, et fait du terrain militaire de la colonisation
un laboratoire des armes les plus efficaces ainsi qu'un champ de manoeuvres.
Contemporains de Conrad, mais le fait d'autres nations européennes,
il y eut d'autres exemples : les massacres systématiques des
Indiens des Amériques, celui des Tasmaniens par les Australiens,
des Herero par les troupes allemandes à partir de 1890, lors
de tueries organisées, et de l'enfermement en camps de concentation.
L'exemplarité française n'est pas oubliée : Lindqvist
rappelle à notre bon souvenir l'histoire de la colonne Voulet
et Chanoine, qui traça un sillon de feu et de sang sur les bords
du fleuve Niger. Mais cela, tout cela, nous le savons déjà.
Il y en a d'autres, encore plus nombreux, comme des cadavres dissimulés
dans un vieux coffre oublié dans la cave. Il faut quand même
signaler ici que le livre a paru aux Etats-Unis dans une version allégée,
c'est-à-dire censurée.
Il importe en fait de s'interroger aussi sur la phraséologie
qui a validé l'horreur, tant nous sommes préoccupés
par ce qui fonde nos croyances. Lindqvist convoque alors quelques uns
des discours scientifiques, et montre comment de Cuvier à Darwin,
en passant par Lyell, la théorie génétique de l'évolution,
par la loi de la sélection naturelle, déplacée
de la nature à l'humanité, a rendu évident l'ensemble
de ces conceptions. Si les peuples indigènes, moins ou non développés,
disparaissent, c'est en vertu d'une loi naturelle raciale qui voit l'extermination
des non-européens. La formulation de cette loi permet aussi la
validation scientifique du discours raciste. Vers 1850, Knox avait déjà
divisé l'humanité en deux espèces, les Blancs et
les Noirs, et énoncé la prévalence des Blancs.
L'autre doit mourir, en raison de la loi naturelle, et donc le massacre
obéit à un principe philanthropique. C'est vraisemblablement
armé de cette conviction que les officiers, les colonisateurs,
les commerçants ont conquis les territoires immenses. C'est là
une des vérités de l'impérialisme. C'est aussi
ce qui a permis à la race de passer du statut d'un des nombreux
facteurs de la culture à celui d'explication déterminante.
Enfin l'anthropologie elle-même
s'appuie sur un tel édifice : " La menace
de l'extermination motivait une recherche anthropologique qui, en retour,
fournissait un alibi aux exterminateurs en déclarant l'extermination
inévitable ". Dans le sillage de ce corps idéologique,
Lindqvist nous fait assister à la naissance de la " biologie
raciale ", dont on sait les errances. A partir de ce corps de
pensée, il était possible de glisser de la colonisation
de contrées éloignés à celle de pays limitrophes
: les penseurs allemands lus par les nazis montraient que la Russie
ou la Pologne pouvaient faire office d'espaces d'implantations.
Une part non négligeable de la pensée européenne
s'est baignée dans cette eau, la considérant comme un
corps de valeurs qu'il n'était pas nécessaire de remettre
en question. Les Européens ont ainsi toujours su ce qu'il arrivait
aux " races inférieures ". Ce qui
n'est pas nommé directement, sauf à de rares exceptions,
c'est la façon dont cela s'est effectivement produit. Cela fut
au mieux suggéré. " Et lorsque ce
qui avait été commis au coeur des ténèbres
se répéta au coeur de l'Europe, personne ne le reconnut.
Personne ne voulut reconnaître ce que chacun savait ".
Il faut admettre que ce qui émerge ici est un ordre du discours
qui bouleverse les catégories habituelles de l'entendement et
les figures classiques de la culture telle que nous l'a enseignée
l'humanisme en vigueur dans le monde scolaire. Cette culture s'est ainsi
construite par exclusion de l'autre hors de l'humanité. Avec
le temps des conquêtes, est arrivé celui du premier génocide.
A la fois exemplaire et fondatrice la disparition des habitants des
Canaries, les Guanches, réalisée dès 1541, montre
comment la présence des Européens entraîne rapidement
une diminution radicale de la population. Aux Amériques, peu
de temps après, la violence, les maladies, les conditions de
travail inhumaines, le démantèlement des organisations
sociales originelles firent fondre les populations de 90 à 95
%. Cette période nous est encore enseignée comme celle
de la Renaissance et de l'Humanisme. Le livre de Linqvist
nous enjoint de réviser nos découpages périodiques,
ainsi que notre désignation de l'histoire. Avec les " Découvertes
", s'est ouvert le temps du génocide. L'exemple qui suit fait
alors sens pour nous : en 1665, alors qu'à Versailles, Le Nôtre
dessine un parc, et que l'aube de la pensée classique illumine
l'émergence d'une certaine idée de la raison, Colbert
donne ses instructions à l'intendant de la Nouvelle France :
"Les Iroquois, qui sont distingués en diverses
nations et qui sont tous ennemis irréconciliables de la colonie,
ayant, par le massacre de quantités de Français et par
les inhumanités qu'ils exercent contre ceux qui tombent en leur
pouvoir, empesché que le pays ne soit pas peuplé plus
qu'il ne l'est à présent, et par leurs surprises et courses
inopinées tenant toujours le pays en échec, le Roy, pour
y apporter un remède convenable, a résolu de leur apporter
la guerre jusque dans leurs foyers pour les exterminer entièrement,
n'y ayant aucune sûreté en leur parole ; et violant leur
foy aussy souvent qu'ils trouvent les habitants et d'ordonner de recruter
trois à quatre cents soldats qui scavent la manière de
combattre ces peuples de sauvages" (1).
Mais pour Lindqvist, la démarche de compréhension ne s'arrête
pas à une démonstration. Il importait pour comprendre
la signification de la dernière phrase de Kurtz, de venir lui-même
en Afrique, de disparaître en quelque sorte, dans le désert.
C'est de là que le livre est écrit, témoignant
de son rapport au monde. Le lecteur suit tout à la fois le cheminement
argumentatif de l'essai et le récit du voyage, entre In Salah
et Agadès. Et ce voyage-ci n'est pas négligeable. L'auteur
montre une attention aux êtres et aux paysages particulièrement
sensible, qui constitue le contrepoint aux discours de négation
de l'autre que l'écrivain ressasse. La compréhension en
devient parfois particulièrement aiguë, par exemple dans
le regard porté sur la prolétarisation des Touaregs. A
aucun moment, la fascination pour l'horreur ne s'empare de cette écriture.
Elle procède selon le mot de Conrad " comme
une sorte de pélerinage parmi des éléments de cauchemar
". Mais aussi, elle s'intéresse à ce " je " perplexe
qui, à mesure qu'il avance dans son cheminement, rend compte
de ce qui se passe en lui, et ne dissocie pas les manifestations de
sa vie intérieure, notamment les rêves, des résonnances
du monde en lui. La position du sujet qui s'adresse à l'autre
n'est pas masquée. Les lieux géographiques, psychologiques
et scientifiques d'où parle l'essayiste assoient son discours.
On est loin des schémas discursifs habituels, fondés sur
une autorité conférée.
Il fallait aussi une écriture particulière pour rendre
compte de ce mouvement. Le texte est découpé en 169 fragments,
de longueur inégale. C'est là une écriture par
césures, où la construction argumentative ne se drape
pas dans les ornements de la rhétorique. Les fragments tissent
entre eux des fines attaches qui se constituent comme des réseaux
de sens. Ainsi le rapport à l'enfance : celle du narrateur, marquée
par la sévérité parentale (le fouet, choisi par
la mère dans la forêt, administré par le père,
parce que Sven à juré), la description des jeunes captifs
emmenés en bateau, fouettés eux aussi, démunis
et assimilés à des bêtes maltraitées, et
enfermées dans la misère concentrationnaire, les cadavres
jetés à l'eau, puis le bébé de Tam, que
sa mère laisse hurler toute la journée dans l'hôtel,
rappellent au lecteur que les enfants sont les premiers dans l'ordre
de la souffrance. De ce noyau, partent des réseaux : le rapport
à la religion, la cruauté des châtiments, la solitude.
Par là, il revient à l'étude de la personnalité
de Conrad, à son mode de relation aux autres, ses amis notamment.
La relecture proposée des romans de Graham et de Wells, surtout,
rappelle combien le triomphalisme victorien laissant peu de place aux
paroles hérétiques, exigeait une contestation en contrepoint,
prenant les détours de la fiction. Il montre enfin combien la
situation dans laquelle le récit de Marlow mené dans Coeur
des Ténèbres fait sens : c'est entre amis, sur un
bateau isolé de la foule, que le narrateur raconte ce qu'il a
vu en Afrique et qui était Kurz, réellement. A aucun moment
ce narrateur ne cède lui non plus à "
la fascination de l'abominable ". Ainsi se dénoue, pour
lui comme pour Conrad le noeud confus qui accouple le meurtre systématique
à l'alibi de la civilisation. Exterminez toutes ces brutes
peut être considéré comme un livre de repères
pour l'étude des littératures post coloniales, au même
titre que ceux de Taguieff (2) et de Todorov (3). Non qu'il soit un
essai bardé de notes : c'est plutôt un de ces ouvrages
qui par ses haltes inquiètes et sans repos entraîne son
lecteur vers des questionnements toujours plus radicaux. Il paraît
important d'articuler ces interrogations aux travaux en cours dans les
sciences humaines, ouverts par cette archéologie du savoir qu'a
initiée Foucauld, ou bien par la continuation des travaux d'Arendt
sur l'impérialisme. Cette démarche nous conduirait à
revoir de près notre propre histoire coloniale.
Notes
1 Jean Meyer, Jean Tarrade, Annie Rey-Goldzeiguer, Histoire de la
France coloniale. 1. La Conquête,Paris, Arman Colin, 1991
p.58
2 Pierre - André Taguieff, La Force du préjugé.
Essai sur le racisme et ses doubles, Paris, éditions La Découverte,
1987
3 Tzvetan Todorov, Nous et les autres. La réflexion française
sur la diversité humaine, Paris, Seuil, 1989
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