www.ychemla.net

 

Ecrire

Etudes haïtiennes

   

Titre de l'article

 

date et lieu de parution

 
  La Parole prisonnière

Dictionnaire des Oeuvres des littératures de langue française (Couty et Beaumarchais), Paris, Bordas, 1994

 

 
 

Roman de l'écrivain haïtien Jean Metellus (né en 1937), publié en 1986 (Gallimard, Paris).

Après Une Eau forte (Gallimard, 1983) qui marquait une première prise de distance à l'égard des clichés du roman haïtien, Metellus s'attache dans La Parole prisonnière à l'étude de certains troubles du langage.

L'action du roman se déroule à Metz. Sur les conseils de son ami Didier Roth, sociologue réputé, Ernest Barthélémy, ingénieur, conduit son fils Brice, bègue comme lui et la plupart des hommes de sa famille chez une orthophoniste, Patricia Wigéric. Jusque là, Brice a vécu dans un relatif isolement, dans la superbe villa de ses parents, à jouer avec son poney, Silence, à improviser au violon, avant de commencer à prendre des leçons. Il devient l'ami du fils de Didier, Alain. Sa mère, Eve, qui mène des recherches sur George Sand, semble détachée des charges domestiques, laissant à Ernest le soin de s'en occuper. Grâce à son talent, Patricia parvient peu à peu à effacer le bégaiement de Brice, mais aussi d'Ernest, dont elle devient la maîtresse. Si Didier cherche dans les livres une explication de type sociologique de l'origine du bégaiement, Patricia en vient à s'intéresser à la famille Barthélémy. Les progrès de Brice, tant pour le violon que pour l'élocution, sont spectaculaires. Ernest a aménagé une double vie, qu'Eve accepte de plus en plus difficilement. Patricia, en revanche, semble heureuse, elle attend un enfant d'Ernest. Mais une lettre anonyme lui apprend qu'elle est la fille d'Edouard, l'oncle d'Ernest. Après la réussite de Brice au concours d'entrée au conservatoire, elle est prise d'un malaise et avorte. Ernest, soudain pris d'une volubilité surprenante se révolte contre son destin. Mais il se prostre ensuite dans le silence. Sa liaison avec Patricia, qui s'expatrie au Quebec, s'achève. Eve et Ernest se rapprochent, sans qu'Ernest ne retrouve vraiment l'usage de la parole. Brice choisira dans son existence le laconisme et confiera au violon l'expression de ses émotions.

Se déroulant entre le moment où Brice a 6 ans et son entrée dans un avenir probable après sa réussite musicale, racontée au futur, la narration n'offre que de très rares références temporelles, alors que les descriptions des lieux et les portraits des personnages marquent un souci de réalisme constant. Le lecteur est donc privé de repères temporels -absolus et relatifs-, et suit le déroulement du temps au gré de la circulation des personnages, de leurs réflexions ainsi que de certains événements ponctuels qui valent surtout par les rencontres des personnages et ce qu'ils en disent ou pensent. Ainsi émerge une des caractéristiques essentielles du roman qui bâtit une temporalité affective et non formelle. En effet, si l'enjeu d'un certain nombre de personnages est de parvenir à libérer "la parole prisonnière", ce n'est bien entendu que lorsque celle-ci est en action, inscrite dans le rapport aux autres, dans leur extrème attention. C'est le portrait et la description qui prennent en charge cette fonction. Les adultes, notamment, dans cet espace lorrain feutré qui signifie sans cesse tout en essayant d'en dire le moins possible, se préoccupent de leur image, et le narrateur accentue cet aspect par des portraits précis, et une description attentive des vêtements qu'ils portent. C'est aussi tout naturellement que la parole elle-même est décrite. Les différentes attitudes langagières, le silence, le laconisme, l'assurance, la volubilité et la véhémence, sont évoquées, à travers divers moments ou divers personnages. Métellus parvient à prendre comme objet de discours la parole. Dans le même mouvement, il atteint les limites de la description, en s'attachant, par exemple, aux sons que Brice parvient à émettre avec son violon et qui imitent les bruits de la nature, auxquels il est particulièrement attentif. Le violon devient alors une possible métaphore de l'écriture réaliste, qui se détourne du monde pour mieux l'imiter, dénonçant en même temps le caractère littéraire de l'ouvrage. En revanche, lorsque le narrateur ou un personnage rend compte du bégaiement ou de l'aphasie qui atteint Bettina, la tante d'Ernest, c'est le discours médical qui prend en charge à plusieurs reprises ces troubles linguistiques, et dans ce cas, une autre limite de la littérature est atteinte. Seule cette ouverture de l'espace littéraire marqué comme réaliste par la description permet une telle exploration, et l'on ne peut dans ce constat que se souvenir de la triple vocation de Métellus, à la fois écrivain, linguiste et neurologue. Il nous montre par là qu'aucun discours rassurant ne saurait être tenu sur le langage : ce point de vue est renforcé par les rêves de Gladys, l'épouse de Didier. Ils ouvrent encore l'espace littéraire à la dimension du symbolique, analysée par son mari, au discours précis, abondant et assuré, qui en vient à bâtir une théorie universelle du bégaiement dont il s'aperçoit qu'il est lui-même redevable. C'est peut-être aussi la raison pour laquelle on ne peut pas ne pas songer aux origines haïtiennes de Métellus. Celle-ci sont implicitement évoquée dans les descriptions, dans l'insistance sur certains thèmes (la géméllité, la symbolique du serpent, dans le rêve). S'il est patent que l'histoire bégaie, en Haïti, il est clair également que les troubles du langage sont souvent au centre même de sa littérature, écartelée entre le dire et le ne-pas-dire, le vouloir-faire-comprendre et l'impossibilité de parler (Compère Général Soleil).

 

 

 

  Mise à jour le : 24/01/09