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Notes sur Le Vaudou Haïtien d'Alfred Métraux Première
parution : Gallimard, coll. "L'Espèce humaine", Paris, 1958.,
Repris dans la coll. "Bibliothèque des Sciences humaines", Paris
1968.Disponible dans la collection "Tel".
Le livre de Métraux est un des premiers ouvrages non haïtien
traitant du vaudou comme d'un phénomène culturel. Jusque
là, il n'y avait guère eu que le livre d'Herskovits, Life
in a Haitian valley (1937), souvent cité par l'auteur, pour
considérer le vaudou autrement que comme, une aberration ou l'empreinte
de la barbarie. En six chapitres, Métraux offre à son
lecteur une véritable somme qui place, pour le regard occidental,
le vaudou au rang de pratique religieuse cohérente : après
une rapide histoire, il en décrit les cadres sociaux, cultuels
et rituels avant d'aborder la question de la magie et des rapports avec
le christianisme. Mais qu'on ne se méprenne pas sur le mot somme
: loin d'être un ouvrage destiné aux seuls spécialistes,
ce livre est ouvert à tous. Rempli de détails scrupuleux,
d'analyses précieuses et de commentaires sensiblement avisés,
il sait aussi suciter une présence nombreuse : celle des houngan
et des mambo avec lesquelles l'ethnographe a mené ses recherches,
et en tout premier lieu Lorgina Delorge et Odette Menesson-Rigaud. Certes,
l'objectif du livre est de montrer que le vaudou assure avant tout une
fonction sociale, celle de déterminer "un élément
de cohésion dans la structure assez lâche de la paysannerie",
fonction dont les prêtres sont les garants. Métraux nous
décrit souvent ces derniers racontant des mythes, commentant
des proverbes, analysant les parties du rituel, dansant, chantant, marchant,
et aussi souffrant.
Cependant cette souffrance est avant tout celle du peuple haïtien
lui-même, et notamment des paysans de la vallée de Marbial,
que Métraux a bien connus et qu'il met en scène à
chaque fois qu'il s'agit d'appuyer un argument, d'évoquer une
situation ou un rite familial, en nommant ces paysans. C'est en grande
partie avec eux que l'auteur inscrit le vaudou dans le contexte d'un
sentiment religieux particulièrement intense. Malgré l'effroyable
misère, malgré l'empreinte de l'infamie et de la Traite,
malgré le poids économique que le culte des loa fait peser
sur des ressources déjà si maigres, l'auteur montre aussi
comment la crise de possession ouvre la voie à la transfiguration
bouleversante de ceux qu'il décrit comme des "acteurs sacrés".
Comme des motifs récurrents, reviennent dans le livre les descriptions
des possessions dont il évoque avec minutie mais également
une très grande affection, presque de la tendresse, les différentes
moments, s'attardant bien entendu sur les manifestations des loa. Car
de l'espace du vaudou, c'est cette troisième présence
que nous dévoile Métraux : sous sa plume, les loa se manifestent,
parlent, chantent, dansent, témoignent de leurs histoires et
de leurs mythes, participent comme les guédé (pour lesquels
l'auteur éprouve une particulière affection) d'une inversion
carnavalesque productrice de sens. Ici encore, l'érudition et
la modération cèdent la place à un sentiment de
grande familiarité : on ne sait trop s'il rapproche les esprits
de ses lecteurs ou bien si c'est eux qui ont sans vraiment s'en rendre
compte, accompli le voyage dont il est le guide.
L'extrême attention à la parole de l'autre n'empêche
pas l'auteur de conserver aussi une distance critique, marquée
par l'ironie, le souci de ne pas s'en laisser compter, la reconnaissance
aussi des arguments opposés. Les entretiens, les récits,
les anecdotes rapportées au sujet de la campagne dite "anti-superstitieuse"
des années 1941-1942 montrent avec une force assez poignante
d'une part la tristesse qui s'est emparée des paysans de Marbial
depuis la disparition du vaudou dans la vallée, d'autre part
aussi le rôle en partie positif joué par certaines communautés
religieuses chrétiennes.
On a fait remarquer plus tard que les informations dont disposait Métraux
étaient lacunaires, que la description des cultes familiaux était
limitée et la connaissance des cadres sociaux (notamment la question
de la transmission) insuffisante. C'est peut-être le cas. Mais
en se pliant à cette règle énoncée au début
de sa carrière et qui prescrit que "tout
son art se réduit à une perpétuelle adaptation
aux hommes et aux circonstances", Métraux fait partager
à ses lecteurs un émerveillement
et une interrogation capitale sur la place de la possession dans la
modernité, sentiment et question dont sauront se souvenir des
chercheurs plus récents comme Karen Mac-Carthy Brown ou Drexel
Woodson.
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