|
roman de l'écrivain suisse Yves Vélan (né en 1925),
publié à Paris (Seuil, 1959).
Salué à sa sortie par Barthes et Merleau-Ponty, Je
a placé d'emblée Yves Vélan parmi les premiers
écrivains suisses de sa génération. Politiquement
engagé -il fut membre du Parti suisse du Travail puis de la Nouvelle
Gauche -, Vélan s'interroge avec constance sur les aspects totalitaires
des sociétés occidentales et sur la nécessité
des contre-pouvoirs.
Eté 1956. Le pasteur d'une paroisse de Nyon, Jean-Luc Friedrich
fouille et décrit sans cesse son existence quotidienne. Convaincu
d'être atteint par la disgrâce, d'être coupable, il
ne parvient que difficilement à toucher les autres par sa parole.
Il a pourtant l'amitié d'un ami communiste, Victor, à
qui il rend souvent visite, à Lausanne ; il réussit à
convertir un de ses paroissiens, Jaunin, atteint d'un cancer. Toujours
inquiet de ce qu'on dit de lui, il surprend, alors qu'il se rend à
Lausanne et qu'il se dissimule derriére son journal, une conversation
entre des ouvriers : on le soupçonne de fréquenter des
prostituées. Il se fait reconnaitre, et l'homme qui l'accuse,
Morier, se confond en excuses. Quelques temps plus tard, alors que Jean-Luc
se débat dans ce qu'il nomme le "péché
solitaire", et se meurtrit pour se punir et en éloigner
le désir, Morier lui propose de participer à une réunion
du Parti du Travail, pour un débat contradictoire. Jean-Luc s'y
rend, et propose, au cours du débat de parvenir à faire
"cohabiter les croyances". Il accepte l'organisation
réguliére de réunions, proposant même la
participation de Dovat, l'autre pasteur de Nyon. Or pour celui-ci, on
ne discute pas avec les "rouges". Jean-Luc
est donc contraint de revenir en arriére, tout en manifestant
publiquement son amitié à Morier. Il part à la
fin de l'automne pour son cours de répétition militaire.
Il y est à nouveau confronté à des prolétaires
vis à vis desquels il se sent éloigné. Il tente,
là aussi, d'exercer son ministére, en manifestant son
pacifisme. Il rend service à une recrue, Balmer, sans doute souteneur
dans le civil, qui le remercie en lui donnant l'adresse de Germaine,
une prostituée de Lausanne. C'est au camp, enfin, qu'il apprend
la mort de Jaunin. De retour à Nyon, il rend rapidement visite
à Germaine, connaissant une femme pour la premiére fois.
Il apprend par Victor que tous les fonctionnaires fédéraux
communistes ont été congédiés. Il s'insurge
contre le fichage des citoyens pendant un culte. Il est cependant désavoué
en conseil de paroisse : Bovet, un notable de Nyon et indicateur de
police dénonce publiquement sa fréquentation des prostituées.
Jean-Luc s'enfuit à Lausanne. Pensant être chassé
de l'Eglise, il est en fait reconnu comme une "maniére
d'élu". On l'envoie trois mois en congé. Il devra
se marier (il songe à Marie Jaunin) avant de retrouver son ministére,
au printemps. Il décide alors de se fortifier dans sa voie, celle
de la dénonciation de la bonne conscience des bien-pensants.
Annoncé dés son titre comme le roman de la subjectivité,
Je se présente comme la longue séquence d'un monologue
intérieur qui incorpore des discours rapportés, des pensées,
des textes écrits pour des destinataires précis. Loin
cependant d'avoir pour fonction de fonder un sujet, en ancrant celui-ci
dans un moi fixe, référence stable auquel le sujet de
l'énonciation confronterait et mesurerait les choses du monde
et les discours des autres, ce je adopte dés l'abord l'attitude
d'un témoin débordé et anxieux, confronté
à une ville qu'il ne peut décrire que de l'extérieur,
sans avoir la force - ou la volonté - de valider ses propositions
: "Je ne m'appartiens que quand je suis hors du
monde", surenchérit-il. Peu à peu, ce discours
est traversé de doutes, de remises en questions, de retours sur
ce qui est pensé, dit ou écrit, par une "sous-pensée
qui se meut sans le savoir", qui s'empare du texte, et finit
par se détacher des régles de la syntaxe : c'est l'embarras
de ce je qui, comme le montre Barthes, devient le sujet du roman.
A la fois témoin du monde et lui-même, mais aussi acteur,
et confrontant incessamment ces différentes expériences,
le pasteur est engagé dans un mouvement de commentaires : cette
dialectique mise, comme on l'a souvent souligné, au service de
la conviction fondamentale de la culpabilité et de la nécessité
du rachât, pose sans arrêt la question des rapports entre
la littérature et l'authenticité.
En s'interrogeant sur la collusion objective entre l'ordre établi
et le pastorat, le roman prend de fait délibérément
parti, sans toutefois s'enfermer dans une description des rapports sociaux
au réalisme naïf. Et pourtant, il fait courir à la
littérature son risque majeur, au moment où elle se détourne
d'elle-même et se dénonce : un rapport de police, qualifié
en note "d'authentique" y est même
inséré. Comme le note Barthes, c'est donc la description
de la lutte des classes en Suisse qui forme "la
structure de l'oeuvre (...), sa justification, son mouvement éthique
le plus profond." Mais si le je peut, en se déprenant
de la bonne conscience, évoquer le drame des autres, il sait
également qu'il ne peut parler que pour lui seul. Il lui faut,
afin de dépasser ce constat qui enclanche "l'affolement
de l'être", parvenir à être reconnu. Sa parole
devra surgir pure, débarassée momentannément de
ses doutes, et sera confrontée à ceux qui ne veulent pas
l'entendre : la description de la Suisse comme une puissance policiére
et totalitaire - Vélan prolongera cette description en 1977 dans
Soft Goulag (Seuil) - "au dessus de tous
soupçon" comme la qualifie Ziegler permettra cette reconnaissance,
mais aussi son exclusion, et lui révélera - à la
fin du livre - son désir de "chaleur humaine",
celle des exclus. Or, le texte du sermon ne parvient pas au lecteur,
privé de la tentation d'un discours positif. Pourtant, considéré
comme un élu par l'autorité dont il dépend - alors
qu'il n'a cessé de se considérer comme disgrâcié
sous le regard d'un Il divin -, Jean-Luc se conçoit lui-même
comme un Autre, aprés la crise : il parle un court instant de
lui à la troisiéme personne En serrant ainsi au plus prés
"le langage d'une subjectivité éperdue"
(Barthes), ouvert avec rigueur aux contrepoints continuels et parfois
subtils, telle la notation des changements saisonniers, Vélan
donne une voix admirable à une jubilation étranglée
par l'anxiété.
(Voir : Roland Barthes, "Ouvriers et Pasteurs",
Essais Critiques, Paris, Seuil, coll. Tel Quel, 1964 )
|
|