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Que
savez-vous de la guerre, vous qui êtes si bien dans vos tours
d'ivoire, et qu'avez-vous fait pour nous qui tous les jours enterrions
nos morts et qui veillions au grain toutes les nuits, convaincus que
personne ne viendrait compatir à notre douleur ? Rien. Vous n'avez
absolument rien fait.
Yasmina Khadra, A ceux qui crachent dans nos larmes
L'œuvre de Yasmina Khadra respire d'un amour immense pour l'Algérie,
et l'on ne saurait considérer cette passion autrement que comme
le point de départ de sa double vie d'officier et d'écrivain.
La première semble close, la seconde est toujours là,
périlleuse, sortant peu à peu de ce trou d'ombre où
elle s'est blottie des années durant. Il me semble que c'est
aussi par là que se manifeste un des traits essentiels de ceux
que l'on a coutume d'appeler « les écrivains du Sud ».
Car écrire depuis des lieux contraints ne se donne pas pour une
évidence légitime. C'est d'abord une réaction,
une charge contre la torpeur et bien souvent l'ignominie qui recouvre
l'horizon, qui éteint les regards et donne à toute chose
le goût de l'amertume. L'écriture n'est pas sans objet
: elle vise à vouloir dire, et, alors qu'en France, et dans la
plupart des États dits de droit, cette dimension-ci lui était
contestée, et que la littérature se défaisait,
dans une critique qui la rongeait de l'intérieur, promettant
à ses lecteurs une résurrection inouïe - la fin d'une
certaine littérature, la déconstruction de la posture
de l' « auteur »-, ailleurs, des écrivains tentaient
justement de devenir auteurs. Yasmina Khadra participe de ce mouvement,
que la critique et les essayistes ont observé de loin, comme
on regarde de biais dans un zoo les animaux encagés, même
si parfois on en ressent de la stupeur.
Mais le chemin a été long, et on a beaucoup disserté
sur la question de l'hétéronymie chez Khadra. On a ainsi
travaillé sur l'expression de la féminité et sur
cette écriture si particulière. On s'est ensuite penché
sur le genre, le « polar », reprenant par là l'expression
argotique par laquelle certains désignent cette thématique,
et l'achèvent dans le cadre restreint de la littérature
dite populaire. Enfin, une fois le personnage révélé,
avec un nom, un vrai cette fois, on l'a interrogé sur le rôle
de l'institution à laquelle il s'est identifié - à
laquelle il s'identifie encore- et on a tenté de lui faire avouer
le pire. On voit, par là, combien on s'est trompé et combien
on a souvent confondu la proie et l'ombre, si on considère que
l'auteur est précisément cette part de l'ombre et non
pas une proie.
Il y a un parti pris pour les jeux subtils que la littérature
seule rend possible, et cela lors de la première apparition du
commissaire Llob, dans Le Dingue au bistouri1,
dès les premières pages :
Vous devez me trouver un tantinet terre à
terre, mais c'est comme ça. Bien sûr, j'aimerais adopter
un langage aéré, intelligent, pédantesque par endroits,
commenter un ouvrage, essayer de déceler la force de Rachid Mimouni,
m'abreuver dans un Moulessehoul ou encore tenter de saisir cette chose
tactile qui fait le charme de Nabil Farès, seulement il y a tout
un monde entre ce qu'on voudrait faire et ce qu'on est obligé
de faire. La culture, par les temps qui courent, fait figure de sottise.
(14)
D'emblée, le personnage se situe dans une double posture, celle
du fonctionnaire de police et celle de l'écrivain en puissance.
Il évoque trois écrivains en leur conférant une
dimension iconique, et par là même joue subtilement avec
la signature de l'auteur, on l'aura compris. Comme si le lecteur avait
sous les yeux le journal littéraire d'un écrivain en devenir,
comme si d'emblée, le jeu de glace était posé :
deux miroirs se faisant face, mais imparfaitement, et renvoyant dans
la courbure de l'infini ce projet au centre du foyer : la revendication
de la posture de l'auteur. Llob signera Morituri du pseudonyme
de Yasmina Khadra qui révèlera lui-même dans L'Ecrivain
son matricule-totem.
Cadet Moulessehoul Mohammed, matricule 129, à
vos ordres monsieur l'officier. (49)
Il n'est pas sans effet dans ce montage que le nom soit révélé
dans une scène qui est celle de la première apparition
du père, dans « les entrailles fétides
» (L'Ecrivain, 126) d'El Mechouar. L'auteur se révèle
au lecteur sous la forme du double-blanc, en quelque sorte
: un projet virtuel, un devenir incessant, le rêve d'un officier
de police intègre et désormais disparu. Une autofiction
au carré, à la fois point de départ, point d'ancrage,
et somme nulle. Qu'on ne se méprenne pas : c'est à une
partie de dominos que nous invite l'écrivain. Le jeu de mémoire
et de stratégie consiste à évaluer les chances
de l'autre, adversaire et semblable pas toujours fraternel, tout de
même, à poser un domino, selon les dominos qui ont déjà
été posés et ceux que l'on détient encore.
Qui pioche le plus et ne parvient pas à poser, perd. Celui qui
a le plus de points à l'issue de la partie est défait...
Il y a vingt-huit pièces, autant que de jours dans un mois lunaire,
et autrefois, ces pièces étaient gravées dans l'os.
L'ivoire est réservée aux riches. Les dominos rapprochent
dangereusement les joueurs de la mort.
Et Yasmina Khadra pose ses pièces. Dans Le
Dingue au bistouri, il évoque un Alger gangrené
par l'incompétence et la désinvolture. Au dessus de la
ville, plane une menace prête à dégorger : «
De gros nuages sombres se coagulent dans le ciel
» (DAB, 29). Sur la surface de la ville, d'un côté,
un monde de néon, Riad : « Des familles
entières hantant les boutiques rutilantes scintillantes de mirage.
Des bouseux intimidés par les lumières agressives, le
parterre étincelant et la démarche altière des
nouveaux nababs » (DAB, 49). Au centre, dans les toilettes
pour dames, une femme morte : « Elle est
nue au-dessus de la ceinture et elle a le ventre ouvert d'un bout à
l'autre. » (DAB, 54). Et le constat désabusé
de Llob, véritable obscénité politique : «
Il y a des jours où je me dis, honnêtement,
que les trente années d'indépendance nous ont fait plus
de tort que les cent trente-deux années de joug et d'obscurantisme
» (DAB, 51). Si Brahim Llob respecte des icônes littéraires,
il est un iconoclaste en ce qui concerne la politique. Le point aveugle
de la réflexion et du désespoir est atteint d'emblée.
Tous les autres romans vont alors creuser le sillon. Entre Double
blanc et Morituri s'affirme peu à peu la construction
du complot contre la société algérienne, un complot
qui a pour objectif la gestion délibérée et violente
de la crise sociale, en vue de la naissance d'une nouvelle Algérie,
dévouée à ses chefs. Et le constat désabusé
de Llob se précise, lui aussi : dans ce «
pays chéri, tout le monde se démerde pour bâtir
un palais pour ses rejetons et personne ne consent à leur élever
une patrie » (Morituri, 105). La description des
palais se détache de celle des taudis, alors que l'horreur parvient
sans peine à son paroxysme, et que le droit lui-même est
en danger. D'abord en danger de faillir, puisqu'il arrive à Llob
lui-même de se faire l'exécuteur. Il y a urgence à
ce que dans le texte une justice radicale tente de se poser : si le
commissaire laisse dans Double blanc le soin à Kaak de
se suicider, c'est lui qui abat froidement l'ogre Ghoul de Morituri.
On se souvent des derniers mots prononcés par Oreste dans l'Electre
de Sophocle, alors qu'il emmène Egisthe vers son destin : «
De quiconque se croit au-dessus des lois, il faudrait
faire justice par la mort immédiate. On ne verrait pas tant de
scélérats. » Nul n'est donc innocent dans
le spectre social algérien : le texte emporte tous les acteurs
dans l'opprobre, dans une langue jubilatoire et déliée,
où l'ironie et la dérision parviennent à désigner
la corruption et les prébendes, le terrorisme et l'inculture.
Un personnage de Double blanc, et pas le moins falot, cependant,
ni le moins corrompu, l'avait prédit : « Ben
était un idéaliste. Il s'accordait à dire qu'il
n'y a pas pire apocalypse qu'une culture sinistrée. »
(159). Le domino n'est peut-être qu'une pièce retournée
et dont plus personne n'ose vouloir connaître la valeur...
Les pièces s'ajoutent progressivement, jusqu'à la fin
provisoire de la partie : L'Automne des chimères voit
les protagonistes disparaître : Da Achour, Llob lui-même,
déchu, humilié, abattu, la poitrine déchirée,
comme si l'organe de la générosité devait cesser
de battre. Le maillon qui perturbe la chaîne de l'infamie sociale
saute. Exit la Yasmina Khadra qui adoptait le point de vue des défenseurs
de la justice, cette justice défaite et corrompue. Exit aussi
la technique et la langue du roman d'investigation policière,
dont l'impuissance s'est elle-même dénoncée. Il
faut décaler le point de vue, aborder l'autre rivage. Tout livre
est de toutes les façons considéré par les autorités
comme une « substance fécale
» (AC, 30). L'auteur se penche alors de l'autre côté,
celui de la détresse et de la misère, celui de la représentation
du monde depuis le point de vue des criminels. En ne répondant
pas aux attentes des générations nouvelles, le «
système » voue délibérément
les acteurs de la société algérienne à un
glissement certain dans la terreur2.
Il faut de ce constat construire une œuvre.
C'est un retournement capital : regarder le monde depuis l'égout.
La littérature change alors complètement d'objet. Il ne
s'agit plus tant d'une herméneutique des logiques criminelles
que de la rationalité insoutenable de leur montage. Le roman
se déplie pour tenter d'en élucider les déroulements.
Dans Les Agneaux du seigneur, la polyphonie à l'œuvre
tente de prendre en charge les multiples points de vue de la disharmonie
généralisée puis de la cacophonie à l'œuvre.
Multiplicité des points de vue, et pourtant si petit endroit
que Ghalimat ! Un concentré de rancœur et de haine que les
narrateurs parviennent à durcir dans la déraison. Et derrière,
toujours, un personnage qui manipule les marionnettes, tire les fils,
un personnage encore l'objet d'une fascination macabre de la part des
lecteurs, Zane, le nain. On se souvient alors des derniers mots tracés
par Llob, dans L'Automne des chimères, comme si la perspective
littéraire qu'il avait tracée s'accomplissait désormais.
La phrase est souvent citée : « L'Histoire
retiendra de la tragédie algérienne la dérive d'un
peuple qui a la manie de toujours se gourer de gourou, et l'opportunité
d'une bande de singes qui, à défaut d'arbre généalogique,
a pris le pli de s'improviser des arbres à pain et des gibets
dans un pays qui aura excellé dans son statut d'Etat second.
» (AC, 192).
Histoire, tragédie, dérive, sont désormais les
mots qui conduisent la narration. A quoi rêvent les loups
conduit alors le lecteur en enfer. La pièce du domino qui permet
la construction du graphe était posée dans Morituri
: « Il est là, tapi dans un coin,
livide et frileux. Un adolescent à peine plus haut qu'un fusil.
Visiblement dépassé par la tournure des choses. Son regard
d'oiseau piégé se débat dans tous les sens sans
effleurer le mien. (...) Il a été recruté au lendemain
d'une rafle dans la cité, il y a cinq mois. Il revenait du bain.
» (Morituri, 100-101)
A quoi rêvent les loups est un roman de formation, si l'on
s'intéresse encore à la typification générique
: comment un jeune homme croyant devenir acteur de cinéma se
retrouve agi par et dans la tragédie algérienne, et connaît
une traversée de la société, de Bab El-Oued aux
somptueuses résidences des maîtres de l'Algérie,
des faubourgs immondes d'El-Harrach aux villages retranchés des
maquisards et à l'Ouarsenis. C'est un sinistre tableau de cette
société décomposée que brosse le roman.
Société décomposée ? Sans doute pas, d'après
la réflexion du poète relayée par Nafa Walid :
« Sid Ali, le chantre de la Casbah, me disait
que l'Algérie était le plus grand archipel du monde constitué
de vingt-huit millions d'îles et de quelques poussières.
Il avait omis d'ajouter que des océans de malentendus qui nous
séparaient les uns des autres étaient, eux aussi, les
plus obscurs et les plus vastes de la planète »
(AQRL, 35). L'Algérie, et le sentiment en est récurrent
dans les romans de Khadra, semble n'avoir pu réaliser cette sociogenèse
si ténue, si fragile et semble-t-il si nécessaire mais
également si rare dans la plupart des Etats issus des guerres
de la décolonisation. Il y a des palais, des bidonvilles, mais
toujours pas de patrie. Qu'ont fait les pères, justement pendant
tout ce temps ? Il faudra revenir sur cette question et interroger ces
pères et ces mères, qui semblent si défaillants.
Il est pour l'instant essentiel d'analyser comment la littérature
est encore objet d'une conquête pour Yasmina Khadra.
Dans A quoi rêvent les loups, il se produit de singuliers
décrochages : la narration est tantôt assurée par
le personnage de Nafa Walid, à la première personne, comme
un « je » qui tente peu à peu de revêtir le
kamis de l'émir qu'il devient pour un bref laps de temps, tantôt
par un narrateur omniscient. Ce n'est qu'à partir de la destruction
du village de Kassem que la narration est définitivement assumée
par Nafa : il est pour l'éternité devenu un loup, conscient
de sa barbarie. La narration ne peut plus échapper à cette
pensée : il n'est plus rien d'extérieur à elle,
et plus personne ne peut alors raconter la descente dans l'horreur.
Exit une fois encore Yasmina Khadra : comment se revendiquer comme l'origine
de cette parole des loups ? Comment refonder une origine vraiment romanesque
à la littérature de la tragédie, sans que jamais
le soupçon de la complaisance ne puisse l'atteindre ? Il faut
alors entrer en littérature, faire le pari du roman, un roman
détaché de l'immédiat et de la représentation
de ce que l'on a sous les yeux, quotidiennement, et dont on ne peut
ni se détourner, ni s'emparer dans la posture du regard détaché
et quelque peu cynique. Mais alors, il faut nommer l'essence de ce point
de vue, le refonder en tant qu'être. D'où parle Yasmina
Khadra ? Il apparaît alors que ce pouvoir de ne pas affecter le
détachement par rapport à cette horreur est avant tout
un devoir. Dans le silence condescendant, fasciné par cette horreur
même, depuis l'autre rive de la Méditerranée, en
France, la tragédie se déroule dans une indifférence
seulement troublée par l'annonce émue - seulement émue
- de l'étendue des massacres, et dans l'incompréhension
assez générale, qui se défausse dans les accusations.
L'Algérie est coupée du monde, et trop peu nombreux, dans
ces années-là, furent ceux qui accueillirent en France,
sous leur toit, les amis en danger3. Certes,
ce n'est que plus tard et dans les polémiques incertaines qui
se déclencheront à la parution de L'Ecrivain que
Yasmina Khadra fera entendre sa voix. Dans un premier temps, il se penche
sur ce qu'il est lui, et comment il l'est devenu : un militaire de carrière,
et un écrivain, avant de devenir un auteur. Il construit cet
être de paroles et de lettres : de « ce
qu'il est », il parvient non sans peine à «
qui il est ».
Les textes qui racontent l'enfance et le lent dévoilement à
soi de la rencontre avec les mots, avec les phrases, avec le texte,
témoignent d'une expérience à la fois commune et
particulièrement intime. Ils ont été fréquents
ces dernières années, et l'on peut en évoquer plusieurs
qui ont touché leurs lecteurs4.
Car l'expérience a ceci de troublant : tous la partagent, mais
elle ne prend pour chacun qu'un ensemble de significations particulières,
et difficilement transmissibles. Pour Mohammed Moulessehoul, l'expérience
révèle aussi la part féminine de son être
: « Comme une fillette abasourdie par son
premier saignement, je découvrais mon véritable métabolisme.
» (E, 101). Les critiques qui lui reprocheront à cette
époque son pseudonyme féminin n'ont sans doute que survolé
cette œuvre. Il faut relire ces pages de l'écrivain - qui
se sait désormais tel, puisqu'il a déjà fait disparaître
des avatars de son nom, qu'il est passé du « je »
au « il », puis de ce « il » au « je »
du personnage auquel il n'est plus identifié que par la technique
de l'écriture, avant de se raconter lui-même comme un autre,
dans le décentrement le plus exclusif - par lesquelles remontent
à la surface les moments d'une formation à la rudesse
affichée, mais surtout les temps de lectures, et le lent combat
contre soi-même, contre les mots qui échappent et qui ne
sont pas ordonnés pour parvenir à leur lecteur, avec tout
l'éclat qu'une telle prétention se doit de se marquer.
La sidération initiale est là : « J'étais
fasciné par les mots... ces assemblages de caractères
morts qui, pris entre une majuscule et un point, ressuscitaient d'un
coup, devenaient phrases, devenaient foules, devenaient force et esprit.
»(E, 101). La morale de la forme est au bout de cette construction
: « Un écrivain n'intimide pas ;
il impressionne. Il ne s'impose pas ; il séduit ou convainc.
Sa grandeur, c'est sa générosité et son humilité,
pas sa complexité. » (241). Dans une langue moderne,
efficace et ne reculant devant aucune de ses ressources, l'écrivain
sort victorieux de ce combat à l'issue incertaine, combat contre
l'Ange, n'en doutons pas, que seul le livre en train de s'écrire
lui permet de retrouver, dans la liberté que confère l'écriture
: il renoue avec la morale des auteurs les plus classiques, et s'approprie
leur vocabulaire. Il y avait longtemps que la question de la grandeur
n'était plus posée dans la littérature.
Deux traits de celle-ci retiennent l'attention. Le premier est celui
de résoudre l'inacceptable en se forgeant un destin : certes,
il faut se soumettre à la servitude militaire, mais sans s'abaisser
par cette soumission même, ce qui revient à toujours conserver
un espace vivace de révolte. « Croire
en quelque chose, c'est d'abord et surtout ne jamais y renoncer
» (128), « J'ai toujours refusé
la violence. C'est une voie insensée, la voie des perditions.
En revanche, j'opposai un farouche rejet à toutes les formes
d'oppression. J'étais devenu un rebelle, un rebelle éclairé
» (169). Il n'en deviendra pas moins commandant d'une unité
en lutte contre les massacreurs.
Le second est la reconnaissance que le mal lui-même n'est pas
dénué de cette passion, et ce constat court en filigrane
dans tout le récit, qu'il affecte certains de ses compagnons
de chambrée, comme Saïd Mekhloufi, ou bien l'attitude de
son propre père. C'est sans doute par là aussi, qu'il
faut faire retour sur les romans précédents.
La revendication de cette grandeur permet de forger une vision du monde
à la fois cohérente et distinguée, et donne sens
à certains textes présents dans les romans précédents.
Ainsi, l'entretien avec le voyageur américain, dans le train,
éclaire ces discours : « La noblesse
n'a rien à voir avec les classes ou les castes (...). Elle est
inhérente à l'être humain, monsieur. L'homme naît
noble ; c'est après, en dévoyant, qu'il devient roturier.
La noblesse est dans le regard que l'on porte sur les autres. La trivialité
aussi. Etre brave, honnête ou correct, c'est être noble.
Etre mauvais, tricheur ou paresseux, c'est être roturier. »
(198). L'essentiel tient au regard, c'est-à-dire à la
posture adoptée par l'auteur. On se souvient de la répartition
des hommes en deux races, telle qu'elle est professée par Da
Achour, au seuil de sa disparition. Au delà de cette répartition
fondée d'abord sur l'éthique, il y avait aussi l'expression
de cette grandeur qui pousse à ne jamais renoncer, et à
ne pas pardonner à ceux qui délibérément
ont choisi la voie de la monstruosité et de la lycanthropie :
"Les races, ce ne sont pas les Blancs, les
Noirs, les Rouges, les Jaunes. Les hommes ne savent pas apprécier
les talents de la nature. Ils font des diversités des partis
pris ; ils appellent ça ségrégation. Les races,
ce ne sont pas les Arabes, les Juifs, les Slaves, les Tutsis. Les hommes
ne savent pas consulter le Temps. Ils se contentent d'embrigader les
ethnies. En hiérarchisant l'humanité, ils espèrent
racheter leur insignifiance, prendre leur revanche sur leur propre vulgarité...
Les races, les vraies, il n'y en a que deux : la race des Braves et
la race des Ignobles ; les gens de Bien et les gens odieux. Depuis la
nuit des temps, elles s'affrontent sans merci, tel est l'équilibre
des choses. Elles étaient là bien avant la Lumière,
bien avant les prophéties, et elles survivront encore à
toutes les civilisations. Depuis notre venue au monde, on nous enseigne
la zizanie, on nous détourne de la Vérité. On nous
apprend la haine de l'Autre, la haine de l'Absent et de l'Etranger,
en somme une haine préfabriquée. Et regarde, Brahim, regarde
donc. Qui brûle nos écoles aujourd'hui, qui tue nos frères
et nos voisins, qui décapite nos érudits, qui met à
feu et à sang nos jeunes contrées ? Des extraterrestres,
des Malaisiens, des animistes, des chrétiens ?... Ce sont des
Algériens, rien que des Algériens qui, il n'y a pas longtemps,
chantaient à tue-tête l'hymne national dans les stades,
se portaient massivement au secours des sinistrés, se mobilisaient
admirablement autour des téléthons. Et regarde, maintenant.
Te reconnais-tu en eux ? -Moi, pas du tout... Les gens de ma race, Brahim,
ce sont tous ceux qui d'un bout du globe à l'autre, refusent
que de pareils monstres soient pardonnés."5
Morale exigeante et difficile à tenir quand autour de soi, tout
est déjà écroulé. Mais le lecteur attentif
l'aura relevé : tous les livres signés de Yasmina Khadra
sont précédés d'épigraphes, et il se rendra
compte en les relisant que la part de Nietzsche n'y est pas la moins
présente. On se prend à imaginer Yasmina Khadra relisant
le discours de Zarathoustra intitulé « De la guerre
et des guerriers » : « L'homme
est quelque chose qui doit être surmonté ».
Et la machine à écrire que lui remet son père dans
une scène par laquelle une nouvelle fois cet homme fait part
de sa grandiloquence traduit aussi ce dépassement intérieur
auquel l'auteur parvient à faire participer les siens. Le ressentiment,
chez l'auteur, ne s'embarrasse pas du mépris.
Cependant, l'entrée en littérature, et le dévoilement,
est aussi le temps du doute : les mots ne sont pas aussi transparents
que ce que pouvait l'estimer l'auteur, pris dans l'euphorie et l'insouciance
d'écrire, ce qui n'est pour beaucoup que la marque du désoeuvrement.
Il redécouvre par là l'antique soupçon qui pèse
sur les mots, proférée par Saint Augustin, son lointain
et inactuel compatriote, l'imposture dont ils sont toujours le risque
: entre le vrai et son simulacre, il y a toute l'émergence de
la post-modernité. « Si l'authenticité
repose sur du concret, la fausseté saura exactement quand lui
emprunter cette touche de vraisemblance qui, conjuguée au bénéfice
du doute, la rendra plus crédible que le fait accompli »,
écrit l'auteur dans L'Imposture des mots (12). L'authenticité
est cette matière littéraire qui se défausse du
témoignage, et qui en récuse les aspects peut-être
les plus fondés. L'authenticité est précisément
ce néant par quoi le désoeuvrement qu'est la littérature
s'actualise, double mouvement par lequel la littérature échappe
en même temps qu'elle se trame. Il faut alors prendre totalement
en charge la part de l'auteur, entrer dans cette proximité par
quoi la littérature fait sens, seulement. La matière de
la littérature ne s'achève pas dans la référence
à la réalité la plus immédiate. Il faut
là aussi surmonter ce qui a fait figure de destin et s'entretenir
avec ses propres fantômes, et même les affronter de face.
L'Imposture des mots offre alors ce rare trajet par lequel l'auteur
se retourne sur son œuvre, pour mieux la renvoyer à son
abîme, qui est le véritable entrebâillement où
la littérature s'accomplit dans sa disparition. Dans quelle mesure
la littérature est-elle possible, quand son dehors, et particulièrement
la guerre algérienne - sans doute faut-il lire ici les guerres
d'Algérie - prend le pas sur le questionnement qu'ouvre le romanesque
? Et pourtant, la matière même de ce romanesque est bien
le désastre qui frappe l'Algérie. Mais justement, c'est
ici que la charge peut paraître pesante : comme Orphée,
Yasmina Khadra rejoint la cohorte des sauveurs impuissants et qui, tenaces,
écrivent cette impuissance. Les contradicteurs, les journalistes,
les medias, se sont emparés du temps technique de la maîtrise,
et des paroles réputées faire sens immédiatement,
et en dehors du soupçon. A l'opposé de ce temps-là,
l'auteur parcourt le temps perdu, en même temps que son identité
s'effondre : il est hanté de ces revenants, les personnages de
ses romans, ses doubles multiples, et particulièrement le Commandant,
mais aussi ceux qui ont transmis par leurs veilles les œuvres où
se reconnaît Yasmina Khadra, mais où, et il le pressent,
il a déjà disparu en tant qu'être du quotidien.
Il accueille ces multiples figures dans leur disparition ; il voit aussi
ce que nul ne peut voir, et dont le livre porte témoignage, mais
peut-être de bien loin, leur disparition elle-même, ainsi
que dans celle-ci, la sienne propre. Etrange mouvement, étrange
expérience que de tenter de transmettre cette disparition, ce
qui ne paraît jamais dans l'éclat de la lumière,
et qui dans le livre se trame comme l'apparition de ce qui disparaît,
de ce qui doit disparaître. Et d'une certaine façon, comme
l'Algérie était qualifiée d' « Etat second
», Yasmina Khadra n'en revient pas. L'auteur fait retour sur cette
prétention à l'autorité, précisément,
et se retourne désormais sur ce point d'origine de la littérature,
ce vide pur qui s'éloigne sans cesse du regard, et qui est désormais
le seul garant de l'authenticité. On aurait tort de minimiser
ce déplacement. C'est une nouvelle entrée dans la littérature
qui s'opère sous les yeux infirmes du lecteur, plutôt que,
comme on s'est un peu rapidement complu à l'évaluer, un
plaidoyer pro domo. L'écart qui s'ouvre désormais
entre la lettre à Ceux qui crachent dans nos larmes et
les romans, ceux qui ont déjà rencontré leurs lecteurs
et ceux qui sont à venir, rend possible ce mouvement incertain,
qui mine la littérature tout en la rendant certaine.
Dans ce mouvement, la question du mal constitue un des enjeux essentiels.
Sous le soleil éclatant de la Méditerranée, se
trame une perversité invisible, dont Camus avait déjà
fait part.
A Alger, il y a des jours où le ciel et
la mer se mettent d'accord pour inspirer un sentiment de plénitude
incroyable. C'est bleu jusque dans le lit de Neptune, et le soleil rebelle
et facétieux s'arrange pour réhabiliter l'été
en plein cœur de l'hiver. De tous les soleils de la terre, le nôtre
est le seul à réussir ce tour de passe-passe.6
Jours solaires, parfois seulement troublés par une pluie cependant
bienfaisante, où le ciel et la mer jouent leurs couleurs sur
la Blanche. Les jours se sont écoulés depuis l'Indépendance,
et les ténèbres qui ont couvert la ville n'ont pas été
perçus. Désormais,
Une atmosphère obscure enveloppe la
ville
Aux uns portant la paix, aux autres le souci.
D'un côté les villas du quartier d'Hydra, de l'autre les
cités dépotoirs, l'insalubrité, et c'est pendant
qu'il s'attarde sur ces miroitement de l'âme que Llob fait torturer
un messager ennemi. L'irruption de Yasmina Khadra dans cette part des
ténèbres évoque ces textes par lesquels un observateur
se démarque et se place délibérément dans
un lieu excentré. On se souvient, par exemple, de cet éditorial
fameux de Georges Naccache, publié dans le quotidien de Beyrouth,
L'Orient, le 10 mars 1949 : le Liban était indépendant
depuis cinq ans, et se trouvait déjà agité par
l'amertume et la dégradation des rêves en marchandages
iniques, en prise de position terroristes, en attendant les prises d'armes.
Il s'intitulait : « Deux négations
ne font pas une nation ! ».
Il faut s'être absenté d'un être
ou bien d'un lieu pour mesurer, dans une perception instantanée,
cette implacable marche du mal qui n'est pas apparue à tous ceux
qui ont continué de couler leur vie dans le décor familier
- et qui ne comprennent ensuite que "c'est trop tard" qu'au
moment où ils tiennent déjà un cadavre entre les
mains...7
C'est de cette perception là que tentait de rendre compte Le
Dingue au bistouri, avant que le caractère tonitruant du
« c'est trop tard » ne recouvre tout le champ romanesque.
Les victoires de Llob sont maigres au regard de la déliquescence
déjà accomplie. Elles sont avant tout symboliques. Rien
ne change dans l'en dehors du texte, et ce rien qui ne change pas, sauf
dans les combats quotidiens, dans la bataille menée pied à
pied contre le retour de la préhistoire, continue de frapper
sourdement, de cogner avec insistance, à la porte du romanesque.
Mais c'est aussi par là que le regard ne se détourne pas
du véritable souci, celui de plonger la face de Méduse
dans le miroir de sa propre horreur, et de s'en faire le bouclier, qui
permettra ensuite cette relative hypocrisie d'avoir le droit de se regarder
soi-même dans la glace8.
Car c'est dans le silence que le mal s'empare des consciences. Miguel
Benassayag, qui en a fait l'amère découverte, dans sa
chair et dans celle de ses proches, le rappelle, lui aussi.
Le mal n'est pas autre chose que le fait de tourner
le dos à chaque fois, faire le distrait. Le mal n'est pas autre
chose que ce cheminement infinitésimal au travers duquel on peut
se retrouver dans la figure du pire. Mais on sera dans la figure du
pire toujours dans l'après-coup.9
C'est là le véritable mal. Au-delà, il y a les
actions, les opérations, les décapitations, et au-delà,
encore, une dimension qui est celle de l'absolu, qui est aussi l'absence
de toute dimension, et de tout enfermement dans une pensée autre
que celle de l'impensable. A cela, il n'est pas vraiment possible de
s'attaquer, car cet absolu n'a pas d'existence propre. Llob congédie
cette forme-là, qui n'est qu'une image dont le mouchard Bliss
ne présente qu'une caricature : « Le
Diable peut enfin prétendre à la retraite. Sa relève
est assurée » (Double blanc, 76). La réalité
est prise en charge et revendiquée comme telle par les hommes,
enfin, et malheureusement. Mais en détournant le regard de la
peine endurée, en abandonnant les pauvres et les miséreux
aux marges d'un monde de lumière, en réduisant la lutte
à une compétition contre le mal, et non pour la justice
sociale, c'est à un combat dénué de sens que se
livrent tous les acteurs du drame qui s'est déjà noué.
C'est une autre forme de vide que rencontrent les protagonistes en lutte,
et ils condamnent leur action à se perpétuer dans la conquête
d'une déréliction. La symétrie qui affecte aussi
bien les forces de police que celle des groupes armés, dans les
deux cycles romanesques, entraîne à une haine échevelée,
qui rend impossible toute trêve, et d'abord la première,
entre soi et soi. L'accusation de cannibalisme - on est toujours le
cannibale de l'autre dans des sociétés si fortement clivées
- rend possible et nécessaire la guerre de tous contre tous.
Tout se passe comme si, pour en finir avec l'anthropophagie,
on dévorait les anthropophages ! Le mal est amplifié dans
le processus même par lequel on le combat 10.
Alors que le véritable cannibalisme, est bien celui qui, «
à partir du temps des esclaves fait l'argent
des maîtres »11.
La visée de Yasmina Khadra est de montrer, par de multiples notations
fines et efficaces, comment se développe cette « alchimie
cannibale » dans l'Algérie actuelle et inactuelle. L'extrême
attention à la description et le souci de l'image mettent les
mots en jeux et participent de cette déconstruction du regard
qui se détourne : la scène de la description du douar,
dans L'Ecrivain, est à cet égard
éloquente. Alors que le professeur demande du pittoresque, le
cadet adopte déjà le point de vue qui part de l'égout.
C'est dans les remugles, que rejette et veut dissimuler une société,
que se donne à lire une partie essentielle sa vérité.
Ainsi l'école : vécue selon l'enfermement, elle traduit
la déchéance des pères et des mères, qui
confient leurs enfants à un ordre inhumain, où ceux qui
sont censés garantir l'éducation, torturent les enfants
et se qualifient eux-mêmes de « fils
de pute ». Ainsi la famille : c'est quand elle est niée,
rejetée à la périphérie de la société
que s'affirme aussi le peu de cas qui en est fait. Les seules puissances
tutélaires - le président Boumedienne, par exemple- ne
viennent qu'exercer un contrôle, et leur bienveillance est aussi
à la hauteur du croupissement du reste du pays. Il ne reste alors
qu'une famille d'adoption, l'armée. Par la force de la contrainte,
par l'impossible rencontre de soi et de son identité qu'elle
entretient, elle voue les êtres à la plus extrême
des solitudes. « On ne m'a jamais appris
à être moi. Mon statut de cadet primait mon individualité,
l'annulait. (...) J'étais les autres, dépendais des autres,
faisait partie intégrante d'une confrérie à l'extérieur
de laquelle, me semblait-il, je me désintégrerais sur
le champ » (L'Ecrivain, 280).
Cependant, cette identification accentue dans le même temps, dans
une perception complexe que Yasmina Khadra parvient à endosser
depuis l'intérieur de cette absence de communauté, la
nécessité de cette liberté intérieure qui
rend possible la subordination sans soumission. Elle est la véritable
marque de la grandeur. C'est dans le récit des années
à El Mechouar que se lève en lui ce malaise évoqué
par Sid Ali et Nafa Walid dans A quoi rêvent les loups
: l'école des cadets ressemble à un enclos de bêtes
fauves, et même si celles-ci, écrira-t-il plus tard, font
preuve de plus de retenue que les hommes, cette clôture ouvre
l'être à sa lassitude : « J'étais
fatigué de toute cette ménagerie. Un fossé grandissant
me séparait progressivement de mon entourage ; une île
se détachait de son archipel et se laissait aller à vau-l'eau
» (L'Ecrivain, 97). C'est ainsi que le personnage fait
lui-même l'expérience de ce clivage dont il ne cessera,
par la suite, de dénoncer les effets.
L'écriture, la revendication de l'écriture, ne surgissent
pas alors du ressentiment ni de la haine ; c'est à partir de
cette liberté acquise dans la dérive, et parce que le
champ des possibles est alors encore entrouvert, que l'écrivain
relève l'autre de la tristesse qui s'est emparée de cette
société :
Sur la route miroitante de soleil, j'ai vu des
fellahs s'échinant dans leurs champs, des routiers tenant à
brassée leur volant, des femmes qui attendent un bus amnésique,
des enfants trottinant vers l'école, des oisifs méditatifs
aux terrasses des cafés, des vieillards se faisandant au pied
des palissades. Sur leur visage, malgré le fardeau des incertitudes
et la noirceur du drame national, j'ai décelé une sorte
de sérénité admirable - la foi d'un peuple débonnaire,
généreux au point d'offrir sa dernière chemise,
tellement humble qu'il suscite le mépris de ceux qui n'ont rien
compris aux prophéties.12
En surmontant déjà le mépris dont il a fait l'objet,
matricule 129 devient une personne, qui acquiert cette sérénité
qui permet de lever les yeux sur la tragédie. Antigone, elle
aussi, montrait la seule voie tenable : ne pas fléchir devant
l'adversité, ne pas céder à la tyrannie qui croit
pouvoir obliger à faire et surtout à dire ce qui lui plait.
L'œuvre de Yasmina Khadra résonne tout entière de
cette dimension tragique, concrète, à la fois singulière
et universelle. Ce qu'il s'est passé en Algérie n'est
qu'une répétition, de ce qui a si souvent eu lieu, et
une préparation de ce qui advient quand les pouvoirs sont d'abord
ceux qui rendent possibles les exclusions et les marginalisations. Les
Hirondelles de Kaboul ont raconté cela. C'est aussi au sein
de la tragédie qu'est posée la question de la reconstruction
de ces êtres détissés, de ces souffrances qui ne
sont pas qu'individuelles : les traduire uniquement dans le champ de
cette individualité conduit à cette fissure intérieure
dans laquelle toute l'existence disparaît, c'est-à-dire
à la folie. Chaque être a été bousculé
par ce qui est arrivé, et qui est aussi arrivé aux autres,
et l'écrivain devient peu à peu celui qui tente de relever
ce qui dans le singulier, est la figure de l'universel.
Dans Le Dingue au bistouri, Llob nous donne déjà
à entendre ce ton doux-amer avec lequel il se penche sur les
pires monstres qui viennent hanter le monde des vivants : « J'ai
brusquement du chagrin pour ce cinglé qui me fait penser au personnage
de Mohammed Moulessehoul, ce personnage qui disait à son reflet
dans le miroir : "J'ai grandi dans le mépris des autres,
à l'ombre de mon ressentiment, hanté par mon insignifiance
infime, portant mon mal en patience comme une concubine son avorton,
sachant qu'un jour maudit j'accoucherai d'un monstre que je nommerai
Vengeance et qui éclaboussera le monde d'horreur et de sang".
» Après Les Hirondelles de Kaboul, où il
parvenait à investir et à miner les contre-logiques du
mal et de l'indignité, Yasmina Khadra atteint dans Cousine
K le désespoir intérieur de l'être qui ne parvient
plus à communiquer autrement que par l'exercice du mal. Il nous
ouvre les portes de la conscience agitée d'un monstre naissant,
qui nous livre sa première entrée en la matière.
Dans Cousine K, c'est le désamour qui est apparemment
la cause de cette chute. Sans doute cela pourrait-il paraître
futile, voire anodin : des enfants ne sont pas aimés par leurs
parents, des parents par leurs enfants. Est-ce vraiment sujet d'inquiétude
? Il semble que pour Yasmina Khadra, ce soit bien là un point
de départ. Dans un hameau improbable, Douar Yatim, une famille
de notables règne sans partage. Le père est mort, assassiné
la veille de l'Indépendance, et épouvantablement mutilé.
Plus tard, on dira qu'il s'est agi d'une erreur. La mère fait
régner une autorité assurée sur ce petit monde.
Elle n'a d'yeux que pour le fils aîné, Amine, qui, envoyé
à l'école des Cadets devient officier dans l'aviation.
Le frère cadet - il semble presque n'avoir pas de prénom
- est semble-t-il ignoré de l'affection de celle-ci. Semble-t-il
? C'est lui le porteur de récit, à la première
personne troublante. Qui est ce « Je », en fait ? Que cherche-t-il
à expliquer ? Que valent ces pensées tortueuses, par lesquelles
le ressentiment recouvre toute la conscience et tout le discours ? Il
faut attendre la fin du roman pour obtenir la réponse. Elle est
effroyable.
Peu à peu, ce « Je » décline les situations
par lesquelles son mal d'abord couve sous la cendre des jours et des
nuits ébranlés par la torture affective que nourrit en
lui celui qui se sait ou se pense - c'est tout comme - pas aimé
et surtout abandonné. Peu à peu, sa rage impuissante recouvre
tout le champ de sa perception : le douar tout d'abord, où il
sait que vivent encore les assassins de son père ; sa mère
qui ne lève jamais le regard dans sa direction ; la fameuse cousine
K, qui passe son temps à l'humilier. Dans la vie de L'Ecrivain,
on sait aussi qu'elle fut le premier amour de celui qui allait devenir
Yasmina Khadra, et les pages qui la mettent en scène sont sans
doute parmi les plus touchantes du récit autobiographique. Dans
ce dernier roman, à l'inverse, l'écrivain explore la part
d'ombre, l'abjection affective la plus rance, ce que précisément
ceux qui sont heureux ne voient pas, tant ils sont occupés à
leur propre bonheur. Il est vrai, nous rappelle le personnage qui nous
raconte ce versant de l'histoire, comme s'il était lui-même
dissimulé derrière un miroir sans tain, qu' « il
est des pénombres qui résisteraient jusqu'aux flammes
de l'enfer ; celle de l'âme humaine qui est la plus abyssale,
même les doigts du seigneur ne l'atteindraient pas. »
L'auteur, lui, a désormais accès à ces ténèbres,
et il accompagne cette rage qui finit par prendre une dimension générale
: le ressentiment se transforme en haine. « Moi,
je moisissais dans mon mouroir ; je pouvais disparaître où
me mettre en travers de leur chemin, je pouvais décrocher la
lune, la leur offrir sur un plateau, on m'aurait dit de faire attention
au plateau et personne n'aurait remarqué la lune. »
C'est ici l'expression la plus extrême du ressentiment, celui
où l'être se déclare incapable, et se rétracte
dans l'inaccomplissement. A l'autre bout du spectre de cette haine de
soi, il y aura le désastre : « Je
hais ce pays. » C'est ici que le mal prend désormais
sa force. Seule la destruction peut alors parvenir à donner sens
à celui qui parvient si peu à être. Il se voue alors
à la déshérence.
Le mal n'est donc pas la privation du bien : il est le mal de vivre.
La découverte essentielle et désastreuse qui se réalise
ici est la suivante : est voué au mal celui qui se sent bien.
C'est bien cette nuit, que nul ne peut voir, que porte Yasmina Khadra
sur son visage.
Yves Chemla
1 Editions Laphonie, Alger, 1990. Réédition Flammarion,
1999
2 Kaouah Abdelmajid, « L'histoire dévoilée de Yasmina
Khadra », Notre Librairie, N° 146, Nouvelle génération,
Paris, Octobre-décembre 2001.
3 http://homepage.mac.com/chemla/fic_doc/fekari.html
4 Voir, par exemple, notre étude sur Mille
Eaux, d'Emile Ollivier.
5 L'Automne des Chimères, p.132
6 Morituri, p. 134
7 Haddad, Katia, La Littérature francophone du Machrek,
Beyrouth, Presses de l'Université Saint Joseph, , SD (2000) p.91
8 « Dans ma vie je n'ai rencontré de grandeur, la vraie,
que dans le gravissime. Grandeur, pour moi, a une résonance tragique,
sinon fallacieuse. Car tout est drame ou hypocrisie. Le monde repose
sur le premier et survit grâce au second. Aimer est drame lorsqu'il
n'est pas partagé ou hypocrisie quand il prétend se donner
en entier. L'arrogance est hypocrisie quand elle n'est que devanture
et drame lorsqu'on n'en a cure ; le coq a beau se pavaner sur ses ergots
et rabattre son cimier sur le bec avec désinvolture, il enviera
le corbeau chaque fois que ce dernier prendra son envol. Haïr est
drame quand il se légitime et hypocrisie lorsqu'il rejette sur
autrui le peu d'estime que l'on a pour soi. De deux maux, on choisit
le moindre. j'ai choisi l'hypocrisie ; et de toutes les hypocrisies,
celle qui me paraît la moins abjecte : me regarder dans une glace
sans rougir. Le miroir est complaisant si l'on daigne se prêter
à ses facéties », L'Ecrivain, p. 262
9 Benasayag, Miguel, Parcours Engagement et résistance, une
vie Entretiens avec Anne Dufourmantelle, Paris, Calmann-Lévy,
Petite bibliothèque des idées, 2001 p.86
10 Benasayag, Miguel, Parcours Engagement et résistance, une
vie Entretiens avec Anne Dufourmantelle, Paris, Calmann-Lévy,
Petite bibliothèque des idées, 2001 p.153
11 Onfray, Michel, Politique du Rebelle. Traité de résistance
et d'insoumission, Paris, Livre de poche, Biblio, 1997 p.104
12 Double blanc, p.101
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