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Les
Possédés de la pleine lune,
roman de l'écrivain haïtien Jean-Claude Fignolé (né
en 1941), publié en 1987 (Editions du Seuil).
Après des études de droit et d'agronomie, Jean-Claude
Fignolé s'engage dans la lutte politique contre le régime
de Duvalier. Professeur de lettres, poète, il fonde avec Frankétienne
et René Philoctète le mouvement littéraire Spiralisme.
Dépassant des modalités d'écritures conventionnelles,
ils visent à produire des oeuvres articulées sur le réel
haïtien et qui ne soient pas linéaires dans leurs développements.
Ainsi, ce premier roman de Fignolé se veut inaugural jusque dans
son contenu, puisqu'il met en scène la vie d'un village - où
l'auteur mène des activités de développement avec
les paysans -, lieu maudit par Duvalier, qui l'avait rendu irréel,
le faisant disparaître des cartes en raison de son caractère
irréductible. C'est en donnant la parole à ses récits,
à ses mystères, que Fignolé le fait enfin naître.
Pendant une veillée funèbre, cérémonie propice
aux contes et à la boisson, les habitants du village des Abricots
commentent la découverte, un lendemain de pleine lune, du pêcheur
Agénor retrouvé mort au côté d'un inconnu
également mort et qui est son sosie. Tous deux sont borgnes et
portent la marque d'une même blessure au flanc. Cette double présence
énigmatique est l'aboutissement d'une longue série d'événements
articulés autour de la rivalité entre Agénor et
Louiortesse au sujet de Saintmilia, la compagne du premier, ainsi que
la vie nocturne mystérieuse de la jeune Violetta dans les marais
et ses relations avec un grand poisson, une savale que poursuit toutes
les nuits Agénor. Ce dernier lui reproche de lui avoir volé
son oeuil et de l'avoir envoyé à Cuba. Cette série
d'événements s'inscrit dans une chronique villageoise
où la réalité et les mythes se confondent, fusion
marquée avec insistance par la hantise de la Bête à
sept têtes et par la présence des forces activées
par les rituels du vaudou. Catastrophes d'origines naturelles et humaines,
comme la dispersion du corps de Raoul longtemps attendu par sa mère,
Madame Luilhomme, s'enchaînent et décrivent un microcosme
voué au malheur, à la dépossession et à
l'errance, où seules les femmes parviennent à se soucier
de la vie, notamment Saintmilia qui finit après de longues années
d'espoir par mettre au monde un enfant, Salomon. Mais à la mort
de son mari Saintmilia devient folle.
Dans ce texte énigmatique, Fignolé emporte son lecteur
au coeur de l'imaginaire caribéen et haïtien et trace les
linéaments de la quête entreprise dans Aube
tranquille qui conduira les personnages à retrouver les
traces éparpillées de leurs origines et de leur histoire.
L' imaginaire, est présent d'abord dans la pluralité des
mythes qui sont abordés, évoqués ou tout simplement
suggérés : ainsi, Agénor rendu borgne par la savale,
fait figure de cyclope aveuglé littéralement par sa haine
au point qu'il délaisse Saintmilia. C'est également la
commune présence dans la vie quotidienne de ce village des Abricots
du réel le plus proche de la quotidienneté et des esprits
du vaudou, les loas. C'est enfin les récits de rêves dans
lesquels se débattent les personnages, rêves prémonitoires
ou bien moments où s'inscrivent les traces de souvenirs de temps
lointains que parviennent à revivre les personnages. Tel un dévidoir
de paroles, le texte entremêle les voix narratives qui charrient
le livre dans un tournoiement sans fin ni début, dans cette figure
de la spirale, dont se réclame l'auteur. Passant d'un registre
à l'autre, de l'humour au tragique, du conte au récit
picaresque, en fonction de l'histoire et de la voix, le texte rencontre
ainsi plusieurs modalités d'écriture, se transformant
parfois en poème, voire en incantation, ce qui lui donne l'allure
d'un "conte à la fois merveilleux et poétique" (Fignolé).
Mais le sentiment de la merveille se joint à l'évocation
d'une vie de misère et de folie marquée par le monstrueux.
Car il s'agit également d'une chronique villageoise, inscrite
dans une tradition inaugurée par les romans de Jacques Roumain.
On y perçoit les conséquences des cyclones, de l'influence
insane de la Bête à sept têtes, emblême
du pouvoir et de l'ordre duvaliéristes, mais également
les faits qui marquent la vie d'un village haïtien, autrefois comblé
par la nature et qui est désormais voué à la saleté,
à l'ordure et au désamour. Seule une jeune femme, la sorcière
Violetta, parvient à s'unir intimement à la nature, mais
au prix de son éloignement des hommes. La population voit ainsi
son existence se dégrader, sans pouvoir réagir : elle
se perd dans le spectacle de rivalités sordides. Ainsi, la foule
se presse autour de Jacques et de Magnor qui offrent chacun un lit majestueux
à leur maîtresse, lits achetés grâce aux fonds
qui proviennent du détournement de l'aide internationale destinée
à l'assainissement. Réalisant ainsi la synthèse
du réalisme merveilleux et du roman paysan, Fignolé parvient
à trouver une langue littéraire renouvelée, qui
prend souvent la saveur du haïtien francisé, comme le montre
le glossaire de la fin de l'ouvrage, glossaire où l'on peut lire
également la liste des thèmes qui parcourent le roman.
Pourtant, la démarche littéraire ne s'arrête point
à ce niveau : tout le texte se lit aussi comme une errance autour
d'un centre indéfini, une origine autour de laquelle gravitent
en rondes embrouillées les protagonistes. Ce centre se confond
avec l'origine de la narration, une origine semble-t-il perdue, et il
faudra que remontent les souvenirs pour arriver à le nommer.
La Grand-mère sert de relais aux différents récits
et assure le lien par la parole mais aussi par les mystères qui
la possèdent. A la fois hiératique et truculente, elle
observe, retient et transmet à ses petites filles un récit
qui ne lui appartient pas, qui la dépasse mais dont elle est
l'héritière. Proche sans doute du Longoué de La
Case du Commandeur de Glissant, elle permettra la patiente anamnèse
des temps anciens. Mais ce lien ténu ne peut que pleurer la déchirure
entre les hommes et les femmes. Cette déchirure prend l'allure
d'un mythe : pour se venger de la perte de son oeuil, Agénor
confisque le soleil, et laisse le village plongé dans un demi-jour.
Seule la lune règle le temps, et le ventre des femmes, notamment
celui de Saintmilia. Alors, parvenant à assouvir sa haine sur
la savale, c'est lui même qu'Agénor détruit. Il
atteint "ce qu'il cherchait depuis longtemps,
sa vérité, (...) certain qu'il avait déjà
absolument dépensé son être entre l'amour et la
haine, sentiments confondus en lui maintenant et l'identifiant à
un cadavre de lune, à une terreur de poisson, à une vindicte
de femme." Et cette femme qui, telle Pénelope, coud toutes
les nuits, bascule après la naissance de son fils Salomon dans
la folie. Elle va, "cheminant dans les lieux de
mémoire inaccessibles", retrouvant "une histoire qui n'est
pas finie". Pourtant, si la folie est, dans ce contexte, comme le rappelle
Glissant, la substitution du délire verbal à toute forme
d'action, elle permet néanmoins de rendre "aux mots leur capacité
à dire" l'autre folie, celle des origines et de la servitude.
Il faut bien sûr rapprocher cette fin du roman de celle de Compère
Général soleil, de Jacques Stéphen Alexis,
qui montrait elle aussi comment le discours de la folie était
fondateur d'une histoire.
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