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Emmanuel
Goujon :
Alex et son double, Vents
d'ailleurs, La Roque d'Anthéron, 2007
"Les Déchaînés", in Dernières
nouvelles du colonialisme, Vents d'ailleurs, La Roque d'Anthéron,
2006
Espérance et autres nouvelles du génocide rwandais,
Hatier International, Monde noir , 2002
Depuis le 11 septembre,
Gallimard, Continents noirs, 2001
Dans la solitude revendiquée par les nantis, l'indifférence
à l'égard des êtres meurtris se dévoile comme
la forme courante – et vulgaire - de l'inhumanité. Associer
les éducateurs et les travailleurs sociaux français à
la mise en œuvre de cette imposture, sous le prétexte que
la misère du monde ne saurait être réparée
dans et par un seul pays, est la marque d'un délabrement des
consciences, qui affirment par là leur renoncement assumé
à la présence de l'autre, et à la vertu libératrice
des grands récits révolutionnaires. Ou bien peut-être
assument-elles, ces consciences, que ce ne furent là que fictions
démobilisatrices. C'est tout comme : une trahison. Et le silence
des intellectuels, des penseurs, des quelques universitaires qui font
véritablement leur travail d'éducateurs et d'enseignants,
de ces commis de l'État qui n'assimilent pas leur charge civile
à la prédation en eaux boueuses, témoigne lui aussi
de ce dessaisissement. Quelques voix s'élèvent, quelques
groupes se mobilisent, quelques réseaux s'activent. Mais les
charters continuent de prendre leur envol, malgré une réprobation
mesurée. Les enquêtes d'opinions continuent d'affirmer
que ces pratiques correspondent à la volonté générale.
Pourtant, ces peuples éviscérés par la misère
et par les guerres, ces
travailleurs jetables marginalisés dans les marches du confort
et de la richesse, ces enfants démentifiés, réduits
à l'état de chiots,
et tous ces êtres qui louent le service de leur corps, eux aussi
ont un visage. Ils sont porteurs de voix qu'avec un peu d'attention,
chacun peut parvenir à entendre, dans leurs diversités,
comme dans leur acrimonie. Une des tâches des journalistes et
des écrivains est alors de les relayer, sans se les approprier.
Il faut parvenir à déplacer le regard du lecteur, et rendre
perceptible le double registre (la voix de l'auteur, celle de ceux qu'il
relaye) par quoi le texte fait sens. On le sait : le narrateur ne doit
jamais paraître plus intelligent que ses personnages : il les
jugerait, ce qui annihilerait cet effort de la littérature de
se tenir au plus près de ce qui n'est pas elle. Mais en même
temps, il les fait pénétrer dans un espace où ce
qui était occulte devient un peu plus visible, un peu plus lisible,
un peu plus déshonorant. Les littératures qui nous arrivent
d'ailleurs, depuis ces lieux de défaites, ou bien, plus simplement,
depuis des espaces éditoriaux moins rassis, interpellent les
consciences effondrées. Il convient sans doute d'y prêter
un peu plus attention.
Emmanuel Goujon est journaliste. Il est aussi écrivain, essayiste,
nouvelliste et romancier. Son œuvre commence, elle présente
certaines marques de cette colère qui atteint ceux qui sont en
contact direct avec l'horreur : Cabinda, Érythrée, Mexique,
Guatemala, Rwanda, Congo, Côte d'Ivoire, Sierra Leone, Libéria,
Somalie… dessinent un spectre de la souffrance des démunis.
Ce sont des États qu'il arpente au plus près des soubresauts
qui les agitent, témoignant pour des agences de presse de l'avancée
des combats et de la mort. Il a déjà tenté de faire
entendre, dans un essai complexe, qui traduit depuis un angle de vue
défini et depuis ce Sud dédaigné, ce que pouvait
être le retentissement des attentats commis en 2001 sur le sol
états-unien, à partir de la multiplicité de récits,
et de l'effervescence dissonante des messages en circulation. Cela nous
a donné Depuis le 11 septembre , présenté comme
le récit d'une conscience qui se dégage de ce qui lui
paraît être un aveuglement général. Il a résisté
à cette sloganisation de la solidarité, la prétention
des bonnes âmes européennes à revendiquer une américanité
de conformisme, alors que la mort continuait son travail sur le sol
africain. Personne en Europe ne revendique pour autant son africanité.
"Moi, je ne suis pas américain, et
si je l'étais je crois que je serais plutôt mexicain ou
cubain. D'abord parce que je ne suis ni blanc, ni anglo-saxon, ni protestant.
Ensuite parce que l'Amérique, après tout, ce n'est pas
seulement les États-Unis. Enfin, parce que je ne me reconnais
pas dans cette société holiste, toujours à la frange
du fascisme que constitue aujourd'hui la société américaine".
Ce caractère tranché lui a valu quelques inimitiés,
dont certaines contributions
sur l'internet se font l'écho.
Dans cet effort semble-t-il constant, pour faire entendre ce qui nous
vient d'ailleurs, il s'est tourné vers la fiction, dans des nouvelles,
dont les plis donnent à entendre ces voix sacrifiées et
laissées pour compte. Ce sont là, déjà,
de courtes œuvres abouties, répondant à des projets
d'ensemble, nécessaires et aussi sacrificiels d'un retrait individuel
ressenti comme insupportable. Mais aussi, très vite, il a touché
du doigt les limites de ces récits : la littérature ne
saurait se confondre, ni avec l'histoire, ni avec l'expression d'un
point de vue. Il lui faut repousser les limites, porter dans la langue,
dans la fiction, dans la construction, l'horizon de cet angle, et donner
à entendre le désordre des consciences, la vitalité
de la démesure, la perception de sa propre folie. Alex et
son double, publié par Vents d'ailleurs vient désormais
traduire cette avancée.
Cette fois, le récit s'inscrit dans une esthétique identifiée,
celle du roman picaresque, qui installe une scénographie à
même de dire le désastre, depuis un point de vue qui est
radicalement celui de la fiction : Alex ne meurt pas, malgré
son très grand âge, et le Paradis, inquiet, mais seulement
en apparence, lui dépêche un enquêteur, qui n'est
autre que le fantôme d'Alexandre Dumas. C'est en fait un accompagnateur,
un guide d'outre monde, heureux autant que peut l'être un spectre,
de cette "virée" sur terre, dans les bars, les restaurants,
les lupanars, dans une Afrique autant désirée que méconnue,
dans la confrontation entre le monde qu'il a connu et la modernité
effrénée qu'il tente de maîtriser. Pendant vingt
ans, ils voyagent ensemble, célébrant cette vertu essentielle
dans nos temps de rencontres rapides : l'amitié. Dumas est un
"ami comme Alex en avait toujours rêvé,
d'autant que déjà mort, Dumas au moins ne l'abandonnerait
pas". La logique est imparable. Ces deux personnages comme
tous ceux des romans picaresques, vivent en marge des sociétés
qu'ils traversent, côtoient des déclassés, connaissent
des aventures extravagantes. Le procédé est décapant,
et témoigne de la vitalité retrouvée par la littérature.
C'est un roman truculent, et débonnaire : on y boit comme rarement
on boit dans les œuvres littéraires. Dumas déploie
sa science culinaire à maintes reprises. On y assomme allègrement
les individus sans scrupules, dont le ridicule est à la mesure
des ambitions. C'est aussi la revanche des déclassés.
Les prostituées y sont représentées comme des êtres
en lutte pour la revendication de leur dignité. Les plus pauvres,
les enfants, y sont traités avec une grande élégance
de ton, même si leur sort est de survivre par tous les moyens.
Quant à Alex et Dumas, ils poursuivent sans cesse leur conversation,
sur le sexe, la nourriture, le devenir des mondes, la quête de
soi dans la présence de l'autre. Très progressivement,
au fur et à mesure de l'avancée d'Alex vers sa propre
fin, Dumas devient visible au monde, gagne épaisseur, et, bien
entendu, virilité. Il me semble que l'on ne pouvait rendre aussi
justement un témoignage de reconnaissance au genre romanesque,
et à ce qu'il porte en lui d'humanité, et de cruauté
à l'égard de l'indifférence.
C'est également un roman grave. La description y rend compte
des tourments endurés par les peuples du Sud, qu'elle ne présente
pas sur le mode de la victimisation, mais bien sur celui de cette conquête
ininterrompue de la dignité, par la débrouillardise, et
dans l'âpreté de la lutte violente. C'est en regard de
ce dessein narratif que l'indifférence à leur égard
prend un relief aigu. On y perçoit une parenté étroite
avec cet autre roman magnifique dans lequel se nouent l'amitié,
le politique, le ciel de la culture et le sentiment haletant de l'urgence,
La
Piste des sortilèges, de Gary Victor. Certes, chez Emmanuel
Goujon, ce sont les romans de Dumas qui peuplent la nuit des personnages,
ainsi que le mythe que tente d'écrire Alex, comme point aveugle
du livre, et non la récriture des mythes populaires des Caraïbes
1.
C'est, enfin, un roman sur l'écriture, et sur les enjeux posés
par le roman quand il revendique de dire l'histoire. La présence
de Dumas ajuste sans cesse la perspective critique, justement à
partir d'un déplacement systématique, qui fait que ce
ne sont pas les seuls grands récits qui importent, mais bien
aussi l'attention au détail, aux faits considérés
comme de peu d'importance, à partir desquels tout un monde laissé
dans l'ombre survient sur la page. Ce roman fait affleurer à
sa surface un frisson métaphysique : que faire de cette présence
commune du mal et quoi en dire, surtout quand on est accompagné
d'un envoyé du Paradis ? C'est surtout un singulier hommage rendu
à la littérature, quand elle se dégage du formalisme
de la pensée, et métamorphose la colère en œuvre
digne d'être partagée.
Note :
1.À cet égard, on relève une erreur dans les références
historiques, que l'on ne saurait passer sous silence, sans risquer la
déconsidération. Delgrès
n'est pas mort dans un cachot breton. Cette atteinte à une icône
de la Guadeloupe fait courir le risque d'une relance dans les déconsidérations
mutuelles entre les deux îles des Antilles française. Goujon
se fera écharper vif. Mais il a le cuir suffisamment épais
pour résister aux attaques qui ne manqueront pas. Il a sans doute
tout simplement croisé les destins des deux lutteurs, Delgrès
et Toussaint-Louverture.
Yves Chemla
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