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On
connaît cette phrase de l'historien Eric Hobsbawm, écrite
à la fin du vingtième siècle : «
Le changement social le plus spectaculaire et
le plus lourd de conséquences de la seconde moitié de
ce siècle, celui qui nous coupe à jamais du monde passé,
c'est la mort de la paysannerie. Car, depuis le néolithique,
la plupart des êtres humains avaient vécu de la terre et
du bétail ou de la pêche»1.
Toute la chaîne des relations s'est disloquée en un bref
laps de temps : pour le plus grand nombre, la relation immédiate
à la nature s'est irrémédiablement transformée
; les terres évacuées, les paysages sont en général
remodelés ; les contingences et les formes de socialités
liées à des pratiques traditionnelles n'ont pas survécu
à ce changement, autrement que sous des formes anecdotiques et
ponctuelles. Élève de l'ENFOM en 1948, Roland Colin, lui-même
inscrit dans une société où l'arrière plan
paysan est très prégnant, prend conscience du caractère
crépusculaire de ces sociétés :
« Nous découvrions [...] que ce monde
qui nous attendait était aussi devenu, derrière l'arrogance
des façades du pouvoir occidental, la terre meurtrie d'une civilisation
du désarroi »2.
Même la littérature semble avoir peiné à
saisir l'essence de cette dislocation : le monde paysan est décrit
souvent à partir de l'angle de la nostalgie, d'un passé
à jamais disparu, ou bien, quand en demeurent des survivances,
comme le lieu d'une communication troublée. La voix narrative
est celle d'un personnage qui n'appartient pas ou plus à cet
espace, et qui, bien souvent, par les études qu'il a menées,
s'écarte de ce terroir, qui n'est plus pour lui qu'une des identités
relatives qu'il a acquises ou élaborées dans son expérience
du monde. Déclarer son origine paysanne, décrire les cadres
culturels des habitants du terroir, revient d'emblée à
prendre en charge un décentrement initial, fût-il implicite.
Écrire la vie paysanne, c'est poser son regard sur un monde dont
on est sorti, ou bien évoquer le monde de l'autre, quelque peu
ethnologisé. De la littérature coloniale aux classiques
des littératures du sud, ces deux postures sont identifiables,
à certaines nuances près. L'arrivée de l'autre
colonisateur, origine du regard ou bien porteur des forces de transformation,
mises en œuvre en général avec brutalité,
est toujours le signal que l'effondrement est imminent : Things fall
apart, affirmait Achebe3, et
son roman est exceptionnel dès le présent du titre. La
saisie romanesque est celle de cette dislocation, néanmoins perçue
depuis une voie narrative qui marque quelque peu ses distances à
l'égard de la tradition.
Les romans et témoignages publiés récemment pourraient
bien signaler en creux la disparition de ce que l'on a coutume de nommer
« les masses paysannes », sans trop bien définir
ce que ce terme finalement recouvre. On peut d'abord se demander si
les littératures du sud ont réellement tenté de
représenter ces « masses ». Il semble qu'au
contraire, le roman s'est en général focalisé sur
des communautés restreintes, bien souvent dispersées,
et c'est la chronique d'une famille ou d'un groupe de familles qui était
traitée. Mais cette typification avait valeur d'une mise en perspective
: derrière la communauté, il y avait les réseaux
de relation, les ramifications qui conféraient épaisseur
à cette représentation. Ensuite, il faut parvenir identifier
l'absence d'une représentation massive, c'est-à-dire une
présence absente. Au delà du caractère paradoxal
de cette enquête - car, dans la réalité, nous le
savons bien, dans un certain nombre d'aires géographiques, cette
disparition n'est pas complète, mais seulement en cours, du fait
même de la mise en place progressive d'une raison économique
globalisante-, il convient aussi de s'interroger sur le surplomb du
regard porté vers cette paysannerie comme sur l'impact de cette
évocation . Ce qui est en jeu est bien une esthétique
de la distance qui porte en son cœur une question lancinante :
quelle signification peut bien avoir pour un lectorat essentiellement
urbain, et connaissant des conditions de vie en général
plus aisées que l'objet de la représentation qu'il consomme,
cette représentation de vies pathétiques ?
Cette question se distingue très nettement de celle que posait
autrefois le roman paysan, ou bien même le roman du terroir :
l'enjeu n'est plus la célébration humaniste de la campagne,
ou bien l'évocation réaliste du paysan rivé à
la continuation de la tradition, borné, et un tant soit peu cruel,
objet de crainte en raison de la force historique qu'il incarnait, autrefois,
particulièrement lors de la période coloniale, un paysan
qu'il était un devoir de civiliser. Les terroirs eux-mêmes
ne sont plus préservés, ils sont entrés de force
dans des histoires complexes qui ont neutralisé l'ancienne homogénéité
culturelle comme leur pérennité, fondée sur l'unité
de l'homme et du monde. Things falled apart,
désormais, et chacun en a conscience. Le paysage, les outils,
les moyens de transport et de communication ont été modifiés,
et plus rien ne sera comme avant, dans un antérieur dont les
plus jeunes ne soupçonnent même pas qu'il ait pu exister.
C'est par exemple ce que rappelle Auguste Avice, dans le récit
de sa vie dans les années 1940-1950, à Mayotte : «
Tu t'imagines, faire le trajet en charrette, toute
la crête de Combani, jusqu'à Mamoudzou pour traverser ensuite
avec le boutre, aller à Dzaoudzi pour acheter 5/6 paquets de
cigarettes et retourner le soir ! [...] Il n'y a rien qui reste de ce
temps-là : ni boutres ni charrettes »4.
Les paysans des terres du sud sont les laissés pour compte de
la modernité, et en général, ils se perdent dans
les abords des villes qui croissent à la démesure, ceinturées
de leurs bidonvilles. Les auteurs se sont détachés des
erreurs d'analyse et d'appréciation d'il y a quarante ans, et
que rappelle très opportunément Hobsbawm : «
A l'heure même où, dans les années
1960, de jeunes gauchistes optimistes invoquaient la stratégie
de Mao Zedong pour faire triompher la révolution, basée
sur la mobilisation des campagnes, pour encercler les bastions urbains
défenseurs du statu quo, des millions [de paysans] abandonnaient
leurs villages pour s'installer en ville »5.
L'enjeu critique n'est pas simple, puisqu'il s'agit de repérer
ce qui apparaît seulement comme traces dans des romans qui, il
est vrai, semblent de plus en plus planter leur décor dans la
ville. Mais il faut tout de suite relever que selon les aires géographiques,
les conditions de la représentation ne sont pas les mêmes
: les romans haïtiens, par exemple, de par leur ancienneté
relative, ont saisi peu à peu le mouvement de désaffection
de la terre. Mais aussi, la distinction fortement ancrée entre
la ville et le pays en dehors, pour reprendre les analyses de Gérard
Barthélémy : le contentieux est ancien en Haïti,
où justement les masses paysannes se sont longtemps opposées
par la force au projet de modernisation sociale porté par les
bourgeoisies urbaines. Dans Le Vieux Piquet, Janvier mettait
en scène un paysan révolté :
Notre sang fut versé à
flots. Encore une fois nous fûmes vaincus, écharpés,
écrasés. C'est depuis lors surtout que, dans les livres
qu'ils sont seuls à écrire ou qu'ils ont fait écrire,
les fils des fusilleurs nous traitent de misérables, d'infâmes,
de pillards et d'insolents ! Quelle menteuse canaille et quels bandits
!6
Pour le paysan haïtien, et depuis le point de vue d'un écrivain
particulièrement critique du fonctionnement de la République,
le monopole de la représentation par les gens de la ville confirme
l'imperméabilité des deux cultures.
Cependant, peu de temps après que le discours de l'indigénisme
en ait appelé à la représentation du terroir
haïtien7, les romanciers s'en sont emparés
pour traduire sa décrépitude, sa pulvérulence et
le recul conséquent des limites de la survie. Du hameau vers
le bourg, du bourg vers la ville de province, de la ville vers Port-au-Prince,
puis ensuite vers l'ailleurs, les romanciers d'Haïti ont traduit
cette spirale de la décrépitude, et son cortège
de misères8. Reconnue internationalement
avec un roman paysan, Gouverneurs de la Rosée, cette littérature
a désormais la ville pour aire de prédilection. Pourtant
Passages, d'Emile Ollivier, prend pour un des objets de la fiction
une de ces communautés paysannes. Mais c'est pour dire son départ
:
Il fallait partir, puisqu'il
n'était plus possible de s'agripper à la terre, de protéger
leur communauté, d'échapper à mille et une infortunes
; puisqu'ils refusaient, eux, les plus rudes, les plus honorables, les
plus orgueilleux, de redevenir esclaves.9
Mais dans la représentation qui est menée du groupe, la
tâche de l'écrivain n'est plus la visée ethnographique
qui était celle des aînés. L'enjeu n'est pas, comme
l'écrit Claude Souffrant, de « reculer
jusqu'au XVIème siècle pour retrouver cette mentalité
traditionnelle »10 comme l'avait fait Roumain,
ni de tenter d'approcher une espérance quasi messianique de la
recomposition du terroir, paysage et société, mais d'en
mettre en lumière la signification sociale et politique par le
biais d'une poétique de l'imaginaire, elle-même fondatrice
d'une esthétique baroque. La communauté paysanne tente
de se reposséder une dernière fois avant de se dissoudre
dans une américanité qui l'attire et la repousse. Mais
en même temps, c'est tout le sens de cette traversée du
temps de la technique, depuis le paysage rural en poussière,
mais habité par les dieux, jusqu'à la modernité
urbaine la plus exacerbée et la plus absentée de l'esprit,
que le roman approche par touches successives. La dernière tâche
que s'assigne le héros Normand Malavy est bien celle-ci : comment
parler de ce désastre ? Comment le faire entendre ? Comment tout
d'abord faciliter la prise de parole par ceux qui sont les grands muets
de l'histoire ? Les multiples évocations des moyens de communication
comme la mise en œuvre d'un montage narratif emboîté
et complexe participent de cette interrogation essentielle. Très
vite pourtant, le regard sur les paysans retrouvent l'ancienne distance.
Dans Bicentenaire de Lyonel Trouillot, le monde rural est celui
de l'arrière plan, désormais lointain, de l'enfance des
personnages. Et la parole qui en provient n'est que celle de la mère,
aveugle, qui ne parvient pas à prendre en charge réellement,
ce qui se trame en ville pour ses deux fils11.
Le constat est le même dans le douloureux roman de Jean-Euphèle
Milcé, L'Alphabet
des nuits 12. Le narrateur qui poursuit la
recherche de son amant disparu observe les paysans de l'Artibonite en
crue depuis l'habitacle de son véhicule tout terrain. Le découragement
du personnage s'amplifie, au fur et à mesure qu'il poursuit sa
quête, et qu'il sait qu'il va quitter l'île où sa
famille est pourtant installée depuis plusieurs générations.
Mais il est resté à la surface chaotique de cette culture
: « les paysans de l'Artibonite
ont semé du riz et ils récolteront du blé américain
pour sinistrés. [...] Des deux côtés de la route,
les paysans drainent l'eau qui reste. Le spectacle est désolant.
A chacun ses péchés. A chacun ses misères
»13. L'imperméabilité entre ville
et campagne s'est tendue à nouveau.
Le spectacle des misères paysannes depuis l'habitacle du véhicule
n'est pas propre au regard haïtien. On le retrouve par exemple
à Madagascar, dans le roman de Michèle Rakotoson, Lalana14.
La campagne paraît vidée : « Cette
zone est devenue un no man's land [...] et les habitants se sont enfuis[...].
Les maisons sont poussiéreuses, branlantes et tombent en morceaux,
brique par brique. La misère remplace la pauvreté
»15. La rencontre avec les paysans rescapés
s'avère désastreuse : ils sont captifs d'une religiosité
sectaire qui ne leur permet pas de dépasser une interprétation
apocalyptique de la réalité. Mais à l'inverse,
dans le regard de Rivo, l'ami qui va mourir du sida et que Naivo conduit
à la mer, c'est bien aussi la procession spectrale des esclaves,
autrefois emportés vers les navires marchands, qui surgit. Cette
contre vision tente de susciter l'impensé historique de la société
malgache, profondément inégalitaire. La situation actuelle
est ainsi perçue comme le résultat d'un faisceau de causes,
dont certaines remontent bien avant la période coloniale, comme
l'ont aussi relevé Jean-Luc Raharimanana et
Monique Agénor16.
Le constat est généralement partagé par la plupart
des auteurs : la dégradation actuelle des conditions d'existence
des paysans n'est pas redevable de la seule situation postcoloniale,
comme, pouvait l'expliquer Les Soleils des Indépendances,
par exemple. Ce n'en est qu'un des paramètres. Dans son recueil
de souvenirs, Roland Colin rappelle opportunément que pour le
monde des paysans sénoufos, viscéralement attachés
« avant tout aux forces telluriques
», la réalité ante coloniale était déjà
difficile : « les sociétés
du terroir, chez elles, n'avaient pas vécu pour autant dans un
monde idyllique. La guerre était omniprésente : luttes
inter villageoises pour accroître, par les captifs, le potentiel
de culture de la terre ; lutte entre l'État et les villages réfractaires
pour se procurer des sofas17, des
armes en vendant des esclaves, et des approvisionnements »18.
Tierno Monénembo, dans Peuls19,
reprend cette histoire, et mène la réappropriation du
passé, en s'écartant délibérément
du merveilleux habituel des contes peuls comme de la vision des vainqueurs.
Bien que massivement documenté, le texte est fondé en
roman : l'évocation des paysages, de la vie domestique paysanne,
particulièrement celle des éleveurs, comme du rythme des
saisons agricoles, voit en contrepoint l'impact des ravages des guerres.
Mais c'est aussi un récit sans complaisance, mené par
une parole décalée, qui se joue de la mythification inhérente
au genre de l'épopée. Sans cesse, l'auteur montre combien
les prémices de la décadence sont contenus dans ceux de
la grandeur, mais aussi, combien furent fatales les dissensions entre
les États peuls au moment des guerres de colonisation. Les temps
de la colonie semblent, eux aussi, revenir sous la plume de certains
auteurs. Celle-ci n'a pas amélioré le sort des paysans,
comme le rappelle Roland Colin : entre les « prestations
» en nature, et la pression fiscale par l'impôt de «
capitation », dans l'aire de domination
française , « la
répression autoritaire, s'appuyant sur les ressources coercitives
du régime de l'indigénat, donnera son visage à
la conscience douloureuse des paysans vivant ainsi, dans leur chair,
le 'temps de la force' »20. Henri Lopès
rappelle combien ce statut de l'indigénat est à la source
même du projet colonial. Dans Ma grand-mère bantoue
et mes ancêtres les Gaulois, il cite Renan, dont le manifeste
La Réforme intellectuelle et morale fut le livre de chevet
de plusieurs générations : « comment
Renan, un humaniste, a-t-il pu se laisser à affirmer : 'La nature
a fait une race d'ouvriers, c'est la race chinoise, [...], une race
de travailleurs de la terre, c'est le nègre ; soyez pour lui
bon et humain et tout sera dans l'ordre ; une race de maîtres
et de soldats, c'est la race européenne' »21.
L'inhumanité des traitements est un des stéréotypes
des littératures du sud classiques. Ainsi, dans le même
recueil, Lopès reprend la parole courante des coloniaux, évoquant
une scène de retour en métropole, où il se rend
lui-même pour accomplir ses études : «
... ils maudissaient notre pays, ce bled de nègres
sauvages, cette fichue colonie de bordel de merde »22.
Roland Colin, lui aussi, explore finement cette difficulté à
dépasser les imaginations préalables, ainsi que les postures
et les gestes, autant de marqueurs culturels. Très vite, il ressent
ce « contraste tranchant
entre les gestes convenus du cérémonial politico-administratif
étranger et l'expression que les paysans portent sur leur visage
et dans tout leur corps, irradiant une culture sans commune mesure avec
la loi des Blancs »23. Il y a un gouffre
béant entre les deux mondes, et rares sont ceux qui parviennent
à le franchir. Mais quand cette traversée est accomplie
par un colonisé, elle devient matière à un roman
de formation, relativement fréquent, lui aussi dans les littératures
classiques du sud. Les Ténèbres de ta mémoire,
de l'écrivain équato-guinéen Donato Ndongo relève
en partie de ce genre. Publié pour la première fois en
espagnol en 1987, le roman décrit les moments marquants de l'éducation
coloniale d'un garçon destiné au séminaire et à
la prêtrise. S'il évoque la tension entre tradition et
modernité, les conflits entre les cultures et les générations,
les écarts entre la ville et le monde rural, qui constituent
des oppositions courantes dans le roman de formation depuis L'Aventure
ambiguë, de Cheikh Hamidou Kane, le roman inscrit ces oppositions
dans un contexte particulier : appartenant à une famille convertie
à un catholicisme bigot d'obédience franquiste, le narrateur
vit déjà le conflit à cette échelle familiale.
Son renoncement à la prêtrise et sa décision de
devenir avocat constituent une seconde marche critique. C'est ce double
contraste qui constitue la matière romanesque. Ainsi, d'un côté,
il y a ce regard porté par l'enfant de choeur qui se demande
« si ces Noirs aux plaies
suppurantes et puantes, tout endimanchés qu'ils fussent, si ces
pauvres êtres dévorés par les anophèles et
que le paludisme et la dysenterie amibienne avaient réduits à
un état hypnotique irréversible, leur donnant un sempiternel
regard de fous dociles »24 sont dignes
de cette « mission transcendante
» dont il est chargé ; ou le même, refusant cette
vie paysanne dont il est l'héritier : «
dans la chaleur humide de midi j'ôtais ma
chemise blanche, mon pantalon blanc et mes baskets blanches pour revêtir
les guenilles du petit travailleur agricole »25.
De l'autre côté, il y a la lente dissolution du discours
de la messe et de sa gestuelle compliquée, qui sous la plume
de Ndongo, semble aussi devoir être renvoyées à
un arrière monde digne d'une exploration ethnologique. Double
culpabilité, donc, que le texte travaille, par touches successives
d'une écriture résolument inscrite dans le souci de la
modernité littéraire.
Une culpabilité analogue affecte le narrateur du Fils
de l'arbre, de Libar Fofana. Mais cette fois, le narrateur doit
échapper à l'emprise de la tradition, qui ruine tous ses
projets d'études, et à la dictature post coloniale. La
tradition, c'est l'enfermement dans l'archaïsme et le dénuement,
et se traduit par l'impossible individuation. La dictature, c'est la
reprise en boucle d'un discours évidé de tout contenu,
l'impossible libération de la tradition, dans les faits. Mais
cette fuite hante le personnage, qui ne peut partager avec personne
ce souvenir des racines, ni se libérer de sa culpabilité.
Faisant retour près de quarante ans plus tard, il ne peut que
constater que les êtres sont toujours «
retranchés dans l'imperceptible forteresse
de leurs traditions »26, et qu'il faut
à tous faire effort pour parvenir à établir une
frêle passerelle entre les deux mondes. Il faut retisser la mémoire,
et détisser les haines afin de pouvoir participer à la
transmission patiente de la modernité. Même s'il réside
à Marseille, Bakari est désormais reçu comme un
ancien du village, dont il se considère lui-même comme
un des pères désormais. C'est un fragile équilibre
que décrit Fofana, et qui paraît bien rare. En général,
la rupture avec l'ordre paysan est radicale, et se fait sans espoir
de retour.
C'est en général le point de vue des colons. L'Afrique
est bien souvent reliée à une géographie de la
nostalgie, dont Karen Blixen aura tracé les contours. Pourtant,
dans un subtil roman passé inaperçu, La Nuit du planteur,
Daniel Henriot, qui a passé sa vie en Afrique, raconte la remontée
conradienne de Mahon, longtemps soldat d'infortune «
au service de chefs de bande, [...] vains tyrans
à qui le désir d'enrichissement servait d'idéal
»27, vers un père inconnu, «
broussard amoureux d'une terre sauvage
»28 qui aura eu toute sa vie un rapport sensuel
à la terre, et à ses plantations d'ananas. Il fait ainsi
revivre les fastes de la période coloniale, mais aussi l'installation
définitive dans un lieu de rupture et de recentrement sur sa
propre identité, que va découvrir Mahon, à son
insu.
Ce n'est pas le seul type de retour vers la ruralité africaine.
Comme l'écrit Philippe Antoine, «
en Afrique de l'Ouest, au début des années 1990, les flux
du monde du monde rural vers les capitales se sont fortement ralentis.
A contrario, les flux en sens inverse, de la capitale vers le milieu
rural, deviennent assez importants ; on observe même dans certains
pays un exode urbain »29. Si les raisons
majeures de ces flux proviennent de la difficulté d'accès
à un emploi rémunéré et aux études,
dans le roman, bien souvent, le retour aux village est entraîné
par la guerre civile, qui ravage les villes. Cette fuite est ainsi vécue
par Laokolé de Johnny
Chien Méchant d'Emmanuel Dongala, à la fois comme
une régression et comme un non sens, puisque pour les plus jeunes,
la coupure avec le monde rural a déjà eu lieu : «
Nous n'avions jamais eu le désir ni senti
la nécessité d'aller dans le village de nos parents, ni
de parler la langue de la tribu [...]. Et voilà qu'une querelle
de politiciens nous rejetait chacun vers son village, chacun vers sa
tribu »30. Le village dans lequel elle
prend du repos surgit dans une clairière en demi teinte : c'est
d'abord l'extrême pauvreté des habitants, qui ne vivent
que de maigres cultures, compensées par un braconnage dangereux,
du point de vue sanitaire, qui frappe ; c'est ensuite le caractère
apaisé de l'existence certes aux limites de la survie, mais dans
une proximité réconfortante avec les forces telluriques,
qui ressourcent les corps meurtris par les combats et les horreurs.
Mais, les plus démunis sont aussi ceux qui ne peuvent résister
au débordement de la violence urbaine, qui vient détruire
ce havre provisoire. Plus de ville, plus d'espace rural, plus de trace
de toute culture : c'est le retour à la nature, celle d'avant
même le néolithique, d'avant l'émergence de toute
société. Laokolé est seule dans la forêt,
et se bat pour trois bananes contre une « connasse
de nana de phacochère »31, boit
dans une mare comme un animal, plongée dans l'hébétude.
Il faut en effet tout refonder, quand on a rencontré le coeur
même de l'animalité et de la nature.
Car le monde rural est en lisière de la nature. Là, les
bêtes rôdent, les plus massives comme Placide, le crocodile
monstrueux de La Nuit du planteur, mais aussi les panthères
de Johnny Chien Méchant, ou les hyènes de Kénédougou
ou du Fils de l'arbre, comme les plus infimes, le moustique vecteur
de paludisme. Franchir la frontière, c'est prendre sur soi comme
à l'intérieur, l'être même de la nature, ce
dont les habitants des villes sont irrémédiablement séparés.
L'Enfant-bois 31bis,
d'Audrey Pulvar traduit cette expérience cruciale de l'enfoncement
dans la boue primordiale et la naissance dans une matrice humide sécrétée
par les fourmis. Roman complexe, qui prend en écharpe les désastres
régionaux, notamment le désastre haïtien, l'indistinct
départ entre la folie et la normalité, les décentrements
induits par un ordre insulaire, arc bouté à des mythes,
et la confrontation à la modernité londonienne : il s'agit,
pour le personnage d'Eva, de se (re)construire, de mener une patiente
anamnèse vers soi et de retrouver le chemin de la parole brisée
par la cruauté inhérente aux sociétés rurales,
à laquelle sa propre cruauté paie un lourd tribut, le
meurtre du frère. Et parvenir à entendre les raisons qui
fondent une généalogie tronquée, surtout le désamour
de sa propre mère. Mais désormais, une fois les scènes
primordiales revécues, surgit la conscience claire que la réalité
ne s'établit plus une fois pour toutes à partir de l'univers
de référence immédiat, la ville, la modernité
occidentale, qui connaît elle aussi ses zones de trouble, ou bien
le monde rural, enfermé dans son conformisme. Il faut, pour le
personnage, parvenir à prendre en charge ses identités
multiples et s'affirmer dans une projection future dé-libérée.
C'est peut-être ici que cette esthétique parvient à
prendre son sens : la représentation paysanne dans le roman récent
traduit rarement le souvenir d'un paradis perdu. Dans la plupart des
textes abordés, le dénuement, la souffrance, suggérée
ou mise en évidence, le malheur, la faim, la folie semblent le
lot commun des personnages du monde paysan. Il y a quelque chose de
bizarre dans cette tentation du spectacle, comme si par là, les
valeurs les plus communes du monde développé rendaient
hommage à la misère, par le biais d'une activité
de pure dépense : la lecture. La réalité est encore
plus complexe, on le pressent, mais ce que disent ces textes et ces
romans récents, c'est bien une incertitude générale
sur les fondements mêmes qui permettent leur écriture,
puis leur diffusion. Il faut accepter d'être différent
pour nommer cet éloignement de l'univers paysan et donc accepter
de le trahir, de remettre en cause sa légitimité traditionnelle,
afin de parvenir à construire une individuation cohérente.
Mais un tel retournement fait sens dans la dénonciation, latente,
souterraine, et si constante, de cet état de fait : proches de
la critique du discours environnemental, si prégnant désormais
dans la sphère du développement, et dont les conséquences
sont désastreuses pour les plus pauvres, discours dans lequel
le « Nord qui connaît
les angoisses liées au changement climatique, dont on sait que
les causes se trouvent historiquement et encore actuellement dans ces
pays »32, ces discours des auteurs affirment
sans cesse l'impact désastreux des marges latentes du «
progrès », comme cette ethnologisation
de l'autre, sur fond de bonne conscience, cette ingérence du
droit de regard, si peu apte à modifier les conditions réelles
d'existence. Tous les textes évoqués traduisent un refus
très net de la folklorisation, mais aussi un engagement résolu
dans une modernité consciente de ses débords. Et c'est
par là que cette esthétique d'une double mise en perspective
rejoint l'éthique et le politique, parfois de façon ténue,
et malmène quelque peu son lecteur. Aucun de ces écrivains
n'est ainsi gagné par la tentation de décrire un quelconque
'zoo littéraire', ou bien une 'réserve', même si,
notamment dans les romans haïtiens, l'imperméabilité
reprend semble-t-il ses droits.
Yves Chemla
1 Hobsbawm, Eric, J., L'Âge
des extrêmes, histoire du court XXe siècle, Paris,
éditions complexe et Le Monde diplomatique,1999, p.382
2 Colin, Roland, Kénédougou
au crépuscule de l'Afrique coloniale. Mémoires des années
cinquante, Paris, Présence africaine, 2004, p. 34
3 Achebe, Chinua, Le Monde s'effondre,
Paris, Présence africaine, 1990 (première édition
1958)
4 Le déclin des domaines
coloniaux : un récit de vie, Archives orales, cahier n°11,
Délégation territoriale aux affaires culturelles, Mayotte,
Les éditions du Baobab, 2000
5 Hobsbawm, op. cit., p.383
6 Janvier, Louis Joseph, Le Vieux
Piquet. Scène de la vie haïtienne, Paris, Imp. Antoine
Parent, Bibliothèque démocratique haïtienne, 1884
p.21
7 Price-Mars, Jean, Ainsi parla
l'oncle..., Paris, Imprimerie de Compiègne, Bibliothèque
haïtienne, 1928
8 Chemla, Yves, La Question de
l'autre dans le roman haïtien contemporain, préface
d'Émile Ollivier, Matoury, Ibis rouge, 2003
9 Ollivier, Emile , Passages,
Paris, Le Serpent à plumes éditions, 1991 p.32
10 Souffrant, Claude, Une Négritude
socialiste, Paris, l'Harmattan, 1978, p.56
11 Trouillot, Lyonel, Bicentenaire,
Paris, Le Serpent à plumes, 2004
12 Milcé, Jean-Euphèle,
L'Alphabet des nuits,
Orbe, Bernard Campiche éditeur, 2004
13 p.101
14 Rakotoson, Michèle, Lalana,
La Tour d'Aigues, éditions de l'aube, 2002
15 Rakotoson, id°, p. 111
16 Raharimanana, Jean-Luc, Nour,
1947, Paris, le Serpent à plumes, 2003 ; Agénor, Monique,
Comme un vol de Papang', Paris, le Serpent à plumes, 1998.
Voir Chemla, Yves, « Malheurs
aux dieux... », Interculturel Francophonies, N°4,
novembre-dédembre 2003, Alliance française de Lecce, p.
201.
17 « Le
terme 'sofa', dans le vocabulaire militaire de l'époque s'appliquant
aux armées des chefs d'empire, signifie guerrier »,
Colin, Roland, op. cit., p.386, note 21.
18 Colin, Roland, op. cit., p.105
19 Monénembo, Tierno, Peuls,
Paris, éditions du Seuil, 2004
20 Colin, Roland, op. cit., p.
110
21 Lopès, Henri, Ma grand-mère
bantoue et mes ancêtres les Gaulois, Paris, Gallimard, coll.
Continents noirs, 2003, p. 85
22 Lopès, op. cit., p. 105
23 Colin, op. cit., p. 61
24 Ndongo, Donato, Les Ténèbres
de ta mémoire, Paris, Gallimard, coll. Continents noirs,
2004, p. 67
25 Ndongo, op.cit., p. 102
26 Fofana, Libar, M., Le
Fils de l'arbre, Paris, Gallimard, coll. Continents noirs, 2004,
p.11
27 Henriot, Daniel, La Nuit
du planteur, Paris, La Table ronde, Paris, 2002, p.9
28 Henriot, op. cit.,p. 70
29 Philippe Antoine, « Population,
sociétés et santé en Afrique », Perspectives
Sud, Paris, ADPF, Ministère des affaires étrangères,
Paris, 2003, p. 49
30 Dongala, Emmanuel, Johnny
Chien Méchant, Paris, Le Serpent à plumes, 2002,
p. 279.
31 Dongala, op. cit., p.314
31bis Pulvar, Audrey, L'Enfant-bois,
Paris, Le Mercure de France, 2004
32 Constantin, François,
« Environnement et développement », Perspectives
Sud, op. cit., p.236
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